Tofana, Spara, Di Adamo et leurs amis prospéraient parce qu’ils offraient des services alors très demandés, mais aussi parce qu’ils appartenaient à ce que Lynn Wood Mollenauer a justement caractérisé de « réseau souterrain de la magie » existant alors à Rome au XVIIe siècle. Les membres les plus importants de ce réseau magique souterrain n’étaient pas les empoisonneuses comme Tofana, dont le rôle semble avoir consisté à proposer une solution risquée de dernier recours.

Il s’agissait des prêtres renégats, qui, à une époque où même les hérétiques avaient foi en Dieu, offraient l’accès au pouvoir sacerdotal qu’on pensait essentiel à la réalisation des sortilèges. La magie qu’ils pratiquaient reposait en grande partie sur la perversion – et souvent littéralement sur l’inversion – de cérémonies chrétiennes traditionnelles. Les communautés souterraines de ce type existaient dans la plupart des grandes villes de l’époque, et existaient probablement depuis déjà des centaines d’années.

Lesage

Il s’agissait d’étranges regroupements d’alchimistes, d’astrologues, d’hommes de confiance, d’apothicaires douteux, de femmes érudites, de sorcières, d’individus pratiquant l’avortement dans les ruelles et d’ecclésiastiques véreux qui vendaient librement leurs services de magie noire. Ils faisaient l’horoscope, disaient la bonne aventure, guérissaient les maux de dents, vendaient des philtres d’amour et des panacées pour la mauvaise haleine, promettaient l’accès, par des moyens surnaturels, à des trésors cachés, et offraient même des fœtus mort-nés aux joueurs, à qui ils garantissaient une chance certaine. En bref, ils proposaient des solutions à tous les types de problèmes que les prêtres et les docteurs étaient incapables de résoudre, et que leurs clients ne pouvaient guère présenter aux autorités.

Hieronymus BoschLa Tentation de Saint Anthony entre 1495 et 1515

Hieronymus Bosch
La Tentation de Saint Anthony
entre 1495 et 1515

Ils plaçaient des vœux gribouillés sur des bouts de papier sous le calice de la communion ; leurs sorts étaient récités dans une langue apparemment mystique (en réalité un mélange de latin, de grec et d’hébreu), et leurs mots magiques avaient pour la plupart des racines sacrées – « agla », dans le chant des divinateurs d’eau « Alpha, agla, ley » venait de l’expression hébraïque « Ata Gibor Leolam Adonai », ou « Ta puissance est éternelle, mon Dieu ». Il fallait un prêtre consacré, et non une femme érudite ou un magicien autoproclamé, pour accorder aux potions qui promettaient une vie de 166 ans ce qu’on prenait pour le vrai pouvoir de la religion, mais aussi pour invoquer des démons, ou célébrer une messe noire en utilisant l’estomac d’une jeune fille nue comme autel.

L’information dont nous disposons à propos de ces renégats provient en grande partie de l’enquête de la police parisienne sur l’affaire des Poisons. L’homme au cœur de ce réseau magique souterrain parisien se révéla être un « très grand magicien » autoproclamé du nom d’Adam du Coeuret, qui se faisait appeler Lesage. Lesage possédait un bâton magique en noisetier, qu’il utilisait pour jeter des sorts, et il conduisit un grand nombre de cérémonies magiques pour ses clients, incluant l’enterrement d’un cœur de mouton pour tuer quelqu’un, ou la récitation de prières sur le corps de grenouilles écorchées. Une grande partie de ses actions reposait sur des tours de magie assez simples : une de ses techniques préférées consistait à provoquer de petites explosions pour détourner l’attention de ses clients tout en prenant leurs billets.

Mais même Lesage admettait que ses pouvoirs provenaient d’abord du dieu chrétien. Sa baguette avait été bénie, il vendait des potions d’amour préparées dans l’ombre d’un crucifix contenant un fragment de la sainte Croix, et il travaillait avec un trio de prêtres consacrés appelés Huet, Henault et Mariette. Certains éléments de l’affaire des Poisons laissent à penser que ce ne sont pas seulement quelques prêtres qui furent tentés par des sommes d’argent considérables et par l’influence qu’offraient le monde souterrain de la magie. Plus de quarante ecclésiastiques furent en fin de compte impliqués dans les événements, et l’enquête de la police révéla un quatrième renégat, l’abbé Étienne Guibourg, âgé de 70 ans, qui « ressemblait à un vautour débauché » et n’avait qu’un œil valide, mais qui avait accumulé avec succès une carrière de cinquante ans au sein de l’Église et une vie secrète mais très active en tant qu’adepte de la magie noire.

Guibourg avait également deux maîtresses, qui à elles deux lui avaient donné neuf enfants, dont il confessa plus tard en avoir tué plusieurs quelques heures après leur naissance, tout ceci sans qu’aucun scandale n’atteignît jamais ses supérieurs. François Mariette, lorsqu’il fut dénoncé aux autorités, fut condamné à passer quelques temps dans une sorte d’ « établissement pour les prêtres renégats », dont l’existence même suggère bien que l’Église admettait qu’il y avait un souci. Il existe aussi des preuves venant de Rome que des ecclésiastiques douteux y étaient également actifs, entre les murs du Vatican.

Le chroniqueur Benvenuto Cellini (1500-1571) décrit un incident alarmant s’étant produit après la tombée de la nuit au Colisée, où, sur sa propre demande (ainsi que le note P.J.A.N. Rietbergen) : « Un prêtre renégat l’impliqua dans une expérience perturbante : alors que le pentacle s’ébranlait au-dessus d’un jeune homme gisant nu dans les ruines du théâtre, des démons apparurent qui pouvaient à peine être contenus. Bien que Cellini eût essayé de comprendre cet événement, il ne voulut pas le répéter. »

ulyces-tofana-200

D. G. Rossetti
Le Laboratoire
1849

Des renégats comme Guibourg ou Mariette ne formaient toutefois qu’une partie infime du réseau magique souterrain dans son ensemble. Il aurait été éminemment dangereux pour eux de racoler des clients, et la grande majorité de leur commerce leur était apporté par un groupe bien plus large, composé de femmes qu’on peut qualifier de « femmes sages » (Somerset préfère les appeler des « devineresses ».) Elles incluaient Tofana et Spara à Rome, ou encore Catherine Montvoisin à Paris, et les plus prospères d’entre elles furent capables d’obtenir des positions de très grande influence : Montvoisin, magicienne et empoisonneuse notoire mieux connue sous le nom de La Voisin, fut la figure la plus emblématique à être saisie dans l’affaire des Poisons.

Comme les prêtres déshonorés qu’elles employaient pour réaliser les rites, ces sorcières prospéraient sur la ligne floue et mouvante séparant le profane et le sacré. Elles s’inspiraient de la magie traditionnelle qui existait en Europe depuis le Moyen-Âge, et savaient également comment attirer les clients : les nouveaux étaient attirés dans le monde de la magie par une transgression mineure qui impliquait une consultation avec une femme sage, peut-être pour récupérer un objet de valeur perdu, ou pour se faire tirer les cartes. La Voisin (et par extension probablement Spara et Tofana) proposait également des traitements de fertilité et des avortements, et avait pour cette raison accès à d’autres outils magiques puissants : péritoines, placentas et cadavres de prématurés, dont les entrailles étaient considérés comme un ingrédient central des potions d’amour.

Les réseaux magiques souterrains prospéraient parce qu’ils offraient à des clients désespérés des remèdes désespérés. Aussi longtemps que l’influence dépendait des contacts, que l’amour et la beauté étaient des passeports pour entrer dans la haute société, que les femmes étaient des biens, souvent maltraitées par des maris égoïstes, et tant que la santé demeurait un domaine opaque et que la mort arrivait subitement et souvent, même aux jeunes gens en bonne santé, il y aurait toujours besoin de leurs services.

Comme l’explique Mollenauer, leurs porte-bonheurs les plus simples mettaient en danger leurs possesseurs à une époque où les autorités ne faisaient pas la distinction entre le crime et le péché, et pouvaient poursuivre tous deux en justice, à l’aide de la torture. Les prescriptions pour leurs clients, de leur côté, « poussaient l’idolâtrie et le sacrilège jusqu’à de nouvelles limites ». Mais l’énormité même des péchés commis dans ces cérémonies était en fait le moyen le plus sûr d’acquérir du pouvoir, dans une époque qui croyait qu’on pouvait effectivement convoquer les démons et que la magie noire pouvait être utilisée pour le bien des hommes par n’importe quelle personne prête à risquer sa vie éternelle.

Une sorcière connue sous le nom de La Vigoreux informa la police parisienne que quatre cent diseuses de bonne aventure racolaient les clients dans la ville.

Nous n’avons pas de détails précis sur ce qui se passa à Rome quand les autorités eurent vent des activités de Spara, mais les enquêtes qui se déroulèrent à Paris deux décennies plus tard nous donnent de nombreuses indications sur la vie d’une sorcière de l’époque. La police française découvrit des piles de grimoires et de livres d’introduction à la magie, d’équipement clérical incluant encens et bougies, des baguettes, et des ingrédients pour tous types de magie sexuelle. Cette dernière catégorie incluait du lait maternel et des sachets de sang menstruel séchés, qu’on pensait capable d’exciter le désir lorsqu’on en mettait dans la nourriture de l’amant.

Ils découvrirent également plusieurs laboratoires secrets qui étaient, comme le dit Duramy, équipés de « fourneaux, de forceps et de minéraux magiques comme le sulfure et le mercure, mais aussi de poisons mortels comme l’arsenic, l’acide nitrique et du chlorure mercurique (…), des fioles, des cuves, des carafes, des bocaux et des paquets, des potions et des pots-pourris, des chaudrons contenant de la belladone, de l’hémérocalle, de la mandragore, de la poudre de cantharide (Mouche Espagnole), de crapaud, de chauve-souris et de vipère, des amas de graisse de pendu, des rognures d’ongles, des éclats d’os, des spécimens de sang humain, d’excréments, d’urine, de sperme… »

Mollenauer étudia le réseau magique souterrain de Paris, alors la plus grande ville d’Europe. Lorsque ce réseau fut démantelé, à la suite de l’affaire des Poisons, pas moins de 46 prêtres renégats, et un total de plus de 300 autres suspects furent arrêtés au cours de l’enquête, dont deux décédèrent sous la torture. Plus de trente furent exécutés, et plusieurs dizaines d’autres emprisonnés à vie ou envoyés sur les galères. Une sorcière connue sous le nom de La Vigoureux, pendant ce temps-là, informa la police parisienne que 400 diseuses de bonne aventure racolaient les clients dans la ville.

Il est difficile de savoir avec certitude, dans une époque aussi enfiévrée, combien des prisonniers pris dans l’affaire des Poisons étaient réellement coupables. S’ils étaient bien coupables, puisque Rome faisait trois fois la taille de Paris et qu’il n’y a pas de raison de supposer que ses criminels étaient moins ingénieux ou débauchés que les autres, il ne serait pas exagéré de penser qu’un réseau souterrain équivalent, voire deux ou trois fois plus grand, prospérait dans la Cité Éternelle dans les années 1650.

Un mouvement de panique

Il ne semble pas non plus absurde de suggérer que le Père Girolamo avait probablement un grand nombre de choses en commun avec les prêtres renégats de Paris, ou que, comme ses congénères parisiens, Spara et sa bande opéraient en pleine lumière. Il semble clair, par conséquent, que ces opérations étaient bien établies. Elles demandaient non seulement un investissement considérable, mais également une grande sécurité. Les pratiques des réseaux magiques souterrains, il est vrai, devenaient de plus en plus risqués : au début du XVIIe siècle, l’Église avait déjà commencé à déclarer criminelles toutes les formes de magie et de superstition.

Être découvert entraînait l’excommunication mais aussi des poursuites judiciaires, et le simple achat d’une amulette porte-chance pouvait être – et était parfois – considéré comme l’équivalant d’un pacte avec le diable. Mais les membres mystérieux de ces étonnantes sociétés étaient bien connectés, ce qui les aidaient à éviter la plupart des ennuis. L’enquête lancée par Louis XIV au sujet de l’affaire des Poisons partit de la marquise de Brinvilliers, mais fut rapidement close quand la piste suivie par la police parisienne les mena à la maîtresse du roi, Athénaïs de Montespan, que plusieurs informateurs disaient avoir vu acheter des philtres d’amour à La Voisin pour le Roi-Soleil lui-même.

Beatrice OfforDestiny 1894

Beatrice Offor
Destiny
1894

Certains aspects des affaires des femmes sages étaient, en réalité, parfaitement légitimes : La Voisin, qui se rendit sur l’échafaud en étant soupçonnée de dizaines, voire de centaines de meurtres, avaient acquis un grand nombre de ses clients par une voie détournée, en tant que fabricante de cosmétiques. Elle produisait des reçus et était assez professionnelle pour demander même aux clients venus la consulter pour sa magie létale de lui donner une promesse écrite qu’ils régleraient leur facture après l’exécution réussie de la tâche, aussi douteuse fût-elle, dont ils l’avaient affublée. Spara et Tofana agissaient certainement de même.

Tous ces éléments laissent à penser que leur réseau magique souterrain, comme celui de Paris, était probablement un secret ouvert à tous, ou du moins largement connu. Ce qui importait le plus, dans des communautés comme celles-ci, c’était d’offrir aux problèmes des solutions qui avaient de vraies chances de fonctionner, du moins pour les clients désespérés. Se servir de prêtres et de composés chimiques permettait d’atteindre son but, la distinction entre la science et la religion n’étant pas particulièrement précise à cette époque.

Il est important de se rappeler, sur ce point, que les poisons efficaces n’étaient pas représentatifs des produits de la magie souterraine dans son ensemble : l’efficacité des charmes de chance et des potions d’amour devait tenir plus à l’effet placebo et au hasard. Il ne fallut qu’une poignée de cas réussis, pourtant, pour que des praticiennes comme Giulia Tofana se fassent une bonne réputation. Et une fois que cette dernière était établie, une quantité constante de clients était presque garantie, car une colporteuse habile pouvait toujours trouver des raisons pour lesquelles un sort ou une potion n’avaient pas marché, et les services qu’elles offraient n’étaient disponibles nulle part ailleurs. Nous savons des confessions de La Voisin que les femmes sages du monde magique souterrain faisaient ce qu’elles pouvaient pour fidéliser les clients occasionnels.

Une relation de ce genre était plus avantageuse, bien sûr, mais aussi plus sûre. Il aurait été très imprudent de la part de Tofana et ses amies d’offrir leurs poisons les plus chers et les plus meurtriers à des inconnus, ce qui explique pourquoi la relation entre client et sorcière commençait plus typiquement avec une consultation nettement moins risquée, et bien plus innocente. Ce n’est que quand tous deux avaient appris à se connaître, et avaient acquis confiance et complicité, que la conversation s’engageait sur les problèmes conjugaux, et que certains clients suivaient le fil rouge qui les menait au meurtre.

Une aristocrate arrêtée dans l’affaire des Poisons perçut quelque chose sur les motivations plurielles et la croyance branlante alors typique de ces clients nantis quand elle confessa à ses interrogateurs qu’elle avait « voulu savoir ce que le monde entier cherchait à savoir… Par curiosité féminine, pour savoir ce qui allait se produire, mais aussi par bêtise ; c’était par bêtise, par stupidité, pour des choses ridicules, pour tomber amoureuse. »

~

Devant tous ces éléments, il ne semble pas exagéré de suggérer que les activités des réseaux magiques souterrains d’Europe incluaient parfois la transmission d’arsenic à un client en colère ou désespéré qui avait déjà probablement dépensé des sommes importantes dans des remèdes magiques inefficaces.

strong>Marie Spartali-Stillman Pharmakeutria 1869

Marie Spartali-Stillman
Pharmakeutria
1869

Il serait plus poussé, néanmoins, d’essayer de prouver que les informations collectées par Ademollo et Salomene-Marino attestent que le meurtre par empoisonnement était très courant à Rome, ou que Spara et les membres de son cercle fabriquaient et vendaient une potion spéciale, l’acqua-tofana, plus subtile et mortelle que les préparations ordinaires de l’époque. Il apparaît même que le poison n’était pas aussi répandu en Italie que les hommes de l’époque le pensaient : un calendrier des procès s’étant déroulés dans les tribunaux de la ville d’origine de Tofana, Palerme, entre 1541 et 1819, ne compte que sept exécutions pour meurtre par empoisonnement.

Il est donc tout à fait plausible que certaines des morts attribuées au poison dans les archives de l’époque aient été des morts naturelles, et que la réputation de l’acqua-tofana elle-même provînt largement d’un mouvement de panique. Les poisons étaient redoutés non seulement parce qu’ils étaient difficiles à détecter et parce qu’un puissant dirigeant pouvait être réduit à néant par une femme qu’il considérait inférieure à lui, ou bien un domestique, mais aussi parce que la médecine contemporaine les considérait comme occultes, c’est-à-dire comme fondamentalement démoniaques.

Il est bon de se rappeler, sur ce point, que le scandale de Tofana comme l’affaire des Poisons se déroulèrent à une période remarquable, où l’Europe était à la pointe de la modernité, prise dans ce que Keith Thomas nomma de façon mémorable « la religion et le déclin de la magie ». Et peut-être que ceci, plus que tout le reste, explique pourquoi il était possible au duc français bavard de Saint Simon de noter à propos de ces étranges années : « Il me semble qu’il y a, à certaines époques, des crimes qui deviennent à la mode, comme les vêtements. L’empoisonnement était à la mode à ce moment-là. »

[Je remercie chaleureusement Simon Young de l’Umbra Institute, Pérouse, pour ses traductions de l’Italien, Rob Finch pour avoir corrigé mon latin, et Jo Hedesan du Wolfson College d’Oxford pour avoir partagé avec moi sa connaissance de l’alchimie en Italie au XVIIe siècle.]

Retrouvez l’épisode 1 du Plus meurtrier des poisons : « L’empoisonneuse de Palerme ».

Retrouvez l’épisode 2 du Plus meurtrier des poisons : « Le cercle de Spara ».

Retrouvez l’épisode 3 du Plus meurtrier des poisons : « À la cour du Roi-Soleil ».


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte d’après l’article « Aqua Tofana: slow-poisoning and husband-killing in 17th century Italy ». Couverture : An Alchemist, par E. Lomont (1890).