LISEZ ICI LA PREMIÈRE PARTIE DE L’HISTOIRE

Iron Fist

Pendant six mois, les dirigeants de FSG n’ont quasiment pas eu de nouvelles du projet Mike, qui devait appuyer la campagne militaire du gouvernement malien contre le groupe terroriste affilié à Al-Qaïda. Prince avait invoqué le job comme prétexte pour lancer l’acquisition de l’appareil Thrush au début de l’année 2014. Mais cela ne les a pas surpris. Au regard de son expérience, ils savaient que Prince était toujours à la recherche du prochain contrat et qu’il finissait souvent par concrétiser ses plans sur la comète. « Aucun des projets dont Erik parlait n’a été réalisé», affirme notre source à l’intérieur de FSG. « Erik passait son temps à courir partout en parlant de choses qui pourraient arriver, mais pas une seule ne s’est réalisée. »

ulyces-erikprince-17

Les modifications additionnelles permettant l’ajout de mitrailleuses
Crédits : Airborne Technologies

À l’été 2014, Prince a soumis un projet à FSG qui pouvait servir selon lui d’essai aux avions Thrust modifiés. Le contrat impliquait le Soudan du Sud, où Prince avait longtemps opéré à l’époque de Blackwater. Avant l’indépendance du pays en 2011, Blackwater avait proposé un contrat de sécurité aux forces loyales au leader rebelle Salva Kiir, chrétien fervent et futur président du Soudan du Sud indépendant. Près d’une décennie plus tard, alors que Prince négociait le contrat pour FSG, le Soudan du Sud était gouverné par Kiir – son chapeau de cow-boy emblématique était un cadeau George W. Bush. Durant l’été 2014, le jeune pays riche en pétrole était aux prises avec une guerre civile qui avait réduit d’un tiers la production, et Kiir avait besoin du soutien de Prince. Mais, comme c’était le cas avec de nombreuses propositions de Prince, les services qu’il offrait étaient radicalement différents des moyens dont il disposait en réalité. D’après la proposition de Prince, FSG fournirait au ministère du Pétrole et des mines sud-soudanais des services logistiques pour aider à remettre en état de marche les champs de pétrole et les raffineries du pays.

Ce contrat de 12 mois, d’une valeur de 150 millions de dollars d’après les dirigeants de la société, prévoyait que la société effectue des vols de surveillance au-dessus de plusieurs champs de pétrole du Soudan du Sud, bâtisse des campements équipés à côté des champs, et assure le transport des employés des ferrys et des ingénieurs par hélicoptère et par avion. Cette volonté d’opérer au cœur d’une guerre civile reflétait l’appétit de la jeune société pour le risque, et FSG y a vu l’opportunité de réaliser des bénéfices dans une partie du continent africain où la concurrence avait peur de s’aventurer. Mais selon différentes sources, FSG n’avait pas compris que les services qu’elle fournirait au Soudan du Sud incluraient une aide militaire. L’entreprise n’avait jamais fait la demande des licences relatives à l’exportation d’armement requises auprès du gouvernement américain, et elle n’en possédait aucune. « Il ne s’agit pas de soutenir l’armée », a assuré Gregg Smith à Bloomberg News en décembre 2014. « Le contrat stipule clairement que nous travaillons avec le ministère du Pétrole et des mines pour prêter main forte aux services d’exploitation pétrolière, afin de s’assurer que la production de pétrole se poursuive. » Mais d’après une copie des plans que nous nous sommes procurés, en Autriche, Airborne avait déjà conçu des schémas détaillant la façon dont les différentes configurations d’armement affecteraient la consommation en essence et le temps de vol des appareils Thrush. Les schémas présentaient trois options de configuration : missions d’attaque mixte, missions d’ISR et missions de bombardements ou de tirs de missiles.

ulyces-erikprince-18

Des techniciens autrichiens travaillent sur l’équipement de surveillance
Crédits : Airborne Technologies

Contrairement à ce qui avait été dit aux employés d’Airborne, le Thrush n’était pas destiné à une opération kényane. L’avion a finalement été expédié depuis l’Autriche jusqu’à Juba, au Soudan du Sud. Parallèlement à cela, l’aviation civile de Saint-Marin a vu la photographie du Thrush postée par l’amateur d’avions et pris la décision d’annuler l’enregistrement de l’appareil. Ils ont informé FSG que l’avion ne ressemblait pas à l’appareil civil qu’ils avaient homologué. En l’espace de quelques semaines, le Thrush a été transporté de Juba jusqu’à un hangar situé dans un autre pays d’Afrique de l’Est, où il demeure encore à ce jour. À la fin de l’année 2014, le gouvernement sud-soudanais a cessé de payer FSG. Quand les dirigeants de FSG se sont enquis de la situation auprès du ministère du Pétrole, les Sud-Soudanais sont restés évasifs en disant qu’ils ne parleraient qu’à Prince. « Ils ont cessé de payer et n’acceptaient de parler à personne. Ils nous ont dit : “Il faut que vous nous envoyiez Prince” », se souvient la source familière des opérations de l’entreprise. « Ils refusaient de nous parler, ils refusaient de nous payer, ils refusaient tout en bloc. » FSG a envoyé du personnel à Juba pour comprendre la raison pour laquelle le contrat tombait à l’eau. Le gouvernement refusait de dire à FSG quel était le problème, mais un haut-responsable sud-soudanais a confié à un employé de FSG présent dans le pays que Prince avait promis au gouvernement de leur fournir un avion de combat. Les Sud-Soudanais, d’après une personne très au fait de la rencontre, ont d’abord été décontenancés, puis franchement en colère en voyant que les avions militarisés n’arrivaient pas.

ulyces-erikprince-19

Salva Kiir
Crédits : Jenny Rockett

« Ils pensaient sérieusement qu’ils achetaient des avions de combat avec lesquels ils pourraient frapper les rebelles », raconte la source de FSG. « Erik leur avait promis des choses, mais nous ne disposions pas des moyens et nous ne les aurions jamais eus. » Prince avait promis au gouvernement du Soudan du Sud une force mercenaire étrangère s’ils engageaient FSG pour assurer la logistique et la surveillance aérienne. Prince n’a pas informé les dirigeants de FSG de cet accord connexe, leur disant qu’il n’avait proposé que « de surveiller les champs de pétrole et toute activité se déroulant à l’intérieur ou à l’extérieur de ceux-ci, pour donner au gouvernement la vista nécessaire afin de continuer à produire du pétrole », d’après une source à l’intérieur de FSG. « Erik leur a promis de l’ISR, des avions capables de larguer des bombes, des hélicoptères d’attaque, des possibilités d’évacuation médicale, une équipe de choc, et l’entraînement de 4 000 soldats », nous a confié une deuxième personne ayant eu connaissance du projet. « Le contrat en lui-même n’incluait que le soutien logistique et la construction du camp, des choses destinées à protéger les champs de pétrole. Pour le reste, Prince n’a fait que des promesses en l’air. »

Pendant ce temps, l’un des lieutenants de Prince, un officier des forces spéciales sud-africaines en retraite, a commencé à élaborer une proposition que Prince pourrait présenter au président Kiir. Sous le nom de code Project Iron Fist (« projet poigne de fer »), elle stipulait que Prince et ses collègues avaient été « invités » au Soudan du Sud pour « élaborer une offre » dans le cadre d’ « un entraînement à la sécurisation des champs de pétrole, à l’intervention de sécurité et aux services de protection du gouvernement du Soudan du Sud ». Les associés de Prince ont établi une structure organisationnelle claire pour le contrat qui rendait impossible toute tentative de remonter jusqu’à eux, d’après un document que nous sommes parvenus à nous procurer. Ils pensaient que cela leur permettrait de dissimuler les violations des réglementations relatives à l’exportation d’armement américaines et internationales. Au moment où le plan était en train d’être mis en place, les Conseil de sécurité des Nations unies envisageait d’émettre une série de sanctions ainsi qu’un embargo sur les armes à l’encontre de Salva Kiir et de la faction armée de son opposant politique. La proposition de Prince à 300 millions de dollars pour prêter main forte aux forces de Kiir faisait explicitement appel à des assauts au sol et dans les airs, devant être menés par une unité de combat étrangère composée de 341 individus. Les forces de Prince effectueraient « des attaques délibérées, des raids et des embuscades » contre « des objectifs rebelles ». Les différentes ébauches de la proposition que nous nous sommes procurés révèlent une planification méticuleuse, jusqu’au nombre de munitions et au type spécifique de radios portatives qui seraient achetées. Iron Fist requérait l’achat d’au moins 600 bombes, 3 500 missiles, 7 500 mortiers et plus de 30 millions de cartouches de munitions. Parmi les appareils compris dans le plan figuraient deux avions Thrush militarisés et équipés pour la surveillance…

ulyces-erikprince-20

L’une des configurations développées par Airborne Technologies

Iron Fist représente, plus que tout autre document porté à notre connaissance, la vision d’Erik Prince de la guerre contemporaine sur le continent africain, où la seule existence d’un avion d’épandage militarisé est une opportunité de mettre en échec une rébellion, un groupe terroriste ou une insurrection. Tandis que l’accent de la proposition était explicitement mis sur la protection de l’industrie pétrolière du Soudan du Sud, deux personnes connaissant intimement Prince affirment que son intention réelle était de fournir une force étrangère loyale au président Kiir, utilisée dans le cadre d’une guerre civile largement motivée par des conflits ethniques et religieux. Prince et son équipe avaient ensuite prévu d’entraîner des hommes pour défendre le programme du président Kiir. Ils offriraient également au président des détachements de l’unité mercenaire étrangère, toujours d’après l’ébauche du projet Iron Fist. Après que le contrat logistique de FSG se soit effondré et que le gouvernement ait mis fin à ses versements, Prince s’est rendu seul au Soudan du Sud plusieurs fois au début de l’année 2015, dans l’espoir de sauver le deal. Plusieurs dirigeants de FSG racontent que Prince n’a jamais fait part à l’entreprise de la teneur de ces réunions, et qu’ils n’ont jamais reçu d’explication en bonne et due forme de ce qu’ils avaient manqué de fournir au gouvernement sud-soudanais. « Nous n’avons jamais été payés et j’ai pris la décision de clore le dossier », dit Smith.

Luttes internes

En mars 2015, Prince a voyagé dans un pays d’Asie centrale où il tentait de décrocher un contrat. Il a émis l’idée d’utiliser le Thrush pour faire pencher la balance, mais les dirigeants de FSG ont coupé court à l’idée en raison des possibles violations des réglementations américaines.

Cette découverte a déclenché une lutte interne au sein de FSG.

À ce moment-là, FSG avait déjà commencé à explorer la possibilité de vendre les deux appareils Thrush. Après l’échec du Soudan du Sud, la direction a décidé que fournir des avions de surveillance ne ferait plus partie à l’avenir du business model de la compagnie. Dans le but d’évaluer la valeur des avions, FSG a commencé à examiner le coût des modifications apportées aux appareils en avril 2015. En juin, Prince a informé FSG qu’Airborne souhaitait acquérir les appareils. Du point de vue de la direction de FSG, les deux avions Thrush – dont l’un était immobilisé en Afrique de l’Est et l’autre bien au chaud dans le hangar d’Airborne en Autriche – devenaient une source d’ennuis et ils voulaient à tout prix les éjecter des comptes de la société. FSG a procédé à une inspection préliminaire de l’avion d’Afrique de l’Est dans le but de déterminer sa valeur.

À la suite de l’inspection, les dirigeants de FSG ont été informés que l’avion avait été modifié au-delà des capacités de surveillance dont ils avaient eu connaissance. « On s’est dit : “Putain de merde, on ne sait même pas ce qu’on possède.” Nous n’avions jamais vu physiquement aucun des avions », raconte la source interne à FSG. « Personne n’en avait eu l’occasion, à l’exception d’Erik, de Serge et des types qui avaient effectué les modifications », ajoute-t-il. Quand les inspecteurs ont fait part de leurs découvertes à FSG, l’entreprise a réalisé qu’elle avait potentiellement un grave problème avec les réglementations américaines. Le premier Thrush, d’après l’inspection, était pourvu de points de fixation sur les ailes, d’un cockpit blindé, de vitres pare-balles, de capacités de vision nocturne et d’autres améliorations paramilitaires. Craignant que FSG puisse être en situation de violation des réglementations du gouvernement américain, la société s’est tournée vers un conseiller juridique. Par précaution, on leur a conseillé de considérer l’avion comme un « article de défense extérieure » – une arme volante que  l’entreprise ne pouvait pas vendre sans licence. Les avocats ont également conclu que si FSG était le propriétaire légitime de l’avion modifié, tout citoyen américain qui tenterait de négocier sa vente ou son utilisation par une puissance étrangère serait en position de violation de la loi américaine. Leur opinion légale était qu’il s’agissait d’un « risque matériel » que le gouvernement accuserait Prince et FSG d’avoir tenté de négocier sans autorisation. Les avocats étaient si préoccupés par la question qu’ils ont conseillé à l’entreprise d’envisager de faire part d’elle-même du problème au gouvernement.

ulyces-erikprince-21

Des slides du plan initial de Prince pour militariser le Thrush 510G

FSG a entrepris une évaluation interne. Ses auditeurs n’ont pas tardé à découvrir une série d’arrangements que Prince et Durrant avaient menés sans informer l’entreprise de leur véritable objet. À ce moment-là, Prince faisait pression sur FSG pour qu’ils vendent les appareils à LASA en Bulgarie. LASA, à son tour, les vendrait à l’acheteur de Prince en Asie centrale. Des documents montrent que Prince voulait vendre les deux avions pour 16 millions de dollars. Smith raconte s’être fait du souci à propos de la transaction. Vendre les avions à une entreprise sur laquelle ils ne trouvaient quasiment aucune information dans un pays réputé pour son trafic d’armes pourrait mal finir. En coulisse, Prince a tenté de faire pression sur un dirigeant de FSG pour qu’il donne son aval au projet. Il a refusé. En dépit du désir exprimé par FSG de vendre les appareils, Prince, Airborne et LASA ont poursuivi leurs efforts pour achever la militarisation du second avion. Plus tôt en 2015, Airborne avait envoyé deux de ses employés en Ukraine et en Bulgarie pour visiter des usines d’armement dans le but d’évaluer le matériel nécessaire pour finir le travail, selon l’ancien employé d’Airborne. Le Thrush du hangar d’Airborne en Autriche, qui avait été modifié pratiquement de la même manière que l’appareil immobilisé en Afrique, a fait le voyage jusqu’en Bulgarie. « Toutes les modifications ont été réalisées en Autriche à l’exception de la fixation des pylônes, qui devait être effectuée en Bulgarie », nous a confié l’ancien employé.

En septembre 2015, le conseil de FSG a été averti que l’avion bloqué en Afrique de l’Est avait été modifié de façon à pouvoir être équipé d’armes et qu’il serait probablement considéré comme un article de défense extérieure par le gouvernement américain. Une seconde inspection a été demandée, cette fois-ci pour examiner l’appareil de Bulgarie. Quand l’équipe de Prince a eu vent de l’inspection imminente, ils ont entrepris d’entraver les efforts des enquêteurs et de dissimuler l’étendue véritable des modifications. D’après deux sources internes, Prince et ses adjoints ont caché le fait qu’ils préparaient le Thrush à être militarisé, et l’un d’eux affirme qu’ils ont « délibérément passé sous silence » leur objectif.

ulyces-erikprince-22

L’un des deux avions modifiés
Crédits : Airborne Technologies

Les hommes de Prince étaient paniqués. Matthews, le pilote du Thrush, a confié en privé à un collègue ses inquiétudes sur le fait que Prince n’avait pas l’air de mesurer ce qui était en train de se passer, et il a demandé si les dirigeants de FSG étaient conscients de l’étendue des modifications. Il a recommandé de décaler l’inspection de l’avion en Bulgarie afin qu’ils puissent subrepticement retirer l’équipement militaire. Car au moment où ils ont appris qu’il y allait avoir une inspection, l’avion était déjà équipé pour les essais d’armement. Il était à un stade si avancé de son développement « qu’on aurait pu le transformer en avion militarisé en une semaine », affirme l’ancien employé d’Airborne. D’après deux sources qui ont eu vent du rapport, quand les inspecteurs de FSG sont arrivés en Bulgarie à la fin du mois de septembre pour examiner le Thrush, ils ont découvert un blindage sur le cadre et le nez de l’appareil, de l’équipement de visée laser, des vitres pare-balles, ainsi qu’un maillage anti-explosif installé à l’intérieur du réservoir de carburant. Ils ont également trouvé des modifications à l’intérieur du cockpit permettant de contrôler les systèmes d’armement, et des systèmes de fixation pour pouvoir équiper l’appareil de bombes, de missiles et de mitrailleuses. Les inspecteurs ont noté que le complexe bulgare où les modifications avaient soi-disant été effectuées ne semblait pas disposer de l’équipement et du personnel adéquat pour réaliser le travail. Cette découverte a déclenché une lutte interne au sein de FSG. Les cadres supérieurs accusaient Prince de placer les dirigeants de l’entreprise – parmi lesquels un amiral décoré à la retraite – dans une situation légale intenable vis-à-vis du gouvernement américain. L’un d’eux accusait ouvertement Prince de « mener un programme secret au cœur même de l’organisation ».

ulyces-erikprince-23

Le cockpit de l’avion
Crédits : Airborne Technologies

Smith a ordonné l’examen complet de toutes les communications internes de l’entreprise et de son réseau informatique pour rassembler des données sur la façon et la raison pour laquelle les avions avaient été modifiés, d’après trois personnes ayant assisté aux événements. Les cadres de FSG ont trouvé des dossiers – dont les factures ne concordaient pas avec les montants des contrats signés – indiquant que Prince et Durrant avaient secrètement autorisé près de deux millions de dollars de modifications additionnelles. « Ils ont œuvré de concert pour minimiser les modifications. Mais il y a une différence entre modification et militarisation ! » dit un membre de FSG. « Si Gregg Smith savait que les avions étaient en train d’être modifiés ? Évidemment qu’il savait. Mais la militarisation, c’est autre chose. Elle a été délibérément cachée à la direction. »

Réunion au sommet

Au mois d’octobre dernier s’est tenue la réunion semestrielle du conseil de Frontier Services Group à Hong Kong. Gregg Smith y a fait part des résultats de l’enquête interne, qui ne laissaient que peu de doutes sur le fait que Prince, le président et fondateur de FSG, avait fait usage de sa position pour financer la fabrication d’un prototype en vue de créer une armée de l’air privée. Prince savait déjà ce qu’il aurait à affronter lors de la réunion. Les dirigeants de FSG avaient contraint son lieutenant Serge Durrant à prendre un congé administratif, après avoir découvert qu’il avait aidé à mettre en place la militarisation non-autorisée des Thrush et dissimulée volontairement à la direction de l’entreprise. Prince a révélé qu’il possédait en partie Airborne, mais il a nié avoir la moindre connexion avec LASA Engineering. Le conseil a également appris de Prince qu’une autre de ses entreprises avait été payée pour la fabrication de l’équipement destiné à la construction d’un des camps du Soudan du Sud. Prince a avoué l’existence de quatre autres sociétés en sa possession qui avaient reçu des paiements de FSG pour différents services.

ulyces-erikprince-24

Des modifications additionnelles sont apportées à l’appareil
Crédits : Airborne Technologies

Smith et le conseil ont voté pour qu’on ferme intégralement le département de la firme spécialisé dans l’aviation, ainsi que pour l’éviction de Durrant et de plusieurs autres employés engagés par Prince. En tout, plus de 20 personnes ont été mises à la porte. Le conseil a formellement décidé d’amortir la dépense de 8 millions de dollars pour les deux avions agricoles Thrush et leurs modifications. Les avions seraient soient déséquipés de leur composants militaires déjà installés, dans une tentative de les vendre, soit ils seraient envoyés à la casse. Le conseil a également déchu Prince de toute autorité sur les opérations quotidiennes de la compagnie. « La Compagnie réaffirme sa politique de ne pas acquérir ou modifier les appareils sous son contrôle » en accord avec les réglementations relatives à l’exportation d’armement américaines, dit une résolution du conseil que nous avons pu examiner. Elle ajoute que FSG « ne s’engagera pas dans des activités requérant » l’obtention de licences du gouvernement. Les perspectives de croissance de FSG pour 2016 étaient à part cela considérables, et les dirigeants de l’entreprise étaient convaincus qu’ils étaient enfin parvenus à se débarrasser des soucis causés par le président. La résolution finale réaffirmait d’ailleurs que l’activité de FSG se bornerait au transport et à la logistique – et que toute activité en dehors de celles décrites dans le document nécessitera l’approbation d’un comité « à haut risque » présidé par le plus éminent membre du conseil de FSG : l’amiral en retraite William Fallon.

En février dernier, Airborne a présenté les avions modifiés lors d’un salon de l’armement à Singapour.

Mais Prince a poursuivi ses activités non-autorisées. Il a notamment participé à une réunion secrète avec le renseignement chinois à Pékin et a ouvert un compte bancaire à la Banque de Chine à Macau. En janvier 2016, les dirigeants de FSG s’inquiétaient de plus en plus de la situation, et les activités de Prince en Chine sont tombées sous le coup d’une enquête menée par le gouvernement américain. Victoria Toensing, l’une des avocates de Prince, nous a affirmé que le compte de son client à la banque chinoise était conforme aux réglementations américaines. En février, d’après de nombreuses personnes ayant assisté aux événements, des représentants de FSG ont fait le voyage à Washington pour rencontrer des hauts-fonctionnaires du département de la Justice américain. Lors de cette réunion, ils ont divulgué des preuves relatives aux modifications des appareils Thrush, à la tentative de négocier leur vente en Asie centrale, ainsi qu’aux réunions de Prince en Chine. Parmi les hauts-responsables qu’ont rencontrés les représentants de FSG figuraient le directeur de la division de la Sécurité intérieure du département de la Justice américain, ainsi qu’un procureur général spécialisé dans le contrôle des importations, issu de la section du contre-espionnage de la division. Mais rien de tout cela ne semble avoir ralenti le programme des Thrush modifiés. Prince a indiqué qu’il y avait au Moyen-Orient et en Afrique des acheteurs très intéressés par les Thrush modifiés, d’après une source ayant participé aux réunions internes d’Airborne. La production future de 100 à 150 avions a été évoquée.

En février dernier, Airborne a présenté les avions modifiés lors d’un salon de l’armement à Singapour. L’entreprise à également publié sur son site un texte écrit du point de vue d’un appareil Thrush. « Je me caractérise par un design sévère combiné à une endurance de longue-durée, et cela me rend fiable et robuste dans les périodes difficiles », est-il écrit. « Je suis doté d’un corps d’acier, et je suis habitué à porter de lourdes charges sans effort. Je suis capable d’opérer sous la pression et je suis solide sur mes positions quand on m’attaque. En somme, je suis le parfait bourreau de travail n’importe où et dans n’importe quelle situation. » Une note suivant le texte fait référence à l’armure de « tank » du Thrush ainsi qu’à son cadre « renforcé ». « Du fait de son incroyable robustesse et de sa conception fiable et durable, l’aéronef Thrush est toujours prêt à l’usage quand d’autres ont atteint leurs limites », déclare Wolfgang Grumeth, le CEO d’Airborne. Sur son site, Airborne a commencé à faire la promotion active de la vente d’avions Thrush modifiés. La publicité s’accompagne d’une photo d’un des avions de FSG. Un législateur autrichien, qui enquête sur le trafic d’armes depuis des années, en est au stade préliminaire de ce qu’il pense pouvoir devenir une enquête criminelle sur Prince et Airborne Technologies. Peter Pilz, un membre du parlement autrichien, dit qu’il prévoit de présenter au ministère public des preuves documentaires sur les modifications des Thrush et les plans de militarisation des appareils. « Nous sommes absolument certains que tout cela va à l’encontre de notre législation sur la neutralité », nous a confié Pilz. Il ajoute que l’enquête examinera aussi de possibles violations des réglementations relatives à l’exportation d’armement autrichiennes. « Prince et tous les autres ne sont pas coupables tant qu’il n’y a pas d’affaire et de procès. Mais le dossier est solide. Cela va se transformer en affaire criminelle, c’est certain. » En parlant de l’histoire de Blackwater en Irak et « du business du mercenariat », Pilz ajoute qu’il « est inacceptable d’avoir des gens comme Erik Prince en Autriche. Il faut que ce soit bien clair. »

ulyces-erikprince-255

Kristof Nagl et Wolfgang Grumeth avec le maire de la ville
Crédits : Airborne Technologies

Le hangar d’Airborne est à deux pas de ce qui était autrefois l’usine de construction aéronautique de Wiener Neustadt, que les nazis utilisaient pour fabriquer des avions de combat pendant la Seconde Guerre mondiale. Les bombardiers alliés ont pris de nombreuses fois l’usine pour cible et ils ont fini par réduire la totalité de la ville de Wiener Neustadt à un tas de gravats. « Il y a une entreprise à Wiener Neustadt qui construit à nouveau des avions de combat, alors qu’ils sont précisément la raison pour laquelle la ville a été complètement détruite autrefois », explique l’ancien employé d’Airborne. Ce fait n’a pas échappé aux résidents de la ville, d’après Pilz. « Je pense que quand les habitants de Wiener Neustadt seront informés de ce qu’il se passe dans cette zone de leur ville, cela donnera lieu à un scandale politique majeur », dit-il. Airborne ne semble pas s’en soucier. Au début du mois de mars, ses dirigeants ont posé les premières pierres d’un nouveau complexe à l’aéroport de Wiener Neustadt. Le maire de la ville était présent pour célébrer l’événement, aux côtés de Nagl et de Grumeth. Un communiqué de presse d’Airborne a annoncé que l’entreprise avait récemment décroché « un certain nombre de commandes importantes de la part de forces de police et de forces militaires internationales ». L’entreprise prévoit une croissance sans précédent et une augmentation conséquente de sa force de travail. Parmi les structures qu’elle prévoit de construire d’ici septembre figure un vaste hangar qui accueillera les projets sensibles. Une récente proposition commerciale de LASA faite à un gouvernement étranger, que nous avons pu examiner, offre de fournir des appareils Thrush drastiquement modifiés et prêts à être militarisés. Elle parle ouvertement de la capacité de LASA à équiper les avions de missiles, de bombes et de mitrailleuses, en précisant que les armes en question ne sont pas comprises dans l’achat. L’argumentaire de vente contient de multiples photos d’un Thrush modifié en vol. Son numéro de queue correspond à celui de l’avion immobilisé en Afrique de l’Est.

~

Dans les semaines qui ont précédé la réunion du conseil de FSG en mars à Hong Kong, une guerre faisait rage au sein de la compagnie. D’un côté se tenaient Smith et l’amiral Fallon, et de l’autre se trouvait Erik Prince, soutenu par les membres du conseil représentant les parts du gouvernement chinois dans la société. Quand la direction américaine de FSG a rencontré les hauts-fonctionnaires du gouvernement, certains des dirigeants ont été encouragés à rompre les rapports commerciaux avec Prince. On les a informés du fait que l’enquête du gouvernement se poursuivait, et que cela risquait d’affecter les affaires de FSG.

ulyces-erikprince-26

Une brochure de l’appareil
Crédits : Airborne Technologies

Du point de vue de la faction de Smith, la réunion du conseil à Hong Kong permettrait de savoir si l’entreprise qu’ils avaient fondée pouvait être sauvée. Ils étaient persuadés que FSG n’avait jamais été destinée à s’aventurer dans le domaine de la sécurité. Une entreprise publique dirigée par le plus célèbre mercenaire américain, d’après eux, n’aurait jamais pu obtenir les licences et les autorisations nécessaires de la part du gouvernement américain pour opérer dans l’industrie militaire privée, au service de gouvernements étrangers. À Hong Kong, ce serait l’heure de vérité : ou bien Prince entraînerait l’entreprise dans une nouvelle voie, ou bien Smith et les autres Américains que Prince avait recrutés trois ans plus tôt renforceraient la mission originale de FSG. Dans les derniers jours du mois de mars, le conseil s’est rassemblé dans les bureaux de FSG, au 39e étage d’un immeuble de bureaux surplombant la baie de Kowloon à Hong Kong. Les membres chinois du conseil de FSG n’ont pas perdu de temps à déclarer leur allégeance à Prince et à faire état d’une nouvelle vision pour la société. L’expérience de Prince et sa réputation, disaient-ils, permettraient à l’entreprise d’offrir des services de sécurité et de formation, aussi bien que du conseil en matière de lutte anti-terroriste pour les entreprises chinoises, d’après un ancien responsable du renseignement américain briefé après la réunion. Le conseil n’a même pas eu besoin de voter. Prince, les investisseurs du gouvernement chinois et ses alliés au conseil contrôlaient bien assez de parts de la compagnie pour en tenir les rênes. Les Américains se sont laissés dire que FSG avait été créée pour soutenir le plan économique global de la Chine. La logistique et l’aviation, semblait-il, n’était qu’un facteur secondaire. La décision était une revanche sur le leadership américain de FSG, et tout spécialement sur Smith et l’amiral Fallon. Prince a remporté la bataille. Mais avec l’enquête du gouvernement américain sur ses activités et un paysage commercial truffé de ponts écroulés, une question significative continue de le hanter : pourra-t-il gagner la guerre ? « Les opérations de logistique en Afrique sont une brillante idée dont Prince parle depuis dix ans », nous a confié l’ancien haut-fonctionnaire des services de renseignement américain, qui a travaillé longtemps avec Prince. « Il aurait pu faire de l’argent avec FSG les yeux fermés. Tout le monde est d’accord là-dessus, et pourtant il ne l’a pas fait. Pourquoi ? Parce que cela aurait été ennuyeux. »


Traduit de l’anglais par Ronan des Vallières, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Inside Erik Prince’s Treacherous Drive to Build a Private Air Force », paru dans The Intercept. Couverture : Erik Prince et ses Thrush 510G (création graphique par Ulyces).