La Troi­­sième Guerre mondiale commence par un conflit entre les États-Unis et la Chine. Le Parti commu­­niste chinois est desti­­tué après avoir réprimé une révolte d’ou­­vriers et le nouveau régime attaque Hawaï pour s’as­­su­­rer le contrôle d’un gise­­ment gazier décou­­vert dans la fosse des Mariannes, au fin fond de l’océan Paci­­fique. Le conflit s’étend au reste de la planète, puis à l’es­­pace, où Pékin réus­­sit à désac­­ti­­ver l’ar­­se­­nal satel­­lite de Washing­­ton, et au cybe­­res­­pace, où des hackers chinois pénètrent des réseaux améri­­cains ultra-sensibles.

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Ce scéna­­rio a été imaginé par les stra­­té­­gistes améri­­cains Peter Warren Singer et August Cole dans un roman publié en 2015 aux États-Unis, Ghost Fleet. « Je ne pense pas qu’une guerre entre les États-Unis et la Chine soit inévi­­table », affirme Singer. « Mais ces pays sont les deux prin­­ci­­pales super­­­puis­­sances poli­­tiques, écono­­miques et mili­­taires. Leurs stra­­té­­gies mili­­taires se concentrent l’une sur l’autre et ils sont enga­­gés dans une course à l’ar­­me­­ment de plus en plus intense dans tous les domaines, des avions de chasse de cinquième géné­­ra­­tion aux vais­­seaux de guerre en passant par les armes numé­­riques. Sans comp­­ter que statis­­tique­­ment, les grandes puis­­sances du monde se sont fait la guerre dans 73 % des cas au cours de l’His­­toire. » Bien que les États-Unis et la Chine possèdent un arse­­nal nucléaire, le roman de Peter Warren Singer et August Cole décrit une guerre mondiale stric­­te­­ment conven­­tion­­nelle. Et pour cause : « La version nucléaire d’une Troi­­sième Guerre mondiale ferait un livre nette­­ment moins inté­­res­­sant et bien plus court : La guerre commence, c’est le Big Bang, tout part en fumée. »

L’hi­­ver nucléaire

Le souffle des explo­­sions et la radio­ac­­ti­­vité tueraient des millions de personnes si des bombes nucléaires ciblaient de grandes métro­­poles. Mais la fumée des incen­­dies déclen­­chés par ces explo­­sions aurait un impact encore plus dévas­­ta­­teur. D’après une étude publiée en 2014 par les scien­­ti­­fiques améri­­cains Michael Mills, Julia Lee-Taylor, Owen Toon et Alan Robock, un conflit n’im­­pliquant qu’une centaine d’armes nucléaires d’une puis­­sance simi­­laire à celle de la bombe lancée sur Hiro­­shima en 1945 injec­­te­­rait cinq milliards de tonnes de pous­­sières dans la haute tropo­­sphère au-dessus des belli­­gé­­rants. Ces émis­­sions auraient des consé­quences catas­­tro­­phiques pour l’agri­­cul­­ture sur une période de vingt ans : dimi­­nu­­tion de la tempé­­ra­­ture et des préci­­pi­­ta­­tions, destruc­­tion de la couche d’ozone, et augmen­­ta­­tion du rayon­­ne­­ment ultra-violet. « Envi­­ron 20 % des récoltes seraient perdus », estime Owen Toon. « Cette perte cause­­rait des famines massives à travers le monde. Ce sont proba­­ble­­ment les popu­­la­­tions connais­­sant déjà des problèmes d’ap­­pro­­vi­­sion­­ne­­ment qui souf­­fri­­raient le plus. » « Un tel déséqui­­libre alimen­­taire entraî­­ne­­rait de nouvelles guerres et de profonds chan­­ge­­ments poli­­tiques », ajoute Alan Robock. Une centaine d’armes nucléaires pour­­raient ainsi être la cause indi­­recte de centaines de millions morts. À moins que les pays intacts n’ac­­ceptent de parta­­ger leurs ressources alimen­­taires avec les moins fortu­­nés. Ou que les agri­­cul­­teurs ne parviennent à compen­­ser le boule­­ver­­se­­ment clima­­tique en faisant pous­­ser de nouveaux types de plantes. Mais de telles stra­­té­­gies mettraient des années à s’or­­ga­­ni­­ser. Et il y a beau­­coup plus d’une centaine d’armes nucléaires dans le monde. Leur nombre est estimé à 14 900 par la Fédé­­ra­­tion des scien­­ti­­fiques améri­­cains au début de l’an­­née 2017. D’après cet orga­­nisme, 3 900 armes nucléaires sont aujourd’­­hui opéra­­tion­­nelles, dont 1 800 en état d’alerte – c’est-à-dire prêtes à être utili­­sées en quelques minutes. L’ar­­se­­nal mondial se répar­­tit entre neuf pays : les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni, la France, la Chine, l’Inde, le Pakis­­tan, Israël et la Corée du Nord. La France détien­­drait 300 armes nucléaires, le Royaume-Uni 215. La Chine, 260. Quant aux États-Unis et à la Russie, malgré des efforts consi­­dé­­rables pour réduire les arse­­naux consti­­tués pendant la guerre froide, ils détiennent toujours 93 % du stock nucléaire mondial. Un conflit impliquant ces deux pays pour­­rait, lui, injec­­ter 50 à 150 milliards de tonnes de pous­­sières dans l’at­­mo­­sphère. Là encore, la tempé­­ra­­ture et les préci­­pi­­ta­­tions dimi­­nue­­raient, la couche d’ozone serait en grande partie détruite, le rayon­­ne­­ment ultra-violet augmen­­te­­rait. Mais cette fois, l’hi­­ver nucléaire dure­­rait trente ans. C’est du moins ce que montrent les récentes recherches d’Owen Toon et Alan Robock, qui se sont basés sur l’uti­­li­­sa­­tion de 4 000 armes nucléaires. « Si la Chine et l’Eu­­rope s’en mêlent, il faut ajou­­ter 1 000 explo­­sions », note Toon. « La famine serait mondiale », conclut Robock. Il est néan­­moins convaincu qu’une frac­­tion de l’hu­­ma­­nité survi­­vrait à cette apoca­­lypse. Mais comment augmen­­ter ses chances de faire partie de cette frac­­tion-là ?

Un essai nucléaire à Muru­­roa dans les années 1970
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Les refuges

« Si une guerre nucléaire a lieu, il faut vous trou­­ver dans un bâti­­ment qui peut résis­­ter au souffle des explo­­sions et aux retom­­bées radio­ac­­tives, comme un abri anti-atomique », souligne la géographe britan­­nique Becky Alexis-Martin. Ne dispo­­sant pas elle-même d’un tel refuge, elle s’est demandé quelles régions du monde seraient le moins impac­­tées par une guerre nucléaire multi­­la­­té­­rale. Avec son collègue Thom Davis, elle a modé­­lisé cette guerre en tenant compte des diffé­­rents arse­­naux et de la proba­­bi­­lité des conflits entre les pays, et en combi­­nant ces données avec une prévi­­sion numé­­rique du temps pour établir les possibles trajec­­toires des parti­­cules radio­ac­­tives. La date choi­­sie pour cette modé­­li­­sa­­tion était le 20 janvier 2017 – date de l’in­­ves­­ti­­ture de Donald Trump, qui prenait alors le comman­­de­­ment d’un arse­­nal de 6 800 armes nucléaires. La modé­­li­­sa­­tion de Becky Alexis-Martin et Thom Davis montre qu’un des endroits les plus sûrs au monde en cas d’apo­­ca­­lypse nucléaire est l’An­­tar­c­­tique. Or l’An­­tar­c­­tique a déjà une longue histoire avec l’éner­­gie atomique. Cette région polaire a notam­­ment été l’enjeu du tout premier traité sur les armes nucléaires. Rati­­fié en 1959, le Traité de l’An­­tar­c­­tique inter­­­di­­sait les déto­­na­­tions et dédiait la région à la recherche scien­­ti­­fique. Mais la glace y renferme les vestiges de Camp Century, une base mili­­taire améri­­caine qui devait permettre d’ache­­mi­­ner et de stocker des missiles nucléaires au plus près de l’URSS. Ce bunker de 55 hectares contient vrai­­sem­­bla­­ble­­ment de nombreux déchets toxiques. Et, comme le soulignent avec humour Alexis-Martin et Thom Davis, « qui voudrait vivre là-bas ? » Les deux géographes suggèrent donc de s’ins­­tal­­ler sur l’île de Pâques, qui se trouve à plus de 3 000 kilo­­mètres du conti­nent améri­­cain, dans le Paci­­fique Sud. « Quel meilleur endroit pour réflé­­chir à l’ave­­nir de l’hu­­ma­­nité qu’une île qui symbo­­lise notre capa­­cité à nous entre-tuer en détrui­­sant notre envi­­ron­­ne­­ment ? »

Les îles Marshall
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Ils suggèrent aussi de s’ins­­tal­­ler sur les îles Marshall, qui sont entou­­rées par plus de 31 000 kilo­­mètres cubes d’océan. « Un temps le lieu de nombreux essais nucléaires histo­­riques, il était quelque peu poignant de décou­­vrir que ces îles, qui ont aupa­­ra­­vant subi des retom­­bées radio­ac­­tives, pouvaient consti­­tuer l’en­­droit le plus sûr de la planète lors de notre hypo­­thé­­tique apoca­­lypse nucléaire », racontent Becky Alexis-Martin et Thom Davis. De son côté, le clima­­to­­logue Alan Robock opte­­rait pour la Nouvelle-Zélande : « Les Néo-Zélan­­dais ont une vraie chance, non seule­­ment d’échap­­per aux explo­­sions et à la radio­ac­­ti­­vité, mais aussi de survivre à l’hi­­ver nucléaire : ils sont entou­­rés par des eaux rela­­ti­­ve­­ment chaudes, ils ont plein de moutons et ils peuvent pêcher pour manger. » Domi­­ci­­lié dans le Colo­­rado, aux États-Unis, Robock n’est pour­­tant pas prêt de faire ses valises : « Je ne crois pas qu’une puis­­sance nucléaire soit capable de provoquer une apoca­­lypse, tout simple­­ment parce que dégai­­ner l’arme suprême serait un acte suici­­daire. » D’autres sont moins opti­­mistes que lui.

L’hor­­loge de l’Apo­­ca­­lypse

Horloge concep­­tuelle créée au début de la guerre froide par les direc­­teurs du Bulle­­tin des scien­­ti­­fiques atomistes de l’uni­­ver­­sité de Chicago, la Doom­s­day Clock utilise l’ana­­lo­­gie du décompte vers minuit pour symbo­­li­­ser la menace qui pèse sur l’hu­­ma­­nité. Armes nucléaires, chan­­ge­­ment clima­­tique, géopo­­li­­tique du pétrole, dangers liés aux nouvelles tech­­no­­lo­­gies… Plus on s’ap­­proche de minuit et plus il est probable que l’hu­­ma­­nité soit anéan­­tie.

Les membres du Bulle­­tin dévoilent la nouvelle horloge
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Chaque année, le conseil d’ad­­mi­­nis­­tra­­tion du Bulle­­tin déter­­mine l’heure à laquelle il convient de régler l’hor­­loge. Au début de la guerre froide, celle-ci affi­­chait 7 minutes restantes. À la fin de cette même guerre, 17 minutes. L’an­­née dernière, elle affi­­chait 3 minutes restantes. Cette année, elle a avancé de 30 secondes vers minuit, n’ac­­cor­­dant plus que 2 minutes 30 à l’hu­­ma­­nité. La Doom­s­day Clock ne s’était montrée plus pessi­­miste qu’une seule fois, en 1953, où elle affi­­chait 2 minutes restantes. L’une des raisons pour laquelle l’hor­­loge se montre parti­­cu­­liè­­re­­ment alar­­miste en 2017 est préci­­sé­­ment le risque d’es­­ca­­lade nucléaire. « En 2016, l’évo­­lu­­tion de l’ar­­me­­ment nucléaire a de toute évidence été néga­­tive », rappelle en effet le Bulle­­tin des scien­­ti­­fiques atomistes, qui énumère les tendances les plus inquié­­tantes : « la pour­­suite du déve­­lop­­pe­­ment d’armes nucléaires en Corée du Nord ; la pour­­suite des programmes de moder­­ni­­sa­­tion des arse­­naux dans les États nucléaires ; la tension entre l’Inde et le Pakis­­tan ; et la stag­­na­­tion des mesures de réduc­­tion et de non-proli­­fé­­ra­­tion ». Il est néan­­moins diffi­­cile d’af­­fir­­mer que la menace nucléaire est plus élevée aujourd’­­hui que lors de la guerre froide. « La diffé­­rence est dure à esti­­mer, mais c’est une compa­­rai­­son utile », résume Matthew Kroe­­nig, conseiller du dépar­­te­­ment de la Défense des États-Unis en 2010–2011, profes­­seur asso­­cié à l’uni­­ver­­sité de Geor­­ge­­town et auteur de cinq ouvrages sur l’ar­­me­­ment nucléaire. « Nous avons été bénis par un répit de 25 ans, entre 1989 et 2014. Main­­te­­nant, la riva­­lité des grandes puis­­sances est de retour, et elle rapporte avec elle les armes nucléaires, instru­­ment ultime de la force mili­­taire et de la compé­­ti­­tion inter­­­na­­tio­­nale. » D’après Matthew Kroe­­ning, la proba­­bi­­lité d’une guerre nucléaire multi­­la­­té­­rale n’est pas très forte, mais pas inexis­­tante non plus. « Dans le cas d’un conflit majeur en Europe, par exemple, la Russie pour­­rait cibler les trois puis­­sances nucléaires occi­­den­­tales, la France, le Royaume-Uni et les États-Unis, qui pour­­raient alors répliquer », dit-il. Pour faire tomber cette proba­­bi­­lité au plus près de zéro, il faudrait inter­­­dire complè­­te­­ment les armes nucléaires. C’est ce que préco­­nise Alan Robock, qui milite pour la paix depuis des décen­­nies et s’étonne : « Nous avons inter­­­dit les armes chimiques, pourquoi n’in­­ter­­di­­sons-nous pas les armes nucléaires ? » Avant d’ajou­­ter : « Je ne crois pas à la théo­­rie selon laquelle le nucléaire est une dissua­­sion qui permet de main­­te­­nir la paix. Est-ce que l’exis­­tence de la bombe atomique a empê­­ché le terro­­risme et les guerres partout dans le monde ? Non. » Les Nations Unies sont juste­­ment sur le point d’en­­ta­­mer des négo­­cia­­tions pour mettre au point un traité d’in­­ter­­dic­­tion totale des armes nucléaires. Les quatre premières puis­­sances nucléaires – les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France – avaient voté contre la tenue de ces négo­­cia­­tions. Les États-Unis auraient d’ailleurs adressé à leurs alliés une lettre les aver­­tis­­sant que l’im­­pact symbo­­lique d’un traité d’in­­ter­­dic­­tion totale serait de grande ampleur, quand bien même il ne serait rati­­fié par aucun des pays dotés de la puis­­sance nucléaire mili­­taire. Ainsi enga­­gée, la bataille entre les États oppo­­sés à l’éli­­mi­­na­­tion de l’ar­­se­­nal nucléaire mondial et les autres s’an­­nonce très rude. Espé­­rons qu’elle restera stric­­te­­ment diplo­­ma­­tique.


Couver­­ture : Un essai nucléaire.