L’escalade

Un large sourire éclaire le visage de Mandy Len Catron. En cet été 2014, sur le campus de l’université de Vancouver, au Canada, la professeure de littérature américaine plonge des yeux délavés et légèrement tombants dans ceux d’un collègue, croisé au hasard à l’entrée de la salle d’escalade. Quelques mots sont échangés. Malheureusement, la trentenaire sort d’une relation de dix ans, qui s’est terminée presque au même moment que le mariage de ses parents. L’amour lui fait l’effet d’une paroi sans prise. « J’imagine qu’avec quelques points communs vous pouvez tomber amoureux de n’importe qui », devise le confrère. « Mais alors, comment choisit-on quelqu’un ? »

Mandy Len Catron
Crédits : mandylencatron.com

Mandy Len Catron n’a jamais vraiment regardé le visage de cet homme ailleurs que sur Instagram. « En fait, des psychologues ont déjà tenté de provoquer une histoire d’amour », répond-elle. « C’est fascinant, j’ai toujours eu envie d’essayer. » Alors que son couple battait de l’aile, cette blonde au teint diaphane a entendu parler d’une étude scientifique au cours de laquelle deux participants censés se rapprocher l’un de l’autre avaient quitté le laboratoire main dans la main. « Chaque fois que je pensais à rompre, mon cœur refrénait mon cerveau », souffle-t-elle. « Je me sentais coincée. » Les romans qu’elle dévore depuis l’âge de trois ans n’offrant aucune réponse satisfaisante, la chercheuse se tourne vers la science « pour trouver un moyen d’aimer de manière plus intelligente ».

D’abord sceptique à l’idée qu’une expérience puisse accoucher d’une romance, elle découvre le rôle du jeu dans la naissance des sentiments. Dans les années 1970, deux professeurs de psychologie new-yorkais, Elaine et Arthur Aron, ont invité une femme et un homme hétérosexuels dans une pièce. Une série de questions assez personnelles a été soumise aux cobayes, assis face à face. On leur a ensuite demandé de se regarder dans les yeux en silence pendant quatre minutes. Six mois plus tard, ils invitaient tout le laboratoire à leur mariage. Fort de ce succès, le couple de chercheur a perfectionné le test, de manière à ce qu’il dure 45 minutes. Il compte 36 questions (voir en fin d’article). « Essayons », acquiesce l’homme croisé devant la salle d’escalade à la fin du récit.

Cette expérience hors les murs ne respecte pas tous les cadres fixés par Elaine et Arthur Aron. Elle a lieu dans un bar entre deux individus qui se connaissent un peu. Qu’importe, Mandy Len Catron sort son téléphone et cherche les 36 questions à poser. « Aimeriez-vous être célèbre ? » se demandent tour à tour les universitaires de Vancouver. « Quand avez-vous chanté pour vous la dernière fois ? » enchaînent-ils. Après avoir imaginé les circonstances de leurs morts respectives, les participants ont quatre minutes pour raconter leur vie avec le plus de détails possibles. Dans la foulée, ils doivent citer trois points communs. « Je pense que nous sommes tous les deux intéressés par l’autre », ose alors le collègue de Mandy Len Catron en la regardant.

Crédits : mandylencatron.com

Elle sourit et avale laborieusement une gorgée de bière en oubliant complètement d’écouter les autres réponses. Sans prévenir, le niveau de tension et d’intimité est arrivé à un pic. La chercheuse d’ordinaire si rationnelle se sent prisonnière, comme une grenouille ébouillantée par une eau chauffée à feu doux, alors qu’elle aurait sauté si la température avait grimpé d’un coup. « Nous avons tous un récit sur nous à offrir aux étrangers », constate-t-elle, « mais les questions du professeur Aron empêchent de s’appuyer dessus. » Autrement dit, l’expérience est savamment conçue. Mandy Len Catron a fini par sortir avec son collègue. Et elle s’est inspirée de cette histoire pour écrire un livre publié en français en janvier 2019, Comment tomber amoureux d’un parfait inconnu.

Épiphanie

L’idylle entre Mandy Len Catron et son collègue est née un autre été, sur un autre campus. Rien ne prouve qu’elle n’aurait pas éclos sans l’étude d’Elaine et Arthur Aron. Il n’empêche, celle-ci a offert « un moyen de nouer une relation qui paraissait délibérée », admet la professeure de littérature. Tout a donc commencé un autre été, sur un autre campus. L’année 1967 était mûre et le « Summer of Love » bourgeonnait quand un doctorant de l’université californienne de Berkeley, Arthur Aron, a embrassé pour la première fois Elaine Spaulding en face du Dwinelle Hall, un bâtiment du campus. Leur relation s’est avérée si fusionnelle qu’elle a abouti à un mariage, prolongé par des recherches communes sur les mystères des sentiments.

« Je suis tombé intensément amoureux d’elle », explique Aron. « Puisque j’étudiais la psychologie sociale, je me suis amusé à chercher les études sur l’amour, mais il n’y en avait pratiquement aucune. » Sitôt son doctorat terminé, l’universitaire poursuit des recherches à Paris, plus que jamais ville de l’amour, avant de trouver un poste à Vancouver. Là, avec son épouse, il se livre à une première expérience : un homme et une femme hétérosexuels passent une heure et demi à se poser des questions issues d’un jeu de société développant l’expression personnelle, The Ungame. Après quoi, ils sont laissés quatre minutes entre quatre yeux. Les résultats sont regroupés en 1974 sous le titre « Certaines preuves d’une attraction sexuelle accrue dans des conditions d’anxiété élevée », dans le Journal of Personality and Social Psychology.

Elaine et Arthur Aron à Berkeley

Le test est particulièrement probant : deux professeurs assistants ayant servi de cobayes succombent. Ils se marieront même plus tard. « Nous ne voulions pas provoquer de romances car certaines personnes pouvaient déjà en aimer d’autres, c’était donc susceptible de causer des problèmes », confie Arthur Aron. Passé par la Maharishi International University – une institution qui fait la part belle aux techniques de méditation transcendantale indiennes –, le couple consulte avec intérêt le livre The Psychology of Love, publié en 1989 par trois psychologues. « La science de l’amour est encore au stade de l’enfance », jugent-ils, répertoriant différentes théories sur le sujet.

En peaufinant leur méthode, Elaine et Arthur Aron parviennent à un test comptant 36 questions. Elles s’inspirent du « paradigme d’accointance » théorisé en 1994 par Nancy L. Collins et Lynn Carol Miller. D’un échange de 45 minutes sortent quelques amitiés : 35 % des participants restent en contact. Cette fois, aucun mariage n’est toutefois célébré. Mais « nous ne l’avons pas conçu pour cela », précise Elaine Aron. Les résultats parus en 1997 sous le nom « La production expérimentale de proximité interpersonnelle » parlent d’ailleurs plus de bonne entente que d’amour. Une relation étroite ne peut naître qu’au terme d’un processus de « révélation de soi réciproque, personnelle et soutenue », observent-ils.

Une telle épiphanie se produit-elle au cours de l’expérience ? Oui et non, répondent les chercheurs. « Nous pensons que la proximité résultant de ces études est vécue de la même manière, à de nombreux égards, que celle qui se produit naturellement au cours du temps. Cela dit, il est peu probable que notre procédure produise de la loyauté, de la dépendance, de l’engagement ou d’autres aspects relationnels qui pourraient nécessiter plus de temps pour se développer. » Quoi qu’il en soit, une relation réussie repose selon eux sur le partage continu de confidences et de vulnérabilités équitables.

Au cœur du cerveau

Un dimanche de 2010, Mandy Len Catron accompagne une amie, Liz, faire les boutiques de robes de mariée. « Quand tu vois un vieux couple, est-ce que tu penses à Kevin et toi ? » lui demande la fiancée en pointant deux octogénaires. Comme elle, la professeure de littérature d’alors 29 ans est sur le point de se marier. Mais ce choix est-il le bon ? « Non, honnêtement, je ne pense pas à nous », répond-elle, songeuse. Kevin est entré dans sa vie à la fac, alors que l’union de ses parents paraissait inaltérable. Maintenant qu’ils sont séparés, Mandy Len Catron n’est plus sûre de rien. Les interrogations se bousculent dans un entrelacs de souvenirs, où chaque pilier apparaît lézardé. Sur quoi reposait la relation qui l’a vue naître ?

À Appalachian, une ville minière de Virginie, un entraîneur de football américain au lycée a un jour été interrogé par une pom pom girl écrivant pour le journal de l’école. Ils se sont un temps fréquenté en secret, puis ont célébré leurs noces devant témoins quatre ans plus tard. « À mes yeux c’était la plus belle histoire d’amour », explique leur fille Mandy Len Catron. « Quand j’étais petite, je ne me lassais pas de la raconter. Les histoires d’amour avaient façonné mes espoirs et mes attentes, qui se trouvaient terriblement déçus. J’ai donc décidé d’apprendre tout ce que je pouvais sur le sujet. » Avant de découvrir le questionnaire d’Elaine et Arthur Aron, Mandy tombe sur les travaux d’Helen Fisher.

En 1992, cette anthropologue de « l’attraction interpersonnelle », qui collabore régulièrement avec le couple Aron, a écrit un ouvrage sur « une histoire naturelle de l’amitié, du mariage et les raisons de notre égarement » titré Anatomy of Love. L’amour, juge-t-elle, est à mettre au rang des besoins fondamentaux comme la faim et la soif. Ce serait « un moteur fondamental qui a évolué il y a des centaines ou des milliers d’années » et aurait permis à l’espèce humaine de prospérer. Pour que reproduction se passe, l’homme est mû par trois mécanismes neurologiques : le besoin d’attachement, de sexe et d’amour. « Ces trois systèmes cérébraux peuvent opérer aussi bien distinctement qu’ensemble », explique Helen Fisher. Il a fallu leur coopération afin que la femme et l’homme élèvent ensemble un enfant.

Ce n’est pas un hasard, ajoute Fisher, si ce processus a lieu au cœur du système nerveux central, dans une section appelée aire tegmentale ventrale d’où proviennent aussi les sentiments de faim et de soif. La dopamine est produite ici, et met en branle tout un circuit de récompense qui active nos désirs. Ainsi, la molécule est présente en plus grand nombre chez un individu qui s’éprend d’un autre. Par un jeu de vase communicant, les régions de la prise de décision sont au même moment moins actives. Autrement dit, il se pourrait bien que l’amour rationne la rationalité ; d’où une certaine folie douce.

« Des gens ont suggéré de l’utiliser pour réconcilier les supporters de Trump et ses opposants »

« Nous nous sommes rendu compte que les mécanismes propres à l’amour peuvent se déclencher instantanément », observe la chercheuse. Le coup de foudre existe donc bien en science. « Ce système neuronal est comme un chat endormi, il peut être réveillé n’importe quand. C’est ce qu’Arthur Aron expérimente en mettant deux personnes dans une situation où elles sont plus susceptibles d’activer ces mécanismes. » Mandy Len Catron a toutefois une réserve à l’égard de cette explication. D’après elle, il ne faut pas oublier que l’amour est pour une large part une construction sociale, dont la figure ne cesse de se renouveler à mesure que de nouvelles façons d’interagir apparaissent.

Lorsqu’elle a finalement décidé de rompre avec l’homme qu’elle devait épouser, la professeure a essayé les applications de rencontre. L’offre était pléthorique. Mais dans beaucoup de cas, les échanges tournaient court. « Vous n’avez pas d’ami en commun ni d’obligation à respecter », a-t-elle constaté. Au contraire, l’expérience d’Aron lui a donné un cadre, les balises d’un chemin vers l’intimité qui peinent parfois à émerger d’elles-mêmes. Là où les données sont partout, quelques règles du jeu peuvent aider.

Ce n’est pas vrai qu’en amour : une femme qui ne savait pas comment communiquer avec sa sœur en phase terminale s’est servie du questionnaire. « Elle a trouvé ça fort de le faire avant sa mort », rapporte Mandy Len Catron. « Des gens ont suggéré de l’utiliser pour réconcilier les supporters de Trump et ses opposants », s’amuse Arthur Aron. Il y a quelques mois, le psychologue a rencontré la professeure de Vancouver pour la première fois. « Je ne savais pas qu’il serait là mais j’ai été ravie de le rencontrer », se souvent cette dernière. « Il m’a posé beaucoup de questions. »

Arthur Aron aujourd’hui
Crédits : Stony Brook University

Les 36 questions

  1. Si vous pouviez choisir n’importe qui dans le monde, qui inviteriez-vous à dîner ?
  2. Aimeriez-vous être célèbre ? Si oui, de quelle manière ?
  3. Avant de passer un appel téléphonique, vous arrive-t-il de répéter ce que vous allez dire. Si oui, pourquoi ?
  4. À quoi ressemble une journée parfaite pour vous ?
  5. Quand avez-vous chanté pour vous-même pour la dernière fois ? Et pour quelqu’un d’autre ?
  6. Si vous pouviez atteindre 90 ans et conserver soit l’esprit soit le corps d’un·e trentenaire pendant les soixante dernières années de votre vie, que choisiriez-vous ?
  7. Avez-vous un pressentiment secret sur la façon dont vous allez mourir ?
  8. Citez trois choses que votre partenaire et vous semblez avoir en commun ?
  9. De quoi vous sentez-vous le/la plus reconnaissant·e dans la vie ?
  10. Si vous pouviez changer quelque chose à l’éducation que vous avez reçue, de quoi s’agirait-il ?
  11. En quatre minutes, racontez l’histoire de votre vie en donnant le plus de détails possibles.
  12. Si vous pouviez vous réveiller demain avec une qualité ou une aptitude en plus, de quoi s’agirait-il ?
  13. Si une boule de cristal pouvait vous révéler la vérité sur vous, votre vie, l’avenir ou toute autre chose, que voudriez vous savoir ?
  14. Y-a-t-il une chose que vous rêvez de faire depuis longtemps ? Pourquoi ne l’avez-vous pas encore faite ?
  15. Quelle est la plus grande réussite de votre vie ?
  16. En amitié, qu’est-ce qui a le plus de valeur à vos yeux ?
  17. Quel est votre plus beau souvenir ?
  18. Quel est votre pire souvenir ?
  19. Si vous deviez mourir dans un an, changeriez-vous quelque chose à votre façon de vivre ? Pourquoi ?
  20. Que signifie l’amitié pour vous ?
  21. Quels rôles jouent l’amour et l’affection dans votre vie ?
  22. Tour à tour, énumérez les qualités que vous voyez chez votre partenaire. Citez en 5 au total.
  23. À quel point votre famille est-elle unie et chaleureuse ? Pensez-vous avoir eu une enfance plus heureuse que la plupart des gens ?
  24. Que pensez-vous de votre relation avec votre mère ?
  25. Énoncez trois vérités commençant par nous. Par exemple : « Nous avons tous les deux l’impression que… »
  26. Finissez cette phrase : « J’aimerais avoir quelqu’un avec qui partager…»
  27. Si votre partenaire devait devenir un·e ami·e proche, dites-lui ce qu’il/elle devrait à tout prix savoir sur vous.
  28. Expliquez à votre partenaire ce que vous aimez chez lui/elle. Soyez honnête et énoncez des choses que vous ne diriez peut-être pas à quelqu’un que vous venez juste de rencontrer.
  29. Partagez avec votre partenaire un moment gênant de votre vie.
  30. Quand avez-vous pleuré devant quelqu’un pour la dernière fois ? Et tout·e seul·e ?
  31. Dites à votre partenaire ce que vous aimez déjà chez lui/elle.
  32. Selon vous, y a-t-il des sujets dont on ne peut pas rire ?
  33. Si vous deviez mourir ce soir sans pouvoir communiquer avec qui que ce soit, que regretteriez-vous le plus de ne pas avoir dit à quelqu’un ? Pourquoi ne l’avez-vous pas déjà dit ?
  34. Imaginez que votre maison prenne feu avec tout ce qu’elle contient. Après avoir sauvé vos proches et vos animaux de compagnie, vous avez encore le temps d’aller récupérer un unique objet. Que prenez-vous ? Pourquoi ?
  35. Parmi tous les membres de votre famille, quel est celui dont la mort vous toucherait le plus ? Pourquoi ?
  36. Exposez un problème personnel à votre partenaire et demandez-lui ce qu’il ou elle ferait pour le résoudre. Demandez-lui également ce qu’il/elle pense que vous ressentez face à cette situation ?

Couverture : Tyler Nix.