L’Ange de la Mort a l’air endormi. Son visage n’exprime rien. Ses yeux sont clos. Charles Cullen est assis, immobile, sur le banc des accusés du tribunal du comté de Somerset, tandis que d’heure en heure, les familles de ses victimes défilent à la barre.

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Tribunal du comté de Somerset
2 mars 2006
Crédits : Anthony Macri

Elles lisent des poèmes à haute voix et brandissent des photographies. Elles pleurent. Elles crient. Cullen a beau les entendre, il ne dit rien – il ne dit jamais rien. Pendant ses trois ans de détention, Cullen n’a jamais demandé pardon, ni même présenté d’excuses. Il n’a jamais fait aucune déclaration, ni adressé le moindre mot au public. Jamais il n’a fait face aux familles de ses victimes. En réalité, la seule raison pour laquelle il se trouve au tribunal aujourd’hui, c’est qu’il veut faire don d’un de ses reins. C’est dans ce seul but qu’il a conclu un marché avec les procureurs : il acceptait de comparaître à condition qu’on l’autorise à faire don d’un organe au parent mourant de son ex-petite amie. Ce marché est perçu comme un affront personnel par la plupart des familles des victimes : l’homme menotté continue de mener la danse, l’infirmier-tueur-en-série veut contrôler une fois de plus le destin d’une vie humaine. Mais pour ces familles du New Jersey, c’est la première et dernière occasion de se trouver face à Charles Cullen. C’est pourquoi elles sont là, et elles sont en colère.

L’Ange de la Mort

« Ma seule consolation, c’est de savoir que tu mourras de mille morts dans les bras de Satan ! » crie la fille d’un homme à qui Cullen a injecté une dose mortelle d’insuline. « J’espère de tout mon cœur que quelqu’un fera de toi sa pute en prison ! » « Tu es un pauvre type pathétique ! » dit une femme dont Cullen a assassiné la belle-mère au dioxygène. « En prison, peut-être que M. Cullen tombera sur quelqu’un qui se prendra pour Dieu, comme il s’est lui-même pris pour Dieu avec tant d’autres personnes ! » « Charles ! » crie une femme rondelette vêtue d’un tailleur couleur citron vert. Elle tremble de rage et de chagrin, alors que sa main se cramponne à la photographie de son fils de 38 ans, prise avant que Charles Cullen n’arrête son cœur. Elle hurle : « Charles, pourquoi tu ne me regardes pas, hein ? Qu’y a t-il, tu dors ? »

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Les familles des victimes se succèdent à la barre
Charles Cullen demeure impassible
Crédits : Frank H. Conlon

En réalité, Charles Cullen est parfaitement éveillé. Ses mains menottées, qui de loin sont aussi pâles et tranquilles que des colombes endormies, tressautent légèrement sur son genou. Il égrène des prières en silence sur un invisible chapelet de perles – Jésus Christ, fils de Dieu, aie pitié de moi. Le masque inexpressif de son visage tique quand un « Va brûler en enfer ! » vient frapper son oreille. Ses yeux s’entrouvrent à peine, comme un enfant faisant semblant de dormir. Cullen ne voit alors qu’à peine la table, les tasses et la sténographe aux jambes croisées, dont l’éclat de la lumière sur les chaussures est terni. « L’État requiert treize condamnations à perpétuité », déclare l’assistant du procureur. Une ridule apparaît au-dessus du sourcil de Charles Cullen, sa bouche se tord légèrement pour prononcer : « Treize. » Le masque reprend sa place et il ne reste plus que ce que Cullen aperçoit en face de lui : la table en bois, la pile de gobelets pastel de chez Dixie, un thermos en plastique noir, et au-delà, éclairée par sa propre petite lampe halogène, la sténographe, dont les mains sautillent comme des marionnettes. Puis le juge demande si l’accusé n’a rien à dire en son nom, vraiment rien du tout, au sujet de ces horribles crimes qu’il a commis contre l’homme et la nature. Les mains de la sténographe s’arrêtent et patientent. Cullen n’a aucun commentaire à faire. En un coup de marteau et quelques crissements de chaises, c’est fini. Charles Cullen est poussé dans la salle du fond, escorté par des hommes équipés de tenues anti-émeutes qui portent des armes automatiques. Une fois parti, il laisse derrière lui une salle d’audience dont une foule de questions resteront sans réponses.

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Aux yeux de la justice, il n’y a pas grand chose à ajouter. Le 12 décembre 2003, Cullen a été inculpé pour un homicide volontaire et pour une tentative de meurtre alors qu’il était infirmier au Centre médical Somerset de Somerville, dans l’unité des soins intensifs. Le jour suivant, il choquait les enquêteurs de Somerville en confessant de nombreux autres meurtres. Cullen leur a expliqué qu’il tuait les malades pour mettre fin à leurs souffrances. Mais après avoir empoisonné les poches de sérum salé entreposées dans la réserve en les perforant, tuant ainsi des patients qui n’étaient pas en phase terminale, sa compassion s’était transformée en compulsion. Quand sa vie personnelle devenait stressante, tuer était son exutoire.

Charles Cullen est devenu l’enquêteur principal dans l’identification de ses propres victimes.

On ne connaîtra jamais le nombre exact de patients qu’il a assassinés. Le souvenir de ses crimes est, dit-il, « brumeux », et il buvait comme un trou pour ajouter à la brume. Il travaillait au sein de l’équipe de nuit de l’unité des soins intensifs, sans aucune surveillance, dans l’obscurité seulement ponctuée par les « bips » et la respiration des appareils médicaux. Beaucoup de dossiers médicaux ont disparu ou sont incomplets. Les morts sont désormais poussière. Sa méthode consistait à surdoser des médicaments si courants, que distinguer les décès provoqués par Cullen de ceux qui s’inscrivaient dans l’incidence de la mortalité hospitalière en devenait presque impossible. Cullen suppose qu’il a tué quarante personnes. Jusqu’à présent, les enquêteurs ont formellement identifié vingt-neuf victimes (la trentième est en attente de confirmation). Il est peu probable que le total soit un jour définitif. Même l’avocat de Cullen, Johnnie Mask, a assuré aux procureurs qu’ils n’en avaient pas fini. Certains enquêteurs, qui se sont forgés une intime conviction sur l’affaire, sont persuadés que le nombre réel des victimes s’élève à plus de trois cent. Mais ce n’est que de la spéculation. Cela ferait de Charles Cullen le tueur en série le plus meurtrier de l’histoire de l’Amérique. Après l’arrestation de Cullen, les procureurs du New Jersey ont accepté de renoncer à requérir la peine de mort à son encontre en échange de sa pleine collaboration. Cullen aiderait à identifier ses victimes, et passerait ensuite le reste de ses jours en prison. Il avait alors 44 ans. Les mois sont devenus des années à la prison de Somerville, et la vie de Charles Cullen suivait une régularité qu’il avait rarement connue en tant qu’homme libre. Il avait sa cellule, ses romans d’espionnage, du temps pour faire de l’exercice ou prendre une douche. Des hommes en uniforme éteignaient ou allumaient la lumière, commandant au jour et à la nuit.

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Prison de Somerville

Une fois par semaine, Cullen rencontrait son diacre catholique ou l’aumônière agréée de la prison, la révérende Kathleen Roney. De temps à autre, il ne savait jamais quand, les gardes l’escortaient par delà la pelouse jusqu’au bureau du procureur, pour passer en revue les dossiers de l’affaire. Cullen étudiait les dossiers médicaux griffonnés, les arythmies qu’indiquaient les électrocardiogrammes, les encéphalogrammes plats et les analyses de sang. Il était l’enquêteur principal dans l’identification de ses propres victimes. De nouveaux dossiers arrivaient presque chaque semaine, des boîtes entières, recouvrant soixante ans de décès dans neuf hôpitaux différents. L’hiver devint printemps puis hiver à nouveau. Cullen continuait sans relâche d’explorer les dossiers avec une tasse de café noir, toujours plus maigre. Il faisait ce qu’il avait à faire. Ce n’est que lorsque, enfin, les enquêtes ont été bouclées et que les éclats de voix sont retombés qu’il a pu purger ses peines à perpétuité dans une cellule, et disparaître complètement.

Un donneur compatible

Par une journée d’août 2005, une enveloppe est arrivée à la prison de Somerville. Cullen était déjà rodé aux demandes d’interviews, aux courriers haineux, et même aux surprenantes « lettres de fans ». Évidemment, il n’a jamais répondu à aucune de ces sollicitations. Mais cette fois, il s’agissait de quelque chose de différent : un article concernant l’histoire d’un homme du nom d’Ernie Peckham, découpé aux ciseaux de cuisine dans le journal local de Long Island. En marge, il y avait une note, rédigée d’une écriture de petite fille : « Peux-tu nous aider ? » Cullen savait deux ou trois choses au sujet d’Ernie : il était âgé d’environ dix ans de moins que lui, avait quatre enfants, une femme sans emploi, et travaillait à la sidérurgie de Farmingdale. Ernie était le frère de l’ex-petite amie de Cullen, avec laquelle il avait eu son plus jeune enfant, une petite fille qu’il n’avait jamais vue. Peut-être que Cullen et Ernie s’étaient rencontrés brièvement lors d’un mariage, quelques années plus tôt. Cullen avait du mal à se souvenir, mais une chose était sûre : ils n’étaient pas amis. Ils n’avaient même pas d’affinités – ils n’étaient pas suffisamment proches pour partager des organes. Et pourtant, c’était d’un organe dont Ernie Peckham avait besoin.

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Ernie Peckham

Les médecins ne peuvent ni expliquer pourquoi, ni dire à quel moment précis, mais en 2002, Ernie a contracté un streptocoque. Il ne s’agissait probablement que d’une petite égratignure qui s’était infectée, le genre de chose qui enfle et puis s’en va, ou bien qui vous met par terre pendant une semaine avec un mal de gorge qu’on ne parvient pas à soigner avec un simple traitement antibiotique. Mais Ernie n’a pas prêté attention à l’infection, et elle s’est étendue, bloquant les filtres microscopiques de ses reins. Normalement, ces filtres auraient dû éliminer les toxines du sang d’Ernie. Au lieu de quoi ils n’étaient à présent pas plus efficaces que des siphons bouchés par un amas de cheveux. Le corps d’Ernie a commencé à gonfler sous l’effet de son propre poison, qui faisait enfler ses mains et son visage et donnait à son urine une couleur cacao. Lorsqu’il s’est décidé à aller voir un médecin, ses reins étaient morts. S’il n’était pas soigné, il serait le prochain. Les médecins filtraient le sang d’Ernie trois fois par semaine en lui faisant subir des dialyses, mais ce n’était guère qu’une solution de secours. Ce dont Ernie avait réellement besoin, c’était d’un nouveau rein. Malheureusement, c’était aussi le cas de soixante mille autres Américains. Tandis que la santé d’Ernie se détériorait, la liste d’attente pour bénéficier du rein d’un donneur décédé, longue de sept ans, sonnait comme une condamnation à mort. Sa seule alternative était de recevoir le rein d’un donneur vivant (bien que tout le monde ou presque ait deux reins, l’être humain n’en a besoin que d’un pour vivre). Pour trouver un donneur compatible, la meilleure méthode est encore de le chercher du côté de la famille biologique. Hélas, personne dans la famille d’Ernie, ni aucun de ses amis, n’était médicalement éligible pour lui donner un rein. Sa seule chance était de trouver un parfait inconnu. Mais combien de gens sont-ils prêts à donner un rein à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas ? Pire, les possibilités que Peckham tombe sur un donneur compatible à 100 % étaient considérablement minces. Statistiquement, Ernie Peckham avait plus de chances d’être frappé par la foudre. La mère d’Ernie, Pat Peckham, a contacté le journal local pour diffuser une annonce sur laquelle le groupe sanguin d’Ernie était inscrit au-dessus du numéro vert de l’hôpital dédié aux dons d’organes. Aucun donneur miracle n’a appelé. Pat commençait à manquer d’options pour sauver son fils. Après tout, qu’est-ce que ça lui coûterait ? Un timbre ? Aussi, sans en dire un mot à Ernie, elle a découpé l’article dans le journal, l’a glissé dans une enveloppe adressée à la prison de Somerville et a attendu que le miracle se produise. Le truc avec les miracles, c’est qu’on ne peut jamais prédire quand ils auront lieu. Ils peuvent venir de n’importe qui… même du tueur en série qui avait mis sa fille en cloque.

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La révérende Kathleen Roney porte aux doigts des bagues serties de minuscules pierres de naissance, ainsi que des breloques celtiques autour de son col sacerdotal. Ses sourcils teints s’agitent comme des baguettes de chef d’orchestre quand elle parle. Roney a commencé à s’occuper de Cullen peu après son arrestation. Elle croyait fermement que les techniques de méditation des Pères du désert seraient appropriées pour un homme condamné à passer sa vie en prison. La « prière de Jésus » que Cullen récitait pendant l’annonce du verdict à Somerset ? Il la tenait d’un des cours de Roney.

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Rév. Kathleen L. Roney
À droite, son bureau à la prison de Somerville
Crédits : Kevin Coughlin et Michael Lewis

Après presque trois ans, Roney commençait à connaître Cullen – ce qui ne veut pas dire qu’elle le comprenait. Elle ne comprenait pas, par exemple, pourquoi Cullen avait tué tant de gens. Or, son rôle n’était pas de comprendre le tueur en série, mais de guider l’homme. Elle ne pouvait pas comprendre non plus pourquoi, soudainement, il avait désespérément besoin de son aide pour faire don de son rein. Vingt-deux années passées comme aumônière de prison, et personne ne lui avait jamais rien demandé de tel. « Alors cette nuit-là, je suis allée à la prison et je l’ai interrogé, dit-elle, pour être sûre qu’il n’essayait pas de se servir de moi. » Roney n’est pas une femme qui en impose, mais elle a deux qualités essentielles pour travailler en prison : une voix qui porte et une démarche assurée qu’elle corrige au besoin. Elle a interpellé Cullen, qui lisait dans sa cellule, et lui a demandé : « Pourquoi ça ? Pourquoi maintenant ? C’est pour la célébrité ou pour redorer ton image que tu veux faire ça ? Tu crois que tu es en train de conclure un genre de marché avec Dieu, sauver une vie pour compenser celles que tu as prises ? » À moins qu’il n’espérait mourir sur la table d’opération dans une sorte de suicide passif ? « Ces questions semblaient réellement le blesser, se souvient le révérend Roney, mais tant pis. J’avais besoin de savoir ce que cachait son cœur. » Roney lui a dit qu’elle réfléchirait à tout ça, et elle s’est ruée dans l’obscurité pour aller prier devant ses icônes. Charles lui avait assuré qu’il était très sérieux, qu’il voulait savoir s’il était un donneur compatible. Il voulait donner parce qu’on le lui avait demandé, et que c’était une bonne action. Mais devait-elle le croire ? Plus elle examinait la question, plus cela devenait simple. Elle était pasteur, chrétienne, et il y avait une vie en jeu, un type vivant à Long Island qui s’appelait Ernie.

Aussi malade qu’était Ernie, Pat était sûre qu’il n’accepterait pas le rein s’il apprenait qu’il venait de Charles Cullen.

Cullen ne pourrait jamais organiser un don d’organe en étant coincé derrière les barreaux. Il avait besoin de son aide. Ils avaient besoin de son aide tous les deux. Comment un test de compatibilité pourrait-il être un dilemme moral ? L’hôpital a envoyé des tubes de prélèvement de différentes couleurs pour que Cullen y dépose son sang. Elle ferait office de passeur de sang. L’hôpital Stony Brook de Long Island comparerait ses gènes à ceux d’Ernie. D’après ce qu’elle avait lu sur Internet, cette opération était incroyablement longue. Mais au moins, on ne pourrait pas dire qu’ils n’avaient pas essayé. Quand elle a demandé à ses amis de prier avec elle ce weekend-là, elle ne leur a pas dit pour quoi, ni pour qui. « Nous devions garder cela secret, raconte t-elle, et d’ailleurs, à qui peut-on demander de prier pour un tueur en série ? » À chaque équinoxe, la révérende Roney et les chrétiens de sensibilité celte partagent une retraite druidique en Pennsylvanie pendant une semaine. C’est un moment d’une grande ampleur spirituelle pour elle, une période où l’on danse autour des feux de camp, où l’on médite devant les icônes et où l’on voyage en esprit à travers l’étendue infinie des plaines blondes des États-Unis. Chaque matin, elle foule la terre sèche entre les chaumages de maïs, récitant ses prières, ressentant l’ancienne sagesse, cherchant un signe. C’est là qu’elle a ressenti la vibration. C’était son téléphone portable (on encourage le silence dans de telles circonstances, c’est pour cela qu’il était sur vibreur). Immédiatement, elle a su ce qui s’était passé. Et son groupe de prière l’a su aussi. En réalité, tous les membres de la retraite spirituelle savaient ce qui s’était passé. Ils l’avaient tout simplement senti, et ils se sont mis à pleurer parce qu’ils savaient. Et elle pensait : « C’est ça, cela ne peut être que ça. » Elle pleurait à présent, racontant à nouveau l’histoire devant un thé glacé, faisant dégouliner son mascara, se souvenant que Cullen était le parfait donneur, à 100 % compatible, comme s’il avait remporté la cagnotte de la Publisher’s Clearing House.

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Cullen tuait certaines de ses victimes avec de l’insuline

Puis elle essuya ses larmes avec une serviette en papier de chez Starbucks. « Honnêtement, nous pensons que c’est un miracle. » Il y aurait d’autres tests, des rayons X, des scanners, des tests au moyen de machines qu’il était impossible d’envoyer à la prison par courrier. Mais tout cela était insignifiant comparé à cette lueur dans le noir, le signe d’un dessein divin plus grand. Dans ce moment de grâce, la révérende Roney ne s’imaginait pas perdre l’amitié de ses frères chrétiens, elle croyait que c’était aussi facile que d’aider Charles à donner un organe pour sauver un homme mourant. C’était en septembre. Si elle agissait vite, le rein serait une sorte de cadeau de Noël anticipé. Quand Roney a appelé Pat Peckham, Pat ne l’a pas crue. « Vous êtes sûre ? » lui a t-elle demandé. C’était si improbable, c’était si… et Pat s’est mise à crier. « Alors j’ai crié, puis elle s’est mise à pleurer, et j’ai pleuré aussi », se souvient Roney. Roney aurait adoré voir la réaction d’Ernie Peckham quand Pat lui apprendrait la nouvelle. Mais pour le moment, Pat n’avait pas l’intention de le dire à son fils, et elle ne lui révélerait en aucun cas le nom du donneur. Aussi malade qu’était Ernie, Pat était sûre qu’il n’accepterait pas le rein s’il apprenait qu’il venait de Charles Cullen.

L’avocat du diable

La prison du comté de Somerset est un bâtiment en briques rouges, commodément situé près du tribunal de Somerville. De l’autre côté du détecteur de métaux, un mur arbore deux rangées de miroirs sans-tain rétro-éclairés, sous vidéo surveillance. De l’autre côté de ce dispositif se trouve la cellule de deux mètres sur deux où Charles Cullen a passé presque les trois dernières années de sa vie. Pressant des boutons qui émettent un tintement sonore, le sergent me fait traverser une série de portes dans un vestibule divisé en sas faits d’acier inoxydable. Les gardiens qui escortent Charles Cullen l’installent sur le tabouret face à moi. D’un hochement de tête, nous nous faisons mutuellement signe à travers la vitre pare-balle, et décrochons le combiné. « Allo ? Allo ? » « Allo ? » dis-je. « Vous m’entendez ? »

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Charles Cullen au parloir
Crédits : 60 Minutes

« Oui », dit-il. « Je vous entends bien. » Il parle tout doucement. Je presse fermement le combiné en plastique contre mon oreille. Cullen le remarque. « Ça n’a pas été trop compliqué d’entrer ici ? » dit-il d’une voix plus forte. « Ça m’a pris deux heures », dis-je. Cullen lève brièvement les yeux pour lire mon expression avant de se concentrer à nouveau sur le coin de la vitre. « Ça arrive », dit-il. Il hoche la tête. « Ça change ici, de semaine en semaine. » Sur les photos prises peu après son arrestation, Cullen ressemble vaguement à Kevin Costner ou à un George Clooney décharné, peut-être un peu plus froid, et pourtant beau garçon malgré sa coupe de cheveux ratée. Mais aujourd’hui, dans la prison de Somerset, au milieu des reflets vaporeux des lampes à mercure de la salle des visites, Cullen a l’air desséché et anémique. Il n’a jamais été un gros mangeur, mais en prison, il est devenu squelettique. Son visage semble accroché à ses pommettes saillantes comme une voile mouillée. Un crucifix pendouille sur une chaîne accrochée à son cou rachitique, mêlé aux brins grisonnants des poils de sa poitrine, là où son cou rasé rencontre sa tenue de détenu (une version jaune moutarde de la blouse d’hôpital, en substance), protégé par une couche de sous-vêtements en flanelle blanche. Ses yeux vont et viennent, et clignent comme ceux d’un homme qui retient sa respiration en attendant de parler. Il m’a parlé de l’après-midi où la révérende Roney est venue le voir dans sa cellule, toute excitée à l’idée de lui dire qu’il était un « donneur parfaitement compatible » pour Ernie Peckham. Cullen était heureux, mais ses années de prison lui avaient appris que rien n’est jamais simple. « Cette compatibilité signifie que la transplantation aura lieu, cela doit se produire », lui a dit Roney. « Oui, a répondu Cullen. Eh bien, il n’y a plus qu’à espérer que c’est aussi l’avis du tribunal. » Cullen savait que si un seul mot venait à filtrer concernant son projet de donner un rein, toute l’affaire en resterait probablement là. Il devait garder le secret. Personne ne devait savoir. « Enfin, je veux dire, ce n’est pas comme si je voulais me faire de la publicité, dit Cullen. Mais c’est surtout que je pensais que si ça se savait, ce serait mauvais pour le don d’organe. Vu ce que les gens pensent de moi, ils auraient cru que je préparais un mauvais coup. Sauf que quelqu’un a lâché le morceau. Je crois que c’était le procureur du district, mais je n’en suis pas sûr. Et maintenant… » Il lève les yeux au ciel. C’était du pain béni pour la presse.

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La vieille prison de Somerville
Accolée au tribunal du comté de Somerset
Crédits

« Je sais que les gens pensent que j’essaye de tout contrôler, ils croient que j’essaye d’obtenir quelque chose de tout cela. Mais dire que j’essaye de changer mon image pour le verdict en me servant de cette histoire de don, ça, c’est de l’affabulation. » « Mon avocat, M. Mask, m’a dit que je n’étais pas obligé d’être présent. » Il hoche la tête et sourit presque. « Enfin, vous comprenez, qui voudrait y aller ? Tous ces gens qu’on a… Mais ce don d’organe était important. Les enquêteurs ont suggéré que je propose d’y aller, pour accélérer le don d’organe. Ils ont dit qu’il fallait que je leur donne quelque chose. Mais ce n’est pas moi qui porte une arme au procès. C’est tout l’inverse ! » « Je reconnais que j’ai certainement fait de mauvaises choses, j’ai pris des vies », dit-il rapidement. « Mais est-ce que cela m’empêche de faire quelque chose de bien ? » Cullen replie son bras pâle sur sa poitrine et scrute le comptoir. « C’est drôle, les gens croient que vous êtes fou de faire quelque chose pour quelqu’un, si vous ne le connaissez pas personnellement. »

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Le bureau de la Défense publique du New Jersey se compose de deux étages en briques rouges, d’espaces handicapés, d’aménagements paysagers plantés d’arbustes, et de femmes de cent cinquante kilos habillées de hauts de pyjama « Titi », qui fument des menthols derrière les portes à double vitrage. Dans les bureaux à l’étage, il y a des familles en jogging qui attendent sous des lampes fluorescentes et un trou dans le plexiglas où l’on s’annonce en y enfonçant la bouche et en criant poliment. Le bureau de Johnnie Mask se trouve tout au fond. L’avocat de la défense ressemble à une sorte de James Earl Jones tout droit sorti de l’Ancien Testament, avec ses larges traits léonins et sa barbe d’Ismaël toujours plus grise au cours des trois années passées à défendre le plus grand tueur en série de l’histoire du New Jersey.

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Johnnie Mask
L’avocat de Charles Cullen
Crédits : Frank H. Conlon

C’était une belle idée de donner un rein, mais Mask ne s’est pas joint à la cause pour améliorer son karma. « Mes motivations sont purement égoïstes, dit Mask. Charlie était absolument déterminé à ce que ce don d’organe ait lieu. J’étais inquiet à l’idée que s’il n’y parvenait pas, il bousillerait mon affaire et anéantirait tout le travail que j’avais accompli. Plus de travail pour moi, plus de dépenses pour l’État. Je ne pouvais pas le laisser faire. » Mais dès le début, Mask a vu les signes qui annonçaient que cela n’irait pas jusqu’au bout. « Le juge Amstrong a signé l’ordre pour le test sanguin, mais je ne crois pas que quiconque s’attendait vraiment à ce qu’il soit compatible avec Ernie, raconte Mask. Quand ça s’est avéré et qu’on en a parlé dans les journaux, tous ces problèmes ont surgi d’un coup. Le juge, le procureur et les familles de victimes ont été scandalisés du fait que Cullen se retrouverait à nouveau dans un hôpital. Ils pensaient qu’il essayerait de tuer quelqu’un, ou plutôt qu’il se tuerait lui-même. Après quoi tout le monde aurait été privé d’exercer son aptitude à crier et hurler après lui. » On a dit à Mask que le don d’organe ne serait possible qu’après le jugement de Cullen, qui était censé avoir lieu en décembre 2005. Mais un mois plus tard, deux comtés n’avaient toujours pas fini d’enquêter. « C’est pourquoi le 10 janvier, Charlie a arrêté de coopérer avec la justice. Il disait : “Jugez-moi maintenant.” » En rompant l’accord, Cullen risquait en apparence la peine de mort, mais en vérité, il s’agissait d’une tactique orchestrée par Mask : « C’était une manière de leur forcer la main. Nous nous sommes rendus compte que le temps qu’ils terminent, Ernie serait mort. »

(Au moment de la rédaction de cette histoire en 2007, les enquêtes dans les comtés d’Essex et de Morris étaient toujours en cours, nda.) Des mois de retard s’étaient accumulés par rapport au calendrier, mais, en théorie, Cullen était sur le point d’être transporté au Centre médical de Stony Brook pour qu’on lui prélève le rein destiné à Peckham. « Mais quand [le procureur général Peter] Harvey voulait que Cullen coopère, il disait des choses du genre : “On reviendra sur les détails plus tard, mais ça se fera” », se souvient Mask. « Nous comptions sur cette promesse, mais il voulait juste conclure l’affaire avant d’occuper ses nouvelles fonctions dans le secteur privé. » Quelques semaines plus tard, semaines pendant lesquelles l’état de santé d’Ernie Peckham continuait de se détériorer, Mask s’est rendu au bureau de Vaughn McCoy, où se trouvait alors le directeur du Département de justice criminelle du New Jersey. « Je lui ai demandé où ça en était. Il s’est attardé sur quelques emails et il a dit : “Bon, apparemment l’hôpital de Stony Brook ne veut pas de M. Cullen dans son établissement.” J’ai essayé de me pencher par-dessus son épaule et de lire sur son écran, mais il m’a fait barrage. » Mask sourit tristement. « Il a dit que c’était confidentiel. »

Juger Cullen pour les crimes qu’il a commis en Pennsylvanie n’est qu’une formalité (il n’aura pas fini de purger sa peine en 2347).

C’était déjà le mois de février. « Alors que faire ? Et puis le vieux procureur général est parti, et le nouveau secrétariat nous a dit que de toute façon, Cullen ne pourrait pas voyager jusqu’à New York, que ce n’était pas légalement envisageable ! » Mask hoche la tête en réaction à ce qui est devenu une vieille plaisanterie. « Je ne sais plus ce qui est vrai maintenant. Nous pensions que cela se ferait en Janvier. Stony Brook n’arrête pas de nous donner de nouveaux rendez-vous. Ils nous proposent le mois d’avril maintenant – avant ils nous avaient dit en mars. Et Charlie s’impatiente un peu plus chaque jour. Je pense qu’[autoriser ce] don d’organe n’était qu’une grosse carotte qu’ils ont agité pour obliger Charlie à passer le pas. » C’était la seule raison pour laquelle Cullen avait accepté de comparaître à son procès dans le New Jersey. Mask travaillait toujours à ce que le don d’organe ait lieu, mais il aurait parié un dîner à Roney qu’il ne se produirait jamais. C’était un bon pari, surtout compte tenu de ce qui allait arriver durant la prochaine comparution de Cullen devant la cour.

Scandale en Pennsylvanie

Le procès du New Jersey s’est déroulé en présence de Charles Cullen, mais la Pennsylvanie n’avait toujours pas bouclé son enquête. Alors que l’état d’Ernie Peckham ne cessait d’empirer, Cullen a été transféré à l’ouest pour y être jugé pour les six meurtres et les trois tentatives de meurtre qu’il avait commis dans le comté de Lehigh, alors qu’il travaillait dans les hôpitaux situés aux alentours d’Allentown. Allentown est une ville sidérurgique pauvre, qui vit sur les ruines d’une riche cité. Son centre-ville est un espace public imposant, ses pierres importées, ses interminables colonnes et ses piles de bidons anarchiques à moitié effondrées lui donnant une allure solennelle. Désormais, à la tombée du soir, il est traversé par un petit cortège de familles, dont les membres endimanchés arborent à leur veste de petits autocollants bleus de chez Office Max, qui indiquent qu’ils sont les familles des victimes de l’Ange de la Mort. D’un point de vue juridique, juger Cullen pour les crimes qu’il a commis en Pennsylvanie n’est qu’une formalité (il n’aura pas fini de purger sa peine en 2347), mais pour les familles des patients que Cullen a tués dans cet État, le jugement d’aujourd’hui est leur seule chance de se retrouver face à l’Ange de la Mort, avec leurs souvenirs et leur colère. C’est aussi une opportunité pour Cullen, sa dernière occasion de prouver au monde qu’il est, comme il le clame, un tueur doué de compassion. La manifestation publique de cette compassion contribuerait grandement à sauver la vie d’Ernie Peckham. En Pensylvannie, Cullen pourrait faire ce qu’il n’avait pas fait dans le New Jersey.

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Allentown, Pennsylvanie
La ville d’Ernie Peckham
Crédits : Allie Caulfield

Tout comme les familles de victimes présentes au procès de Cullen dans le New Jersey, les familles du jury d’Allentown ont apporté des poèmes, des discours et des photographies de leurs proches décédés. Elles sont prêtes à exercer pleinement leur droit de faire face au tueur. Mais cette fois, Cullen prend la parole : il récite, de mémoire, des déclarations qu’il considère hostiles, faites par le juge à la presse. « Et pour cette raison, votre honneur, dit Cullen, vous devez démissionner. » Le juge William Platt ne trouve pas ça drôle. « Votre requête est rejetée », dit-il. « Non, non votre honneur, insiste Cullen. Vous devez… vous devez démissionner. Votre honneur, vous devez démissionner. » « Si vous continuez, je vous fais bâillonner et enchaîner », avertit le juge. Cullen recouvre sa voix : « Votre honneur, vous devez démissionner », répète t-il sans cesse. « Votre honneur, vous devez démissionner ! Votre honneur…  » Le haut mur de marbre fait de cette cour une pièce somptueuse mais une terrifiante salle d’audience, qui amplifie et distord chaque son. Cullen remplit la salle de ses cris. Les familles prennent leur mal en patience alors que Cullen assène sa déclaration à toute vitesse, dix, trente,  quarante fois. Il n’a pas l’air de vouloir s’arrêter. Les agents se jettent sur lui. De force, ils lui passent un masque anti-crachat (un voile maillé qui empêche le prisonnier de mollarder sur les auteurs de son arrestation), mais le bruit continue. Ils enveloppent le masque d’une serviette qu’ils maintiennent derrière sa tête, ce qui donne l’impression que Cullen crie à travers un oreiller. Les familles des victimes essayent de lire. « Tu es un véritable déchet humain ! » « Tu es la pire espèce de monstre, le fils du diable !»

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Cullen paré de son masque anti-crachat
Crédits : The Salt Lake Tribune

Mais peu à peu, le sergent commence à avoir des crampes aux mains et, plainte après plainte, la voix de Cullen devient plus claire. Le juge Platt opine du chef. Le sergent sort un rouleau de ruban adhésif de la taille d’une assiette et, comme dans les dessins animés, applique un gros X sur les lèvres de Cullen – ce qui n’a aucun effet. Tandis que les victimes lisent leurs déclarations, Cullen hurle les siennes, comme dans une version cauchemardesque d’une comptine pour enfants. « — Si ma grand-mère était encore en vie, elle te dirait : “J’espère que tu moisiras en enfer, sale fils de pute !” — Votre honneur, vous devez démissionner. Votre honneur, vous devez démissionner… — Six peines de prison à perpétuité supplémentaires, cumulées à celles dont vous avez déjà écopé… — …devez démissionner. Votre honneur, vous devez… — …ainsi vous resterez en prison pour le restant de vos jours. » Les agents de la cour emmènent alors Cullen de force, ligoté, bâillonné, scotché, jusqu’à l’ascenseur qui les attend. Il est encore en train de scander la même rengaine quand les portes se ferment. Le silence qui suit est terrible, lui aussi. Les familles se réunissent dans le hall, perturbées et mécontentes. « Je pense qu’il a intentionnellement fait preuve d’irrespect envers tous ceux qui se trouvaient dans la salle d’audience », me confie Julie Sanders, amie d’une victime de Cullen. Sanders pointe son doigt en direction de la place qu’occupait Cullen, désormais vide. « Il a dit qu’il était un homme de compassion, qu’il voulait donner un rein pour sauver la vie de quelqu’un. J’aurais quelque chose à lui demander : Où est sa compassion maintenant ? Sait-il ce qu’il a fait de nos vies ? » Désormais, ce n’était plus seulement un problème administratif que Mask et Roney devaient régler (ils avaient un ordre du juge Amstrong autorisant la donation), c’était plus grave. « En réalité, peu de gens du New Jersey désirent que le projet de Charlie Cullen aboutisse, dit Mask. Personne ne veut donner l’impression de s’incliner face aux requêtes d’un tueur en série. Pour certaines des familles, cette transplantation est une claque dans la figure. C’est comme s’il leur demandait une faveur. »

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Après l’esclandre d’Allentown, la question du rein de Cullen était devenue trop épineuse pour être abordée. Roney appelait le bureau du procureur du district, qui lui disait d’appeler le département correctionnel du New Jersey, qui lui disait d’appeler l’hôpital. Les mois sont passés sans réponse, sans programme, sans date fixée. Si le don d’organe se faisait, il faudrait coordonner des institutions étatiques et privées, et mettre des assurances en relation. Le département correctionnel devrait faire surveiller Cullen à l’hôpital, afin de se prémunir contre d’éventuelles tentatives de fuite et de résistance et, parce qu’il avait déjà fait de multiples tentatives de suicide, contre Cullen lui-même. Les seuls à avoir une vraie date butoir, c’étaient Cullen et Ernie. Le test de compatibilité de Cullen était valable pour un an seulement. Ernie ne survivrait probablement pas aussi longtemps. Ensuite, il y avait le rein, qui devrait parcourir deux-cents kilomètres de l’hôpital de Cullen à celui de Peckham à Long Island dans le New Jersey, assez rapidement pour être utilisable. En fonction de la circulation, la route pourrait être un vrai bordel. Un ralentissement, un accrochage de pare-chocs ou même l’affluence dans la région des Hamptons pourraient mettre en péril la vie d’Ernie. Mais qui paierait pour un hélicoptère ?

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Hélicoptère de soins d’urgence LIFE STAR

Peaufiner les détails demandait un travail considérable et bénévole pour un grand nombre de gens. Mais en l’occurrence, Cullen était le dernier type à qui quiconque aurait voulu faire une faveur. C’était ainsi que les gens voyaient cette transplantation : une faveur faite à Cullen, et non pas le moyen de sauver la vie d’un homme. « C’est son choix, il est adulte, mais soyons réalistes, tout ce cirque qu’il a fait devant les familles des victimes ne lui fera pas marquer le moindre point », dit Mask. « Charlie ne regrette pas vraiment ce qui s’est passé. Il est préoccupé par la manière dont cet évènement affecte ses enfants, mais il ne regrette rien. Et Charlie n’est pas le genre de type à faire semblant. » La prison était censée le priver de son libre arbitre. Or, même si c’était bien là qu’il se trouvait, il continuait d’avoir des exigences.

La transplantation

Après sa dernière condamnation à Allentown, Cullen a été confiné à l’arrière d’un van sans fenêtres. Des gardiens parés de tenues anti-émeute l’ont rejoint à la prison de Trenton. Ils l’ont fouillé au corps, lui ont remis des habits de détenu et l’ont conduit à l’asile psychiatrique. Là, on lui a enlevé ses vêtements et on l’a fouillé au corps pour la deuxième fois. On lui a remis une blouse jetable comme en portent les patients à l’hôpital, sauf qu’elle était faite avec l’emballage de protection des nouveaux postes de télé. Puis on l’a enfermé dans une chambre capitonnée pour une observation de soixante-douze heures. La blouse s’est déchirée au bout de vingt-quatre heures. Il a essayé de ne pas entendre le « c’est l’heure de ton insuline » que lui ont lancé les gardes, se concentrant à la place sur le psaume 25 : « Vois combien mes ennemis sont nombreux, Et de quelle haine violente ils me poursuivent. Garde mon âme et sauve-moi ! Que je ne sois pas confus… » Puis on lui a donné des vêtements avant de le transférer au quartier haute sécurité D-D, où il devait maintenant purger ses dix-huit peines de prison à perpétuité, et où je lui ai rendu visite à nouveau.

Cullen n’est qu’à un mètre de moi, de l’autre côté de la vitre, mais je suis incapable de déchiffrer son expression.

Depuis le train de Trenton River, la prison apparaît comme un bloc de briques et de barbelés de l’autre côté de l’autoroute, en face du Mac Donald’s. Une minute de marche supplémentaire vous mène à un portail de sécurité équipé d’un détecteur de métaux et surveillé par un gardien en uniforme. Après une fouille par palpation, on vous fait passer à travers trois portes en acier trempé, actionnées par un bouton sonore, jusqu’à un hall surveillé, divisé en cabines métalliques. Cullen m’attendait dans la troisième. Il m’a lancé un petit « salut ». Nous nous sommes entendus d’un signe de tête à travers la vitre pare-balles et avons branché nos téléphones. Quelques bruits parasites, puis le son d’une respiration. Cullen et moi communiquions par lettres depuis presque un an, et j’avais beaucoup appris à son sujet : son entrée accidentelle à l’école d’infirmiers, son premier boulot où il désinfectait la peau des grands brûlés, ses dépressions, ses tentatives de suicide, ses problèmes matrimoniaux, son alcoolisme, les hôpitaux dans lesquels il avait travaillé et ses seize années de folie meurtrière. Mais même en ayant connaissance des faits, j’étais toujours incapable d’établir pleinement un lien entre l’homme au visage doux derrière la vitre et le tueur en série coupable de crimes monstrueux. Je lui ai dit que certaines des familles des victimes étaient contre son projet de donner un rein, qu’ils concevaient comme un traitement de faveur accordé à un tueur en série, rien de plus. « Quoi, j’essaye d’obtenir quelque chose ? Je suis en prison, je ne contrôle rien, il n’y a rien à marchander, pas d’île au large du New Jersey où ils pourraient m’envoyer pour me torturer, pas de Guantanamo. Tout ce que je peux faire, c’est rester dans une cellule. Et je sais que le New Jersey ne fait plus fabriquer de plaque d’immatriculation par les détenus, alors qu’est-ce que les familles voudraient que je fasse, sinon rester assis et regarder la télé ? » Cullen était indigné par un système dont il disait qu’il était prêt à sacrifier un Ernie Peckham pour punir un Charles Cullen. Sauver la vie d’un inconnu est indubitablement héroïque : qui abandonnerait un de ses reins ? Bien sûr, il est plus facile de parler de compassion héroïque que de meurtres en série. J’admire Cullen pour l’un et le hais pour l’autre, mais je ne sais comment relier les deux. La compassion et le meurtre semblent être les actes de deux hommes sans rapports. Je lui ai donc demandé : « Cela vous étonne que les gens vous questionnent sur vos motivations ? Vous êtes en prison pour avoir ôté des dizaines de vies, et pourtant vous êtes en train de vous battre pour en sauver une. Cela paraît… contradictoire. »

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Charles Cullen avant son arrestation

Cullen n’est qu’à un mètre de moi, de l’autre côté de la vitre, mais je suis incapable de déchiffrer son expression. Il jette un coup d’œil sur un côté de la vitre, comme s’il y lisait quelque chose, et commence lentement à parler. « Si vous me demandez si je savais que ce que je faisais était mal… commence t-il. Je voyais que j’arrêtais la douleur, que je la faisais disparaître. Pour moi, c’était comme si je réduisais la durée de la douleur, comme si j’y mettais fin. Parfois, la douleur était celle de patients qui souffraient et en étaient au stade terminal. Parfois, c’était celle de familles, complètement bouleversées, et parfois, c’était la vie des patients qui était entravée par une série sans fin de procédures, de complications et de souffrances. » « Mais si vous me demandez… eh bien oui, je savais que c’était illégal, poursuit Cullen. Et que ce n’était pas à moi de faire le choix. Mais c’est comme ça que je voyais les choses. Je me sentais obligé de faire ce que je faisais. Je ne voyais pas en quoi c’était mal. Je savais que c’était illégal. » Cullen regarde la table sans la voir. Je ne sais pas ce qu’il voit. « Mais si vous me demandez… quand j’ai demandé à donner un rein, j’ai senti que je faisais ce qu’il était normal que je fasse, dans n’importe quelle circonstance. Aider. C’était quelque chose que je pouvais faire. C’était quelque chose de nécessaire. On m’a demandé de le faire et c’était possible. Et je m’y suis senti obligé, parce que je pouvais le faire et qu’on me le demandait. » Je ne sais pas ce que j’attendais de sa réponse. En fin de compte, la seule réponse à la question « pourquoi » est simplement « parce que ». Cullen faisait ce qu’il sentait qu’il devait faire, ou voulait ou pouvait faire. Dans une certaine mesure, c’était devenu la même chose. En proie à une telle tyrannie, le mauvais et le bon ne se conçoivent pas. C’est une réponse simple, mais c’est la seule qui ait du sens. Cullen m’a fixé un instant, puis il a regardé ailleurs, comme pour étudier ma personne en privé. « Je connais beaucoup de gens qui trouvent ça surprenant que quelqu’un comme moi veuille faire un don. Mais pour moi, c’est tout à fait cohérent. En tant qu’infirmier, c’était ce que je faisais, ce que j’ai toujours fait. Cela correspond à ce que je suis. Mais si vous avez besoin de me demander pourquoi je devais, ou pourquoi quelqu’un comme moi voulait… eh bien, ça dépend vraiment du regard que vous posez sur les gens. Et de ce que vous pensez que les gens sont capables de faire. »

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Le hasard a voulu que l’attente se termine un mardi. Des gardiens sont venus voir Cullen dans la nuit, munis de clés et de menottes. On l’emmenait au centre médical de la prison, à l’hôpital St.Francis. Même s’ils savaient pourquoi, ils n’avaient pas l’intention de le dire. Une fois de plus, on lui a donné une blouse en papier. On lui a fait une prise de sang, et on l’a attaché au lit. La télévision au coin était toujours allumée, les nouvelles locales, Oprah. Une journée s’est écoulée, et il se disait : « Ça y est, ça recommence. » Il ne lui restait plus que quatorze jours avant que ses tests de compatibilité n’expirent. Mais ce n’était pas le don de son rein qui le préoccupait, c’était autre chose.

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Les aventures de Jonny Quest

Les gardiens sont revenus dans la matinée. Ils l’ont emmené en bas sans dire pourquoi. On lui avait donné l’instruction de ne répondre qu’aux questions directes. On lui a dit que Charles Cullen n’était pas son nom. Son nom était Jonny Quest. Le docteur l’a appelé M. Quest. C’était une mesure de sécurité, mais c’était aussi un genre de plaisanterie. Cullen trouvait ça drôle. « Ç’aurait pu être pire », me dira-t-il plus tard. « Ils auraient pu choisir Saddam Hussein ou quelque chose du genre. » Ils lui ont donné quelque chose pour le relaxer, du Valium, croit-il. Ils ne le lui ont pas dit. Il se sentait dans le cirage. Ils lui ont donné des papiers à signer. Il a pris le stylo, ne sachant trop quel nom utiliser. « Utilisez celui que vous êtes censé utiliser », dit le médecin. Il regardait des dessins animés quand il était enfant. Il s’est souvenu d’un beau petit garçon blond et de ses aventures, un garçon serviable et doué, plein de potentiel. Il a signé le papier « Jonny Quest ». Ce n’était pas légalement recevable bien sûr, aussi lui en ont-ils donné un autre, qu’il devait signer : « Charles Cullen, alias Jonny Quest. » L’infirmier a détourné le regard en signant. C’était censé être un secret. Et puis, ils lui ont administré une deuxième dose. À présent, il se sentait partir. Une heure plus tard, le rein de Jonny Quest était placé dans une glacière, prêt pour le voyage. Il aurait été fou de se risquer dans la circulation, alors il s’est envolé à bord d’un hélicoptère Life Star, qui a décollé au nord-est de Trenton, laissant Manhattan à sa gauche pour remonter Long Island. Ce jour-là, la circulation tout en bas était dense avec les départs en week-end dans la région des Hamptons. Une ligne de lumière traversait le complexe médical massif de Stony Brook, qui s’étendait sur les sombres collines, comme une sorte de Bilbao en construction. Je me suis garé dans le lotissement C. De nuit, le week-end, la fermeture des bars donne habituellement beaucoup de travail aux hôpitaux, surtout au service des urgences. À 20 heures, le hall d’entrée était calme comme un centre commercial déserté. Un gardien relisait le journal de la veille. La boutique de cadeaux se réduisait à un tas de ballons gonflés à l’hélium, flottant dans l’obscurité. L’unité de chirurgie se trouve au quatrième étage, avec l’unité des grands brûlés et la radiologie. Le rein a emprunté l’ascenseur de derrière. J’ai emprunté celui de devant. Dans la salle d’attente de l’unité de chirurgie, la télé est toujours allumée, recréant un semblant de normalité pour les familles parquées là. Les enfants et leur mère s’appuient les uns sur les autres, les hommes se cramponnent à leur gobelet de chez Dunkin’Donuts. La télévision diffusait Freaky Friday : deux personnes changent de corps et d’identité. Hollywood et Disney étant ce qu’ils sont, ils finissent par se rapprocher. Mais ce n’était qu’un film. Dans le cadre des transplantations, une partie est une partie. On prend juste ce qu’il faut pour survivre.

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Centre médical de Stony BrookÎle de Long Island, État de New York
Crédits : Université de Stony Brook

Pendant que Jamie Lee Curtis et Lindsay Lohan vivaient leur première dispute mère-fille au sujet de laquelle des deux avait la vie la plus difficile, Ernie P. gisait sur une table, anesthésié et encerclé par des étrangers masqués, en blouses bleues. L’un d’eux a incisé une courbe dans la graisse de son abdomen, d’autres ont séparé les muscles de ses parois ventrales, drapés d’un champ opératoire, à l’aide d’un écarteur en métal froid. Le rein de Jonny Quest n’était pas plus gros que la main du chirurgien. On aurait dit un haricot frémissant, tacheté de graisse jaunâtre. Il s’imbriquait parfaitement dans le demi-coquillage du pelvis de Peckham. L’embouchure de l’artère rénale, séparée seulement quelques heures auparavant de l’aorte de son propriétaire, a été recousue dans la fosse iliaque d’Ernie grâce à un fil de suture d’un diamètre de 5.0 – chaque veine a été cousue à une autre veine. Plus tard, alors que Jamie Lee et Lindsay, arrivées au climax du film, avaient repris possession d’elles-mêmes et se souriaient d’un air complice, une pince chirurgicale était enlevée de l’artère iliaque externe et le rein de Jonny Quest se gonflait de rose, irrigué par le sang oxygéné, vivant à nouveau, appartenant désormais à Ernie Peckham. Sous les lampes xénon, ce miracle médical ne ressemblait à rien de plus qu’un cartilage cautérisé dans un trou de papier bleu. Il ne montrait rien des millions de petits tubules entassés à l’intérieur du cortex rénal, ni des branches artérielles, en nombre aussi infini que les cristaux formés par le givre, qui filtraient son sang comme un cerveau filtre nos choix, extirpant le mauvais du bon aussi bien qu’il est humainement possible de le faire.


Traduit de l’anglais par Alexandra Delcamp d’après l’article « The Tainted Kidney », paru dans New York Magazine. Couverture : Une salle d’opérations. Création graphique par Ulyces.