À un peu moins d’un kilomètre de Long Island, au nord-est de New York, l’île de Plum est étrangement épargnée par la spéculation immobilière, pas par le mystère. Sur cette bande de terre en forme de de pistolet, un laboratoire national mène depuis 1954 des recherches qui ne lassent pas d’exciter les théories du complot. Ces fantasmes enivrés de bêtes difformes et d’épidémies dévastatrices se sont frayés un chemin jusqu’au Congrès américain. Le 11 juillet 2019, la Chambre des représentants a approuvé un amendement demandant au Pentagone de lancer une enquête afin de déterminer si la maladie de Lyme a été créée par des scientifiques américains.

« Depuis des années, des livres et des articles suggèrent que des recherches sont menées dans les installations du gouvernement, notamment à Fort Detrick et Plum Island, pour transformer les tiques et d’autres insectes en armes biologique », a déclaré l’auteur de l’amendement, le représentant du New Jersey Chris Smith (Républicain). À ces travaux est venu s’ajouter en mai dernier un livre au titre saisissant : Bitten: The Secret History of Lyme Disease and Biological Weapons (« Mordu : l’histoire secrète de la maladie de Lyme et des armes biologiques »).

Son autrice, l’écrivaine scientifique Kris Newby, de l’université Stanford, s’intéresse à une maladie qu’elle a contracté comme 300 000 autres Américains chaque année. Ses recherches l’ont conduite à remonter à celui qui a découvert cette infection transmise par les tiques, Willy Burgdorfer.

La mystérieuse île de Plum Island
Crédits : Kyselak

Mort en 2014, cet entomologiste d’origine suisse « était aussi un spécialiste des armes biologiques », a avancé Smith devant ses collègues. À en croire l’ouvrage, il a développé des insectes porteurs de virus pendant la guerre froide, ce qui l’a amené à croire que la maladie de Lyme était la conséquence d’une expérience militaire qui aurait mal tourné. « Nous savons qu’il y avait des fermes à tiques à Plum Island et Fort Detrick », poursuit Smith, en soulignant que le président Nixon aurait ordonné l’arrêt des recherches sur les armes biologiques en 1969.

Certains scientifiques contestent l’hypothèse de Newby, arguant que la bactérie à l’origine de la maladie de Lyme précède de loin l’ouverture de Plum Island. Si le laboratoire doit fermer en 2023, ses recherches seront poursuivies par le National Bio and Agro-Defense Facility, au Texas. En Virginie, la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa) élabore un programme baptisé « Insect Allies » qui consiste à modifier les gènes d’insectes afin qu’ils rendent les cultures plus résistantes au contact de leurs plantes. Et ailleurs aux États-Unis, de nombreuses recherches sur les épidémies sont menées avec le risque que, d’une manière ou d’une autre, les virus s’échappent du laboratoire…

La tempête

L’ouragan Harvey rend son dernier souffle. Ce 30 août 2017, la côte texane sort ravagée de cinq jours de tempête. Au sud de Houston, sur l’île de Galveston, l’aéroport Scholes rouvre ses pistes. Le premier appareil à s’y poser est un gros C-130 de l’US Air Force. Dans les flaques qui délavent le tarmac, le reflet de son fuselage gris se confond avec les nuages. Harvey a éventré les maisons et retourné les voitures, envoyant quelque 40 000 habitants du comté à la rue. Du ciel, responsable de tant de catastrophes, viennent aussi finalement les secours : l’armée américaine évacue des centaines de personnes bloquées ici.

Le Galveston National Laboratory
Crédits : Zero/Six Consulting, LLC

Au nord de l’île, un large bloc couleur sable de sept étages n’a pas bougé. Mais tout est-il en place derrière ses grandes vitres aux reflets bleutés ? Le journaliste américain Joe Lauria s’interroge. « Il n’y a pas eu de nouvelles de Galveston alors que le presse ne pouvait pas rejoindre l’île à cause des inondations », s’inquiète-t-il. Or, des virus mortels sont confinés dans ce laboratoire. L’année de son ouverture, en 2008, l’ouragan Ike n’avait pas causé de dommages. Mais l’université du Texas dont il dépend avait en revanche perdu son alimentation de secours, ce qui avait entraîné la fonte des congélateurs.

Cette fois, le cyclone était deux fois plus puissant, rappelant la tempête de 1900, responsable d’entre 6 000 et 12 000 morts dans la région. Alors, pourquoi avoir installé un coffre à maladies contagieuses à un endroit qui venait d’être affecté par une tempête ? « C’est complètement fou », s’alarmait le magistrat spécialisé dans l’écologie, Jim Blackburn, en 2008. « Je trouve incroyable que les Texans acceptent de courir un risque que beaucoup d’autres, dans notre pays, refuseraient. » Dans les colonnes du New York Times, Ken Kramer ne disait pas autre chose : « Il faudrait penser à installer le laboratoire ailleurs que sur l’île de Galveston pour le mettre hors de danger. »

Dès le 31 août, le directeur du laboratoire, James LeDuc, se montrait rassurant. « Il n’y a pas de problème », annonçait-il au Daily News. « La structure a été construite pour résister aux ouragans et c’est bien ce qu’elle a fait. Il n’y a pas eu de faille de sécurité, physique ou biologique. » La précision a son importance, car l’inverse s’est déjà produit. En mars 2014, entre le passage de Ike et celui de Harvey, le laboratoire a laissé filer un flacon contenant le Guanarito, un virus vénézuélien provoquant une fièvre hémorragique mortelle comparable à Ebola.

Pour embarrassante qu’elle soit, cette perte ne représente pas un danger extrême, le Guanarito se propageant généralement entre rongeurs en Amérique du Sud. Selon le président de la branche médicale de l’université du Texas, David Callender, il ne survivrait pas dans l’organisme des animaux vivant sur le sol américain. Du reste, les chercheurs supposent que le flacon manquant a été détruit « durant un processus de stérilisation normal ».

Six mois après l’incident, les autorité américaines ont imposé un moratoire sur le financement des recherches vouées à modifier les microbes afin de les rendre plus meurtriers. Car oui, des scientifiques travaillent à accroître la dangerosité de certains virus. « Pour comprendre comment ils vont affecter un sujet ou un autre, on peut augmenter leur pouvoir pathogène », explique Frédéric Tangy, chef de l’unité de génomique virale et vaccination à l’Institut Pasteur. À l’université du Wisconsin, le Japonais Yoshihiro Kawaoka venait précisément de donner naissance à une version mutante du H1N1. Cette grippe qui a fait plus de 200 000 victimes en 2009 a depuis été rendue quasiment inoffensive par les anticorps développés par l’homme. Sauf que Kawaoka lui a conféré les propriétés pour les contourner.

S’il venait à se propager, son virus « laisserait la population mondiale sans défense », selon un chercheur interrogé par The Independent. Pareille perspective a vite été écartée par le moratoire d’octobre 2014. Sauf que ce dernier vient justement d’être levé en décembre 2017.

Une sécurité grippée

« Venez tous au Maryland ! » lance Nina Pham en rigolant. Ce 16 octobre 2014, l’infirmière du Texas Health Presbyterian Hospital de Dallas est dans une position inhabituelle. C’est elle qui est allongée sur un lit d’hôpital, au National Institute of Health de Bethsday, dans le Maryland. La jeune Américaine dédramatise. Mais, à l’image du médecin en combinaison intégrale qui lui fait face, l’Amérique la craint comme la peste. Nina Pham a contracté Ebola en soignant un patient libérien. Elle s’en sortira.

Le lendemain, tandis que son traitement a commencé, la Maison-Blanche annonce suspendre son financement aux recherches augmentant la transmissibilité des virus. S’il déclare alors se plier à cette décision, Yoshihiro Kawaoka ne cache pas sa réticence. « J’espère que ce sujet pourra être discuté ouvertement et de manière constructive afin que des recherches importantes ne soient pas retardées infiniment », explique-t-il. Pour lui, ce type d’expériences est une manière de prévoir les évolutions potentielles des virus. Ainsi, donner à Ebola la capacité de se transmettre dans l’air pourrait permettre de connaître son comportement s’il venait à muter. Mais cela ne va pas sans risques.

Dans un article scientifique paru en 2010, le chercheur en maladie infectieuses américain Joel O. Wertheim, de l’université de Californie à San Diego, raconte comment, en mai 1977, le virus H1N1 est sans doute réapparu, en Chine, après 20 ans d’absence, à cause d’une fuite. « L’analyse génétique a indiqué qu’il manquait à la souche [bactérienne] des décennies d’évolution, ce qui suggère qu’elle a été libérée d’un laboratoire où elle avait été congelée. » L’observation se répète, en 1995, au Venezuela et en Colombie. Un virus étrangement similaire à sa version des années 1960, l’encéphalite équine vénézuélienne, fait plus de 300 morts.

La négligence de quelques scientifiques entraîne la diffusion du syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) en Asie en 2003 et, l’année suivante, la chercheuse russe Antonina Presnyakova trouve la mort en s’inoculant par accident le virus Ebola. Cet historique chargé n’est pas sans peser dans le débat qui s’ouvre en 2011. Cette année-là, une équipe de chercheurs néerlandais dirigée par Ron Fouchier présente ses travaux sur la grippe H5N1. Par une modification génétique, elle est parvenue à donner à la maladie la faculté de se transmettre d’homme à homme, chose alors impossible.

Schéma de H5N1

Saisi de l’affaire, le National Science Advisory Board for Biosecurity (NSABB), se prononce contre la publication des recherches. Il craint que des esprits mal intentionnés s’en emparent. « Les bénéfices de cette publication ne surpassent pas le danger que représente le fait de révéler comment reproduire ce virus », glisse l’un des membres de ce comité d’éthique américain, Thomas Ingelsby, au New Scientist. De l’aveu même de Ron Fouchier, ce H5N1 modifié représente « probablement l’un des virus les plus dangereux qu’on puisse fabriquer ».

À l’hiver 2012, des chercheurs proposent d’eux-mêmes de prendre un moratoire sur la recherche en lien avec la grippe aviaire. Appuyée par le gouvernement, l’initiative se prolonge jusqu’en janvier 2013, date à laquelle 40 scientifiques annoncent y mettre fin. « Les études sur la transmission du H5N1 sont essentielles à la préparation aux pandémies et à notre compréhension de l’adaptation des virus aux mammifères », plaident-ils. Mais, un an plus tard, deux épidémiologistes américains, Marc Lipsitch et Alison Galvani, prennent la plume pour alerter sur les dangers des modifications apportées aux virus en laboratoire : « Le problème, c’est que vous créez quelque chose qui n’existe pas à l’état naturel et combine une grande virulence avec une habilité à se transmettre efficacement. »

La rage en débat

Ce jour de décembre 2014, devant une assistance clairsemée de l’Académie des sciences américaine, Yoshihiro Kawaoka se veut conciliant. « Nous devons trouver un consensus », philosophe-t-il à la fin de son intervention en faveur de la recherche en « gain de fonction » des virus. La tâche est malaisée. Beaucoup, dans la salle, voient son travail d’un œil critique. « J’ai rencontré le professeur Kawaoka et j’ai écouté les présentations de ses recherches. Honnêtement, ce n’est pas rassurant », juge Tom Jeffries, membre du comité de biosécurité du Wisconsin. « Dans le protocole de recherche, il n’y avait qu’un bref résumé de ce qu’il faisait vraiment. Il y avait des éléments qui me dérangeaient. »

Le moratoire a alors déjà mis en pause 21 projets sur la grippe ou concernant des vaccins. Cela n’arrête cependant pas le débat. Seuls quelques-uns représentent une véritable menace, conclut le NSABB en 2016, permettant à dix d’entre eux d’être relancés. Le département américain de la Santé et des services à la personne prépare en fait un document traçant de nouvelles lignes pour les scientifiques créant des pathogènes avec un potentiel endémique. Cette réglementation concerne les virus modifiés de manière à infecter d’autres espèces ou la recréation de pathogènes disparus à l’état naturel. Elle n’encadre en revanche pas le développement de vaccins et la surveillance épidémiologique. Le 19 décembre 2017, le moratoire est finalement levé.

La recherche permettra-t-elle de mieux prévoir les épidémies à venir ou en sera-t-elle à l’origine ?

Pour Marc Lipsitch, ce genre d’études « n’a presque rien fait pour améliorer notre préparation aux pandémies, mais risquent pourtant de créer un accident ». Ce scientifique de Harvard craint tout spécialement la capacité des virus à se propager rapidement. « Combinez cela avec la rage, et vous pourriez avoir une apocalypse zombie », écrivait le journaliste scientifique américain Ker Than dans National Geographic, en 2010. Le temps d’incubation de la rage devrait à cet effet être réduit par des mutations génétiques. « C’est tout à fait plausible », selon la virologue de l’université de Miami Samira Andreansky.

Heureusement, des virus sans corrélation comme la rage et le grippe ne s’hybrident pas dans la nature. Mais, s’il n’y a aucune chance de voir des foules enragées courir après les derniers bien-portants de l’espèce, un virus comme la variole a déjà prouvé son potentiel destructeur. Or, « la séquence de l’infection qui a tué 15 à 20 % de l’humanité pendant des siècles est disponible sur Internet », souligne Frédéric Tangy. « Une personne mal intentionnée la trouvera sans mal. » En juillet 2017, deux biologistes canadiens, David Evans et Ryan Noyce, ont recomposé de manière synthétique la variole équine en six mois, moyennant 88 000 euros. Tout leur matériel peut être trouvé en ligne.

Crédits : Walter Otto

À Galveston, le laboratoire contenant des virus mortel est bâti sur des pilonnes enfoncés 35 mètres sous le sol. « L’île entière peut être submergée, et il sera toujours là », assure don directeur, James LeDuc. Par ailleurs, « il n’y a pas un centre de recherches qui peut faire des manipulations de ce genre sans un contrôle extrêmement strict », souligne Frédéric Tangy. Dans un discours prononcé la veille de la fin du moratoire, le 18 décembre 2017, Donald Trump a pourtant cité Ebola et le Sars comme des menaces majeures. Car le président étasunien craint semble-t-il que des terroristes s’en servent.

« On peut imaginer que des membres de Daech disposent d’un doctorat en sciences et de l’équipement nécessaire, mais une bombe traditionnelle fera toujours plus de dégâts », relativise sombrement le chercheur français. Car en l’état actuel des choses, l’humanité a selon lui ce qu’il faut pour circonscrire la menace et la traiter – comme ce fut le cas avec Ebola en Afrique de l’Ouest en 2014. En outre, « plus une infection se répand, moins elle est virulente. Au fur et à mesure des passages chez l’homme, elle s’atténue ».

Les Américains considèrent néanmoins le péril sérieusement. « J’ai visité des bunkers souterrains, au nord de Washington, où ils préparent des contre-mesures », témoigne Frédéric Tangy. Dans le même temps, la recherche reprend. Permettra-t-elle de mieux prévoir les épidémies à venir ou en sera-t-elle à l’origine ? « C’est un débat philosophique énorme pour la science », admet Frédéric Tangy.


Couverture : Un méchant virus. (Ulyces)