Monsieur l’ambassadeur tech

Je l’ai rencontré à l’heure du petit déjeuner dans un cadre on ne peut plus traditionnel. Le luxe feutré de la salle de restauration boisée d’un hôtel 5 étoiles parisien, le Dokhan’s, qui est lové dans un immeuble de style Belle Époque, à quelques pas de la place de l’Étoile. C’est-à-dire en plein cœur du quartier des ambassades. Et pourtant, Casper Klynge est un ambassadeur d’un genre nouveau. Premier « ambassadeur tech » du monde, il représente son pays, le Danemark, auprès des géants de la technologie comme Google, Apple, Facebook et Amazon depuis le 1er septembre 2017. Il a donc élu domicile en Californie, et plus précisément à Palo Alto, tandis que l’ambassadeur du Danemark auprès des États-Unis est toujours installé dans la capitale fédérale, Washington, D.C.

Le lobby du Dorkhan’s
Crédits : Le Dorkhan’s

« Les autorités américaines ont eu beaucoup de mal à comprendre pourquoi nous allions être deux aux États-Unis », confie Casper Klynge en buvant une gorgée de thé. Ce choix du Danemark n’est pas seulement un choix pragmatique. Ni même un choix symbolique. Il montre bien qu’une partie non-négligeable du pouvoir est passé du Capitole à la Silicon Valley, des parlements nationaux aux conseils d’administration de multinationales. Certes, les géants de la technologie ne sont pas des États, mais ils y ressemblent de plus en plus. Ne serait-ce qu’en termes financiers.

En 2018, leur chiffre d’affaires consolidé devrait avoisiner les 600 milliards de dollars, ce qui équivaut au PIB de la Suisse. L’année dernière, la valeur boursière d’Apple équivalait au PIB de l’Arabie saoudite. La valeur boursière de Google, à celui de l’Argentine. Les géants de la technologie peuvent également se targuer de disposer d’une trésorerie de près de 400 milliards de dollars. Par ailleurs, les seuls utilisateurs de Facebook sont deux fois plus nombreux que les populations combinées de tous les pays du G7. L’influence du PDG de ce réseau social est mondiale, et il n’hésite pas à en faire un usage politique. Actuellement « en tournée » à travers les États-Unis et suspecté de vouloir se présenter à l’élection présidentielle de 2020, Mark Zuckerberg a fait l’éloge du système de sécurité sociale de l’Alaska, critiqué le système pénitentiaire américain et remercié « tous les journalistes du monde qui travaillent sans relâche et parfois mettent leur vie en danger pour faire émerger la vérité ». Il s’est également opposé à certaines des décisions de Donald Trump. Et il est loin d’être le seul à le faire dans la baie de San Francisco.

Casper Klynge
Crédits : Casper Klynge/Twitter

Le cofondateur de Google Sergey Brin a par exemple été aperçu dans les manifestations provoquées par le décret interdisant l’entrée aux États-Unis de ressortissants provenant de pays à majorité musulmane en janvier dernier, tandis que l’actuel PDG Sundar Pichai s’en disait « bouleversé ».  Quant au PDG d’Apple, Tim Cook, il a affirmé en juin que « la décision de se retirer de l’accord de Paris était une erreur pour notre planète ». « Le changement climatique est réel », rappelait de son côté le fondateur de Tesla et SpaceX, Elon Musk. Lui a tenté par tous les moyens de faire changer d’avis Donald Trump, allant jusqu’à mettre sa participation au conseil consultatif dans la balance.

Cela n’a visiblement pas suffi, mais son engagement personnel, et celui de ses compères de la Silicon Valley, a été salué dans le monde entier. « Le secteur privé a de plus en plus d’importance sur la scène politique internationale », insiste Casper Klynge. « Est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? Pour être honnête, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que nous devons avoir un dialogue, un dialogue officiel et diplomatique. C’est aussi une question de transparence. » Sur son compte Twitter figurent deux autres adresses que Palo Alto : Pékin et Copenhague. « Mon ambassade est présente dans trois continents différents, c’est une façon de tenir compte du phénomène de la mondialisation, auquel prend part la technologie» À Paris, il est venu faire, entre autres, la rencontre de son homologue français, David Martinon, qui a été nommé « ambassadeur pour la cyberdiplomatie et l’économie numérique » le 22 novembre dernier. Et il est probable que d’autres pays que la France suivent l’exemple danois en se munissant à leur tour de leurs propres « ambassadeurs tech ». Mais que recouvre ce titre quelque peu ronflant ?

Le train de la modernité

« Beaucoup de mes fonctions sont similaires à celles de mes précédents postes », explique l’ « ambassadeur tech » danois devant une coupelle remplie de fruits frais. « Il s’agit d’interagir avec un large éventail d’acteurs, de créer des réseaux et de discuter de points de vue et de politiques sur lesquelles nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec le pays, ou les acteurs en question. » À 44 ans, Casper Klynge a déjà une longue expérience de la diplomatie. D’après son profil LinkedIn, il a travaillé pour l’Union européenne de 2006 à 2008, puis pour le ministère des Affaires étrangères danois de 2008 à 2013. Cette année-là, Klynge est nommé ambassadeur du Danemark à Chypre. L’année suivante, il est nommé ambassadeur du Danemark en Indonésie, au Timor oriental, en Papouasie-Nouvelle-Guinée et auprès de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est.

Visiblement fatigué par le décalage horaire, il affiche néanmoins un visage souriant et ses gestes sont empreints d’une énergie contenue. Son anglais est parfait, la tournure de ses phrases élégante. Tout comme sa tenue, qu’il porte avec une grande décontraction. Sa voix a l’intonation et le calme étudiés des politiciens qui ne s’estompent qu’à l’occasion des plaisanteries volontiers échangées en danois avec son adjoint, Nikolaj Juncher Waedegaard. Lui a préféré les viennoiseries françaises aux fruits frais. Et il s’inquiète de n’avoir pas pu recharger son iPhone avant leur prochain rendez-vous de la journée – à peine entamée et déjà remplie. « Vous voyez, nous ne pouvons plus vivre sans la technologie ! » s’amuse Casper Klynge, tout en rassurant Nikolaj Juncher Waedegaard et en désignant mon Samsung, qui enregistre docilement notre conversation. En tout, quinze personnes travaillent avec lui.

Le blason de l’ambassadeur
Crédits : Ministère des Affaires étrangères danois

« Cela peut sembler être une petite équipe pour un pays comme la France, mais pour un pays de la taille du Danemark, c’est une équipe de taille tout à fait correcte », précise-t-il. « Le gouvernement a décidé de nous donner les ressources nécessaires pour mener à bien nos missions. » Une manière, sans doute, de faire taire les esprits les plus critiques, qui ont notamment accusé le Danemark de s’offrir un « coup de publicité » à peu de frais. D’autres, au contraire, ont salué son initiative, estimant qu’elle signifiait un « regain de la souveraineté des États » face aux géants de la technologie. « Si Napoléon avait coutume de dire que “la diplomatie est la police en grand costume”, que Monsieur l’Ambassadeur Casper Klynge endosse vite ses nouveaux habits de diplomate », écrivait ainsi le directeur de l’innovation de la Foncière des régions, Philippe Boyer, en mai dernier.

Quelques mois plus tôt, le ministre des Affaires étrangères danois, Anders Samuelsen, avait annoncé la création d’une ambassade technologique pour son pays. « Dans le futur, nos relations bilatérales avec Google seront aussi importantes que celles que nous entretenons avec la Grèce », avait-il lancé pour justifier cette décision. Le Danemark était déjà l’un des pays les plus digitalisés d’Europe. Il avait de plus été choisi par Apple et Facebook pour l’installation de deux immenses centres de données. Mais l’opulent petit royaume européen se veut toujours plus présent à l’esprit des dirigeants de la Silicon Valley. Casper Klynge est donc chargé d’encourager leurs investissements au Danemark tout en promouvant les produits danois auprès de leurs start-ups. Il rencontre ces dirigeants d’entreprise exactement comme il rencontrerait un Premier ministre ou un président de la République. Un fait sans précédent depuis que le premier ambassadeur du monde, un Espagnol, s’est installé dans un pays, l’Angleterre, de manière permanente.

C’était en 1487. Mais la différence entre un ambassadeur traditionnel et un « ambassadeur tech » ne se trouve pas uniquement dans leurs interlocuteurs. « Le secteur de la technologie étant un secteur qui évolue extrêmement rapidement, nous devons faire preuve d’une grande flexibilité pour que notre diplomatie soit une réussite », affirme Nikolaj Juncher Waedegaard. « Nous avons néanmoins défini certaines priorités : la transformation des outils traditionnels de la diplomatie pour les adapter aux enjeux du XXIe siècle, la collection systématique d’informations sur les évolutions technologiques, construire des ponts entre la politique étrangère et la politique nationale, etc. » Pour Casper Klynge, il s’agit avant tout de « ne pas rater le train de la modernité ».

Rencontre avec un géant des télécoms sud-coréen
Crédits : Casper Klynge/Twitter


Couverture : Casper Klynge au Danemark. (Aorta)