Le poids de la volonté

Électrodes sur le torse, une centaine de cobayes défilent sur les tapis roulants réglés à vive allure par Alia Crum, professeure de psychologie à l’université Stanford. Ils pensent prendre part à une étude sur la relation entre ADN et alimentation. En parallèle, 107 autres participants ont pour seule mission de manger le repas qui leur a été servi. Une semaine plus tard, tous sont invités à réitérer l’expérience, à un détail près.

Au préalable de cette seconde convocation, les 200 personnes ont reçu des informations, vraies ou fausses, sur leurs prédispositions génétiques à l’obésité, mais aussi leurs capacités physiques. Certaines ont ainsi pu lire sur les résultats de leur test ADN qu’elles présentaient un « risque élevé » de surpoids, quand d’autres ont découvert que leur génétique les protégeait d’un tel trouble.

Dr Alia Crum
Crédits : Université Stanford

Un plat est offert à chacun. Face à leur assiette, les volontaires moins exposés à l’obésité par leur gènes sécrètent deux fois et demi plus d’hormones de satiété qu’à leur première visite. Autrement dit, ils sont plus rapidement rassasiés par un menu en tous points identiques et fournissent qui plus est une meilleure performance sur le tapis de course. Quant à ceux génétiquement plus exposés à l’obésité, ils produisent un effort bien moindre lors de leur seconde visite. En clair, la découverte des prédispositions génétiques a eu des répercussions visibles sur l’endurance : une capacité pulmonaire réduite, des difficultés à éliminer le dioxyde de carbone et un test physique écourté ont été constatés. Côté cantine, les résultats sont sensiblement les mêmes que lors de la première visite.

Cette étude, dont les résultats ont été publiés en décembre 2018, montre que les facteurs psychologiques et comportementaux ont une influence incontestable sur la physiologie-même des patients. « Le simple fait de recevoir des informations sur leurs prédispositions génétiques a modifié la physiologie cardiorespiratoire des individus, l’effort perçu et leur endurance, ainsi que la physiologie de la satiété », confirment les chercheurs. Une information dont les conséquences seraient comparables à « l’effet placebo, c’est-à-dire les liens qui existent entre les phénomènes psychiques et la physiologique », explique le Dr Nathalie Rapoport-Hubschman, médecin psychothérapeute spécialisée en psychologie de la santé et médecine comportementale.

« Les croyances ou les attentes sont susceptibles de mettre en marche de façon surprenante des mécanismes physiologiques, qui peuvent aller dans le sens d’une meilleure santé, ou d’une moins bonne », analyse-t-elle, soulignant ici la présence d’un « effet nocebo ». Le cerveau aurait donc un pouvoir guérisseur, mais aussi la capacité de détériorer notre condition physique si les informations cognitives qui nous parviennent sont négatives.

Nathalie Rapoport-Hubschman

D’après Nathalie Rapoport-Hubschman, l’effet placebo est « le reflet des ressources innées de l’organisme à rester en bonne santé » et peut donc être exploité dans le cadre de nombreuses pathologies. Si l’on considérait auparavant « qu’il était gênant, et qu’on essayait de le neutraliser, afin de capturer uniquement l’effet des médicaments, on s’intéresse aujourd’hui à son impact », souligne la psychothérapeute, également formée à la méditation de pleine conscience.

« Le message à retenir ici, c’est que l’état d’esprit dans lequel vous placez les gens après leur avoir communiqué leurs prédispositions génétiques n’est pas sans importance. Savoir qu’on est génétiquement à risque, ou protégé, peut modifier ce que nous ressentons, ce que nous faisons, et cela peut même transformer la réponse de notre corps », confirme Alia Crum. La psychologue préconise dès lors la plus grande prudence sur la divulgation de certaines informations génétiques, qui peuvent avoir des répercussions positives, mais aussi néfastes sur les patients.

À la manière d’un médicament à l’effet placebo, elles pourraient donc avoir « des effets bénéfiques en terme de motivation, de changement de comportement, ou de réponses corporelles » à condition d’être maniées avec précaution, prévient Alia Crum. Elle enjoint ainsi les « conseillers en génétique et les entreprises privées de tests génétiques personnalisés à réaliser que la simple prise de connaissance des résultats de ces tests peut augmenter les risques génétiques d’une personne ». Son étude a ainsi prouvé que les risques réels encourus pouvaient être physiologiquement modifiés par la découverte de prédispositions génétiques, même inexactes.

La thérapie par l’esprit

Si la démocratisation de ces tests génétiques pour découvrir ses origines ou ses risques médicaux est assez récente – une pratique proscrite en France –, les traitements comportementaux sont anciens. « Le bon sens populaire sait depuis très longtemps que le physique et le psychique sont liés », souligne Nathalie Rapoport-Hubschman.

« Les médecins dans l’Antiquité ne séparaient pas l’esprit du corps, tout était lié et ça a été le cas jusqu’au Moyen-Âge, et même jusqu’à Descartes », raconte-t-elle. « C’est lui qui a créé ce dualisme séparant le psychisme du corps. La médecine est alors devenue scientifique, et elle a certes progressé, mais elle a laissé de côté tout ce qui touchait à ce lien », explique la psychothérapeute. Un lien entre le corps et l’esprit qui a longtemps été négligé, avant de retrouver ses lettres de noblesse il y a une trentaine d’années.

« En médecine, on est encore formatés de manière très cartésienne, et pendant longtemps, on a cru que tout ce qui touchait au stress et aux émotions était quelque chose d’abstrait, de non-quantifiable. On sait maintenant que c’est faux », assure-t-elle. Grâce au développement des outils psychométriques, qui permettent de quantifier sur le plan physiologique le retentissement du stress et des émotions, le para-scientifique devient ainsi de plus en plus légitime et respecté.

Sous ce terme se trouvent en fait trois outils principaux : l’effet placebo, le neurofeedback et la méditation de pleine conscience, ou programmes Mindfulness Based Stress Reduction (MBSR). L’efficacité du premier est démontrée par des cas de patients sachant que leurs médicaments ne contenaient aucune substance active. Ces mécanismes physiologiques seraient déclenchés par plusieurs facteurs : « Ce sont à la fois les attentes, qui sont très importantes, mais aussi la relation avec la personne qui vous présente ce placebo », analyse Nathalie Rapoport-Hubschman. « Dans le cadre de maladies chroniques comme le diabète, lorsque le médecin est bienveillant, l’équilibre glycémique est plus stable, et il s’améliore avec une relation médecin-malade de très bonne qualité », précise-t-elle.

Une séance de neurofeedback
Crédits : Neurofeedback Services of New York

Pour enregistrer un effet physiologique, « il faut donc qu’il y ait de l’empathie et des qualités de communication entre le soignant et le patient. Si le thérapeute est désagréable, l’effet sera nul ou diminué », explique-t-elle. Une étude publiée en 2017 démontre même que l’effet nocebo entraîne une diminution de l’efficacité des traitements pratiqués sur le patient en cas de « communication et interaction négatives entre le patient et le clinicien ». 

La méditation en pleine conscience peut elle aussi déclencher des mécanismes physiques, synonymes d’une diminution des symptômes et d’une amélioration de certaines conditions. Une meilleure gestion du stress et des émotions est à l’œuvre. « C’est une pratique d’entraînement mental qui repose sur des traditions ancestrales, notamment issues du bouddhisme, mais que l’on utilise aujourd’hui avec des approches laïques », explique Nathalie Rapoport-Hubschman, elle-même adepte de la méditation, qui permet selon elle de « rester dans l’instant présent, de contrer le biais de négativité et de faire en sorte que le cerveau augmente ses facultés d’attention, de concentration ».

Le cerveau apprendrait ainsi à maîtriser les influx de stress ou d’émotions négatives, qui participent au développement de nombreuses maladies, notamment cardiovasculaires, mais aussi aux douleurs, ou encore aux acouphènes. Pratiquée en prévention, « la méditation [pourrait] même retarder ou prévenir l’apparition de certaines pathologies », à condition d’être pratiquée avec assiduité. « Cela demande un vrai travail sur soi et une grande motivation, car c’est quelque chose qui se construit sur la durée. C’est comme faire un exercice physique : si vous avez un vélo d’appartement chez vous, mais que vous ne montez jamais dessus, ça ne vous aidera pas à vous muscler », métaphorise-t-elle.

Les conséquences d’une connaissance de ses prédispositions génétiques peuvent être désastreuses.

Quant au neurofeedback, qui peut notamment présenter un intérêt chez les personnes épileptiques ou hyperactives, il est encore « très peu utilisé en France ». Cette technique « assez marginale » consiste à faire voir ou entendre l’activité de son cerveau à un patient, à l’aide de l’électroencéphalographie. Cette musculation mentale permettrait de reprendre le contrôle de son cerveau, en apprenant à émettre des ondes cérébrales sur commande.

Délaissé dans les années 1970-80 suite à des utilisations peu éthiques et abusives, le neurofeedback a fait son retour il y a environ dix ans aux États-Unis, et cette autorégulation se sert désormais de la réalité virtuelle pour se développer. L’armée américaine utilise ainsi cette technique pour soigner certains soldats atteints de stress post-traumatique. Une étude publiée en 2017 montrait également que cette approche était « prometteuse pour le traitement de certains symptômes suite à un traumatisme cérébral ».

Débat déontologique

Confrontés aux études qui pointent l’efficacité de ces techniques non-médicamenteuses, les médecins de demain sont de plus en plus nombreux à se former à des méthodes qui mettent le cerveau au cœur du traitement. En France, plusieurs universités proposent ainsi aux étudiants en médecine de s’y former, tout en précisant qu’il ne s’agit pas de remèdes miracles. Diplôme en « méditation et neuroscience » à Strasbourg, ou en « méditation, gestion du stress et relation de soin » à la Sorbonne : les cursus universitaires s’ouvrent à ces nouvelles pratiques.

Des compléments de formation nécessaires à une amélioration visible de la santé publique, d’après le Dr Nathalie Rapoport-Hubschman. « Plus on formera les professionnels de la santé à ces approches, plus on ira vers une santé positive au niveau de la population générale », promet-elle, espérant voir plus de prévention. « La médecine moderne est formidable pour traiter les problèmes médicaux aigus, mais elle n’est pas très bonne pour les prévenir. Si on intégrait davantage ces techniques dans le cadre des études en médecine, je suis persuadée qu’on améliorerait la prise en charge des maladies et qu’on les préviendrait plus facilement. »

Avec le développement de ces thérapies cognitives comportementales s’organise un débat éthique autour de leur utilisation, notamment ceux des effets placebo et nocebo. « Se demander si l’on peut utiliser l’effet placebo dans le cadre de la médecine est extrêmement récent. Il faut désormais penser à une manière déontologique de le faire : est-ce qu’on continue à raconter des mensonges aux patients, ou est-ce qu’on leur dit la vérité ? » interroge le Dr Rapoport-Hubschman.

Pour les patients « à risque », les conséquences d’une connaissance de leurs prédispositions peuvent être désastreuses. L’étude organisée par Alia Crum aurait ainsi pu entraîner des répercussions beaucoup plus graves qu’une baisse des capacités respiratoires et une démotivation face au tapis de course. La chercheuse a d’ailleurs choisi de se concentrer sur les gènes liés à l’obésité parce qu’elle savait « que cette information serait éloquente, mais moins chargée émotionnellement que celle concernant les gènes liés aux maladies telles que le cancer ». Les participants ont par ailleurs eu connaissance de ces risques génétiques seulement « pendant une heure, sous supervision, avant d’être complètement débriefés ».

En France, seuls les tests de génétique constitutionnelle – qui reposent sur l’étude du patrimoine génétique d’une personne – sont autorisés, généralement pour dépister des cancers ou la maladie d’Alzheimer. Ils sont « toujours effectués dans un cadre médical, avec une consultation en génétique permettant d’éclairer le patient sur l’intérêt du test et sur les conséquences éventuelles de son résultat (risque pour la descendance, pronostic vital menacé, suivi thérapeutique à mettre en place, interruption médicale de grossesse) », rappelle l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).

L’objectif d’Alia Crum est désormais de trouver un moyen d’utiliser l’effet placebo liée à ces informations génétiques, tout en neutralisant leurs potentiels effets nocebo. Alors que des millions de personnes ont accès aux estimations de leurs risques génétiques personnels pour des maladies telles que la maladie d’Alzheimer, le cancer ou l’obésité, la chercheuse veut trouver « comment délivrer cette information génétique de manière à provoquer des effets bénéfiques, et annihiler les effets négatifs ». Elle estime que « c’est là-dessus que nous avons un gros travail à faire ».


Couverture : Robin Benad.