Conquête spatiale

Greg Chung était chez lui le 1er février 2003 quand la navette spatiale Columbia est tombée du ciel. Son fils Jeffrey l’a appelé pour lui annoncer la nouvelle : elle s’était désintégrée en retournant sur Terre, et les sept astronautes à son bord avaient trouvé la mort. « On ne plaisante pas avec ces choses-là », a répliqué Chung.

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Les débris de Columbia retombent sur Terre

Citoyen américain né en Chine, il vivait avec sa femme, Ling, dans une impasse d’Orange, en Californie. Il avait travaillé sur le programme de la navette spatiale de la NASA jusqu’à sa retraite, quelques mois auparavant. Entre autres choses, il avait participé à l’élaboration de la cabine de l’équipage de Columbia. Lorsqu’il a réalisé que Jeffrey disait vrai, il a raccroché et s’est mis à pleurer. En 1972, la NASA commença à sous-traiter la conception et le développement de ses navettes spatiales à la Rockwell Corporation, qui fut ensuite rachetée par Boeing. Pendant trente ans, Chung avait travaillé comme ingénieur structures au sein du groupe d’analyse des contraintes. Le travail avait beau être répétitif, cela lui convenait. Il ne quittait son bureau que rarement, même pour prendre un café, et restait assis devant son ordinateur à réaliser des calculs permettant de déterminer la façon dont le fuselage résisterait à différents degrés de pression et de chaleur. Après l’accident de la navette Columbia, la NASA a demandé à Boeing d’améliorer le design de sa prochaine navette. Chung comptait parmi les meilleurs analystes du groupe. Son ancien superviseur l’a donc appelé pour le réembaucher en tant que sous-traitant. En dépit de ses 70 ans, Chung a accepté de retarder son départ à la retraite. Il a alors repris ses bonnes vieilles habitudes, arrivant en retard pour le dîner et travaillant jusqu’à l’aube. Sa motivation n’avait rien à voir avec une éventuelle promotion ou une quelconque augmentation, il s’agissait simplement de l’amour du travail bien fait. « Il me disait toujours combien d’argent il avait réussi à faire économiser à Boeing, m’a confié Ling plus tard. Et je le taquinais : “Ah, toi et ton Boeing !” » En avril 2006, deux agents du FBI sont venus lui rendre visite. Il avait conçu tout seul les plans de sa maison d’Orange, pourvue d’une terrasse que lui et Ling avaient réalisée eux-mêmes. Dans la grande cour devant la maison, Chung avait planté des citronniers et une parcelle de tomates, qu’il arrosait avec l’eau recyclée de la douche. Leurs deux fils, Jeffrey et son frère aîné Shane, habitaient non loin de là avec leurs familles.

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Chung et sa femme lors d’un voyage en Chine

Chung, un grand homme au visage mince et impassible, a invité les deux hommes à entrer. Ils lui ont ensuite posé des questions sur Chi Mak, une de ses connaissances, qui avait été arrêté quelques mois plus tôt. Mak était originaire de Hong Kong et avait émigré aux États-Unis dans les années 1970. Il avait travaillé en tant qu’ingénieur chez Power Paragon, une firme qui construisait des systèmes de distribution d’énergie pour la marine. Pendant des années, la Chine avait tenté de moderniser sa flotte, et le FBI soupçonnait Mak d’avoir reçu une formation des services de renseignements chinois et d’avoir été envoyé aux États-Unis pour œuvrer comme espion. Pendant plus d’un an, le FBI avait mis son téléphone sur écoute et l’avait pris en filature, jusqu’à son arrestation. Une nuit, alors que Mak et sa femme étaient en vacances en Alaska, des agents ont pénétré dans leur maison. Ils n’ont laissé aucune trace de leur passage : même les toiles d’araignée n’avaient pas bougé d’un pouce. Ils ont pris des centaines de photos des documents de Mak, y compris de son carnet d’adresses, dans lequel ils ont trouvé le nom de plusieurs ingénieurs d’origine chinoise. L’un des noms qui figuraient sur ces pages était Greg D. Chung. Chung, dont le nom de baptême était Dongfan, avait choisi de se faire appeler Greg à son arrivée aux États-Unis, quarante ans auparavant. Il a déclaré aux agents que lui et Ling allaient dîner chez les Mak une ou deux fois par an, mais qu’ils ne parlaient jamais de travail, Mak étant ingénieur électricien et lui ingénieur structures. Les deux hommes ont remercié Chung et s’en sont allés. Ils ont récolté au passage quelques informations utiles, mais n’ont rien trouvé à lui reprocher, à ce moment-là du moins. Quelques semaines plus tard, le FBI a effectué une nouvelle perquisition dans la maison de Mak. Au milieu d’une pile de relevés bancaires, ils ont découvert la photocopie d’une lettre écrite en chinois sur le papier d’un hôtel de Pékin, datant de 1987. Son auteur était Gu Wei Hao, fonctionnaire du ministère de l’Aviation chinoise, et elle était adressée non pas à Chi Mak, mais à Lingjia et Dongfan Chung. Cette lettre fait partie des documents que le FBI m’a transmis récemment. Sur ces pages, Gu demande à Chung de rassembler des informations pour aider la Chine à développer son programme spatial. Le gouvernement avait lancé le projet de construire une station spatiale orbitant autour de la Terre, et Gu cherchait à mettre la main sur toute information technique pouvant contribuer à sa réalisation.

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Le passeport américain de Chi Mak

Il écrit : « Pour ce qui est des frais que vous rencontrerez pour collecter ou acheter ces informations, je trouverai le moyen de vous rencontrer pour vous payer en liquide, et vous serez autorisé à transporter les documents à l’étranger. » Il invitait Chung dans la ville de Guangzhou, ce qui leur donnerait l’occasion de discuter des aspects techniques « dans un endroit paisible », considéré comme « particulièrement sûr ». Chung étant citoyen américain, Gu lui conseillait de faire une demande un visa de touriste, dans le formulaire de laquelle il déclarerait qu’il « rendait visite à sa famille en Chine ». « Votre volonté de servir votre pays vous honore, et garantira sans aucun doute un radieux avenir à la Chine toute entière », affirmait Gu dans la dernière phrase.

La caverne d’Ali Baba

Chung était à présent suspecté d’espionnage. Le FBI a ouvert une autre enquête, sous la direction de l’agent Kevin Moberly, un homme athlétique âgé d’à peine quarante ans, aux cheveux courts et à la barbe particulièrement soignée. Une nuit en plein mois d’août, Moberly s’est réveillé à deux heures du matin et s’est habillé. Accompagné d’un autre agent, Bill Baoerjin, il s’est rendu en voiture à Orange et s’est garé sur Grovewood Lane, à une centaine de mètres du domicile de Chung. Ils sont restés dans la voiture une vingtaine de minutes, scrutant les environs et laissant leurs yeux s’habituer à l’obscurité. Enfin, ils sont sortis de la voiture. Munis de lampes-torches couvertes d’un filtre rouge pour atténuer leur faisceau, ils ont fouillé deux poubelles placées devant le portail de Chung, y trouvant une pile de journaux chinois qu’ils ont emporté au bureau.

Moberly ne savait pas si Chung avait enfreint la loi, mais il était certain qu’une limite avait été franchie.

Glissés entre les pages des journaux se trouvaient plusieurs documents techniques provenant de Rockwell et de Boeing. Moberly, qui avait servi dans l’Air Force comme officier de renseignements avant de rejoindre le FBI, a reconnu les abréviations « V.O. » (pour « véhicule orbitaire ») et « S.T.S. » (pour Shuttle Transportation System, le nom désignant la navette spatiale américaine). Aucun indice ne permettait de déduire que Chung tentait de faire passer ces documents à qui que ce soit. Il semblait simplement se débarrasser de fichiers sensibles, peut-être en réaction à l’affaire Mak, qui défrayait la chronique depuis maintenant plusieurs mois. Moberly et Baoerjin sont revenus la semaine suivante pour procéder à une nouvelle fouille. Cette fois-ci, des voisins sont passés en voiture vers quatre heures du matin, et les deux agents ont dû se cacher en vitesse derrière les poubelles. Moberly a alors décrété qu’une telle procédure était trop risquée : il a conclu un accord avec les éboueurs pour que le camion contenant les déchets du quartier suive un itinéraire précis avant de rejoindre le centre de tri, permettant au FBI de récupérer les sacs sans révéler quelle maison faisait l’objet d’une enquête. La semaine suivante, peu après le lever du soleil, Chung a fait rouler un container de recyclage qu’il a placé près des deux autres poubelles qu’il avait sorties la veille au soir. Il a reculé de quelques pas derrière les buissons de la cour, restant là une minute à regarder la rue avant de rentrer. Quand les enquêteurs ont récupéré la poubelle, ils ont découvert plus de six cent pages provenant de chez Boeing, couvertes de graphiques et de dessins techniques. Les mots « Confidentiel » et « Secret Industriel » ornaient la plupart des documents.

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En septembre, Moberly et Gunnar Newquist, un agent du Service d’enquêtes criminelles de la marine, se sont rendus chez Chung pour un second entretien. Les deux agents ont pris place sur un canapé blanc devant la grande table basse du salon, face à un Chung parfaitement détendu. Moberly a commencé avec des questions classiques portant sur Chi Mak. Au bout d’une heure, il a enchaîné en évoquant Gu Wei Hao, le fonctionnaire du ministère de l’Aviation chinoise. Chung a déclaré qu’il avait rencontré Gu lors d’un voyage en Chine en 1985, ainsi qu’une deuxième fois au début des années 1990.

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Chung et Gu Wei Hao

« — Vous a-t-il jamais demandé de faire quelque chose pour lui ? a demandé Moberly. — Non », a répondu Chung. Il s’est alors rendu à la cuisine pour prendre un verre d’eau. Quand il s’est rassis, Moberly a sorti la lettre de Gu et l’a posée sur la table. Il a demandé à Chung de la lire à voix haute, en anglais. Chung traduisait d’une voix hésitante. « Avez-vous d’autres documents que vous ne devriez pas avoir chez vous ? » a demandé Moberly. Il a tendu à Chung un formulaire de consentement, autorisant la fouille de sa maison, que Chung a signé. Moberly a alors fait entrer le groupe d’agents qui l’accompagnaient. Au même moment, Ling rentrait chez elle avec son petit-fils. La famille a regardé en silence la dizaine d’agents fouiller leur maison et son terrain, de plus de quatre mille mètres carrés. Sous la terrasse à l’arrière de la maison, un agent a découvert une petite porte maintenue fermée par un morceau de bois. Il l’a ouverte et a descendu les quelques marches de bois, se retrouvant dans un vide sanitaire qui s’étendait sur toute la longueur de la maison. Au début, il y avait assez de place pour se tenir debout, mais plus il avançait, plus le sol remontait. On ne pouvait y accéder depuis l’intérieur de la maison. L’endroit ressemblait à une cave inachevée, éclairée par des ampoules nues. D’un côté se trouvaient toutes sortes de déchets : de vieux matelas, des tricycles, des planches, et vers l’avant de la maison, derrière un panneau de particules, se trouvait une petite pièce remplie d’étagères allant du sol au plafond, couvertes de classeurs. L’agent a conduit Moberly dans le vide sanitaire. Les classeurs poussiéreux contenaient des milliers de documents, y compris de nombreux des manuels de conception en lien avec l’aviation américaine : celui du bombardier B-1, de l’avion-cargo militaire C-17, de l’avion de chasse F-15, et des hélicoptères Chinook 47 et 48. « C’était comme pénétrer dans la caverne d’Ali-Baba ! » m’avouera plus tard Moberly. Il ne savait pas si Chung avait enfreint la loi, mais il était certain qu’une limite avait été franchie. Moberly s’est emparé d’un classeur et est remonté en vitesse. Il a posé le document sur la table du salon : « Pourquoi ne pas nous avoir dit que vous aviez tout cela ? » Chung n’a rien dit, détournant le regard. Le téléphone a sonné et il s’est rendu dans la salle à manger pour décrocher. Jessie Murray, le seul collègue de Moberly qui parlait mandarin, a entendu ce que disait Chung à son fils aîné, Shane : « Ils vont venir te poser des questions sur notre voyage scolaire à Pékin (le voyage durant lequel Chung avait rencontré Gu Wei Hao). Dis-leur que tu as oublié, que tu ne sais rien. » Murray a arraché le téléphone des mains de Chung et a raccroché, lui rappelant qu’on pouvait aussi l’accuser d’entrave à la justice.

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Journalistes et agents du FBI se pressent devant la maison de Chung
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La fouille s’est poursuivie toute la journée. Les agents ont trouvé des documents en partie brûlés dans la cheminée et d’autres dossiers dans un bureau à l’étage. Le soir venu, ils avaient sorti plus de cent cinquante boîtes remplies de documents. Moberly raconte que lorsqu’il a quitté la maison, il a croisé Shane Chung dans l’allée : « Mon père tient beaucoup trop à son pays d’origine, a-t-il déclaré. Il ferait bien de revoir ses allégeances. »

Naissance d’un espion

Chung était né dans une petite ville de la province du Liaoning, au nord-est de la Chine. C’était un garçon timide qui aimait collectionner des objets divers : timbres, cailloux, bouchons de dentifrice. Ses parents étaient bouddhistes et lui avaient appris à respecter la nature. Il était fasciné par les fleurs et les arbres, et n’aimait pas que les autres enfants s’amusent à écraser les fourmis. Pendant la Seconde Guerre mondiale, tandis que l’armée japonaise progressait à travers les provinces de l’est du pays, les Chung ainsi que des millions d’autres Chinois avaient été contraints de fuir. Ils se dirigeaient vers le Sud quand ils entendirent des tirs et ont durent se cacher dans un champ de maïs. Un fermier abrita la famille et leur donna à manger des gâteaux de farine de maïs, n’acceptant aucun argent en retour. La bienveillance de ce fermier marqua profondément l’esprit de Chung, qui n’avait que 8 ans.

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Dongfan Chung est né dans le nord-est du pays
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Son père, ingénieur civil pour le ministère des Transports Ferroviaires, était un patriote. En 1946, en pleine lutte maoïste pour la conquête du pouvoir, les Chung ont dû trouver refuge à Taïwan, où le Parti nationaliste (le Kuomintang) formait un gouvernement en exil. La Chine était alors scindée entre la République Populaire de Chine, dirigée par le Parti Communiste, et la République de Chine, établie à Taïwan. Toutes deux prétendaient défendre les valeurs du peuple chinois. Tchang Kaï-chek, le dictateur militaire de Taïwan, encourageait toute propagande anti-communiste. Comme les autres écoliers taïwanais, Chung apprit à mépriser le régime de Mao, bien qu’ayant toujours l’impression d’appartenir à la culture et à la nation chinoise. Au lycée, Chung avait dû se plier à l’entraînement militaire obligatoire. L’idée l’avait effleuré de s’enrôler dans la marine taïwanaise pour aider à la libération de la Chine de l’emprise de Mao. « Mais notre père pensait que ses talents seraient davantage mis à profit s’il étudiait l’ingénierie », m’a expliqué l’un des frères de Chung. C’est ainsi que ce dernier s’inscrivit à l’université nationale de Taïwan, la plus prestigieuse du pays. Ses études achevées, il travailla sur un projet de barrage au nord de Taïwan, où il fit la rencontre de Lingjia Wang, artiste peintre qui travaillait comme enseignante dans une école maternelle. Ils se marièrent peu de temps après. Chung adorait l’ingénierie, c’était l’un des meilleurs étudiants de sa classe, mais ses perspectives professionnelles étaient limitées à Taïwan. Comme nombre de ses confrères, il rêvait de faire carrière aux États-Unis. Pendant qu’il travaillait sur le barrage, il apprit l’anglais auprès de la femme d’un conseiller américain.

Les Chung jonglaient sans problème avec trois nationalités : chinoise, taïwanaise et américaine.

En 1962, il s’inscrivit à l’université du Minnesota, où il obtint un master d’ingénierie civile. Il travailla ensuite chez Boeing, à Philadelphie, en tant qu’analyste des contraintes sur des aéronefs à décollage et atterrissage verticaux. Pendant ce temps, Ling suivait des cours de peinture. À l’époque, la République populaire de Chine n’autorisait pas ses citoyens à émigrer. Les Chung avaient une poignée d’amis nés aux États-Unis, mais la plupart de leurs connaissances étaient des expatriés originaires de Taïwan. Ils passaient leurs vacances avec eux, voyageant à New York pour visiter des musées, ou sur la côte du Delaware pour s’adonner la pêche au crabe. Un de ses amis d’enfances, Thomas Xie, qui étudiait à cette époque à l’université d’État du Nouveau-Mexique, écrivit à plusieurs de ses amis, y compris Chung, car il lui manquait deux mille dollars pour terminer ses études à l’université de Chicago et obtenir son diplôme. Bien que Chung ne disposât seulement que d’un peu plus de deux mille dollars sur son compte en banque, il envoya la somme immédiatement. « Greg était toujours là pour rendre service », m’a affirmé son frère. Ling, très extravertie, voulait étendre son cercle d’amis, aussi le couple rejoignit-il une association taïwanaise de la région. Au cours des rassemblements régionaux, les Chung faisaient entendre leur voix en faveur de la réunification de la Chine et de Taïwan, qui selon eux ne devaient former qu’un seul et même pays. Ils semblaient s’opposer à l’idée même de frontières. Ling me confierait plus tard : « Nous pensions que le monde entier devait vivre en harmonie. Tous ces conflits nous semblaient tout bonnement aberrants. » Leurs opinions offensèrent certains des membres, qui les accusaient de manquer de loyauté envers Taïwan.

En 1972, Chung rejoignit la Rockwell Corporation, qui venait de décrocher un contrat avec la NASA visant à construire le premier véhicule orbital. Il emménagea alors dans le sud de la Californie avec sa famille. Entre-temps, Chung et Ling étaient parvenus à obtenir la nationalité américaine. La carrière de Chung progressait rapidement, et Ling était épanouie à la fois sur le plan social et artistique. Ils comptaient bien rester vivre ici. Comme beaucoup de leurs amis expatriés, ils jonglaient sans problème avec trois nationalités : chinoise, taïwanaise et américaine. Tout au long de la fin des années 1970, tandis que le Parti Communiste promulguait une série de réformes économiques et politiques, l’hostilité des Chung envers le régime s’apaisa. « Tout à coup, les frontières de la Chine se sont ouvertes, m’a dit Ling. Nous étions curieux, en quête de notre identité. » Ils en vinrent à penser que les nationalistes n’étaient guère plus démocrates que les communistes.

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Le président Richard Nixon et sa femme sur la Grande Muraille
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Ching Wang, un camarade de lycée de Chung qui est désormais professeur émérite de chimie pharmaceutique à l’université de Californie, m’a assuré que de tels changements d’état d’esprit étaient très courants chez Taïwanais de leur génération, surtout pour ceux qui s’étaient installés à l’étranger : « Nous avons commencé à nous rebeller et à rejeter ce que nous avions appris. » Les médias taïwanais avaient toujours décrit la République populaire de Chine comme un dépotoir, mais les images télévisées de la visite de Richard Nixon à Pékin montraient une ville propre et prospère. Ses croyances bouddhiques aidèrent Chung à pardonner les abus du régime de Mao. « Certains de nos proches ont été tués par les Communistes », m’a confié son frère à propos d’une génération depuis longtemps disparue. « Mais nous ne pouvions pas les haïr indéfiniment. Je suppose que Greg ressentait la même chose. » Quand ils eurent quarante ans, les Chung voulurent approfondir leur connaissance de leur pays d’origine. « Nous devions le faire. Pour ne pas se sentir comme de vulgaires poupées, dotées d’un corps mais pas de cœur », m’a expliqué Ling.

En 1976, après avoir assisté à un spectacle donné par des musiciens chinois de passage à Los Angeles, Chung acheta un erhu, un instrument traditionnel à deux cordes, et apprit à en jouer. Lui et Ling commencèrent à collectionner les textes de la République populaire de Chine, des brochures datant de la Révolution culturelle prolétarienne, ainsi que des coupures de journaux déplorant la mort de Mao, en prenant des notes dans les marges. Depuis les années 1950, la plupart des citoyens vivant sur le continent écrivaient une version simplifiée du chinois. La plupart des Taïwanais, eux, utilisaient toujours les caractères traditionnels. Pourtant, Chung et Ling adoptèrent ce nouveau style. La mort de Mao en 1976 marqua la fin officielle de la Révolution culturelle prolétarienne ainsi que le début des efforts de modernisation de Deng Xiaoping. La Chine envoya des délégations de scientifiques et d’ingénieurs dans les pays occidentaux. Les intellectuels chinois qualifiaient cela de « kexue jiuguo » : un effort pour « sauver la Chine par la science ». Chung était fier des progrès scientifiques accomplis par son pays, et il conservait dans un carnet les coupures de journaux évoquant le lancement des navettes spatiales chinoises. Il commença également à se rendre à des événements organisés pour des diplomates ou des intellectuels chinois de passage aux États-Unis. C’est lors d’un de ces forums, en 1979, qu’il fit la rencontre Chen Len Ku, un professeur d’ingénierie de l’Institut de Technologie de Harbin. Chen était à la recherche de manuels d’instructions sur l’étude des contraintes. Chung photocopia alors les notes qu’il avait prises lors d’un cours reçu à l’université du Minnesota et les envoya à Chen par un navire de fret.

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Des Chinois éplorés devant la dépouille de Mao Zedong
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« Je ne sais pas ce que je peux faire pour notre pays, lui écrit-il. Je suis infiniment fier des avancées du peuple chinois, et je regrette de ne pas pouvoir contribuer au progrès de notre Mère-Patrie. » Chen montra la lettre à ses collègues de Harbin. On suppose que des membres du gouvernement en prirent également connaissance. L’année suivante, Chung fut convié à une conférence dans un hôtel de Los Angeles. L’intervenant principal était Gu Wei Hao, de l’Aviation Industry Corporation of China. Cette compagnie détenue par l’État avait été créée dans les années 1950 avec l’aide de l’Union Soviétique. Elle avait quelque peu dépéri dans les années 1960 avec la rupture des relations sino-soviétiques, mais elle avait retrouvé bon espoir de se moderniser. Gu souligna la volonté de la Chine d’acquérir des technologies plus avancées, particulièrement dans le domaine aéronautique. Après la conférence, Chung eut un long entretien avec Gu. La Chine avait besoin d’améliorer la conception du fuselage, l’un des domaines d’expertise de Chung. Lors de cette rencontre, Chung fit également la connaissance de Chi Mak, qui avait déjà commencé à récolter des informations pour la Chine, ce que Chung ignorait alors.

Le pillage

Dans les années 1950, le Parti Communiste chinois avait commencé à amasser des informations stratégiques en provenance de l’étranger. L’Institut des Informations Scientifiques et Techniques, créé en 1958, se procura des milliers de documents étrangers, et les traduisit en chinois. Des officiels du gouvernement et des intellectuels assistaient à des conférences en Europe et aux États-Unis, prenant des notes lors des débats, conversant avec les autres membres de l’assistance, écoutant les conversations et volant de temps à autre des rapports non publiés. Dans les années 1960, le gouvernement avait accès à près de onze mille journaux étrangers, cinq millions de brevets et quelques centaines de milliers de rapports de recherche, y compris des actes de conférences et des thèses.

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Deng Xiaoping, George H. W. Bush et Gerald Ford en 1975
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Le gouvernement de Mao s’intéressait en premier lieu aux informations directement liées à des aspects militaires. Après sa mort, cela fut étendu à d’autres domaines. En mars 1986, Deng créa le Programme national de développement et de recherche de haute-technologie (nom de code 863, d’après l’année et le mois de sa fondation), qui identifia sept domaines qui avaient besoin d’être développés : espace, biotechnologie, technologie laser, technologie de l’information (TI), automation, énergie et nouveaux matériaux. Le gouvernement finança la recherche dans ces secteurs et fonda des entreprises publiques en vue de développer ou d’importer les technologies adéquates. Quand c’était possible, ces entreprises faisaient l’acquisition de nouveaux produits en collaborant avec des entreprises occidentales : soit en achetant les droits de propriété intellectuelle, soit par la rétro-ingénierie. Quand ces deux méthodes se révélaient inefficaces, le gouvernement avait recours à l’espionnage. Le ministère de la Sécurité de l’État et les services de renseignements militaires formèrent des espions et les envoyèrent en Europe et aux États-Unis. Ils recrutèrent aussi des scientifiques, des ingénieurs et d’autres professionnels de nationalité chinoise habitant à l’étranger, en particulier des personnes ayant une habilitation de sécurité ou ayant accès à des secrets industriels dans le cadre de leur travail. On demanda à certains de ces scientifiques de mettre la main sur certaines informations, mais le gouvernement attendait la plupart du temps que des détails divers s’accumulent, jusqu’à former une vision d’ensemble. Wang, professeur émérite de chimie pharmaceutique, était chercheur pour Merck (un laboratoire pharmaceutique américain) dans les années 1970. Après avoir étudié les micro-organismes du sol pendant de nombreuses années, lui et ses collègues déposèrent un brevet pour un médicament   contre les maladies parasitaires appelé ivermectine. Peu de temps après avoir publié le résultat de leurs recherches, Wang reçut un coup de téléphone d’un employé d’une compagnie pharmaceutique publique de la région de Mandchourie. Celui-ci demanda à Wang de venir en Chine avec un échantillon du microbe utilisé pour produire le médicament. « Il ne se rendait pas compte de la gravité de ce qu’il demandait, m’a raconté Wang. Et par dessus le marché, ils m’ont demandé de payer moi-même mon billet d’avion. J’ai dit que j’allais y réfléchir et j’ai raccroché. » Chung, quant à lui, ne demandait qu’à aider. Au début des années 1980, les Chung gagnaient déjà bien leur vie – ils possédaient une propriété à Alhambra, en Espagne, qu’ils louaient à l’année, ainsi qu’un garage très rentable à Long Beach. Pourtant, ils demeuraient économes, se coupant eux-mêmes les cheveux pour ne pas avoir à dépenser d’argent supplémentaire. Pendant les Jeux olympiques d’été de 1984 à Los Angeles, les Chung faisaient partie du cercle très fermé des expatriés chinois invités à un dîner en l’honneur des athlètes chinois. À plusieurs reprises, à l’initiative du Consulat de Chine de San Francisco, les Chung aidèrent à l’installation en Californie de nouvelles familles venues de Chine, les accompagnant au supermarché en voiture ou leur faisant don de provisions.

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L’une des listes de taches retrouvées chez Chi Mak

En février 1985, Chung reçut une lettre d’un fonctionnaire chinois nommé Chen QiNan, qui l’invitait à se rendre en Chine pour un « échange technique ». Chen lui transmit une liste de sujets qu’il espérait pouvoir aborder avec lui. Parmi ceux-ci figuraient notamment les tests du taux de résistance des matériaux, qui avaient pour but de prévoir les endroits où le fuselage risquait de se détériorer suite à un usage répété. « Juillet prochain serait idéal pour moi », répondit Chung quelques jours plus tard. « Je peux m’arranger pour avoir quelques semaines de vacances et bien profiter de notre Mère-Patrie. » Il demanda un congé de sept semaines à Rockwell. Chung a conservé la lettre de Chen ainsi qu’un brouillon de sa réponse. À leur lecture, on n’arrive pas à déterminer qui des deux est le plus reconnaissant. Dans une lettre adressée à l’un des collègues de Chen QiNan, Chung écrit : « C’est pour moi un grand honneur et je suis extrêmement heureux de pouvoir participer à la modernisation de notre Mère-Patrie. » Ce qui le motivait semblait d’abord être son sens du devoir. « C’est un homme d’une grande loyauté, dit Ling. Il est doté d’un grand cœur. » Chen et Chung continuèrent à s’écrire. Chen lui demanda des informations au sujet de la conception d’avions et d’hélicoptères, et Chung lui répondit qu’il pouvait également lui parler de ses travaux sur la navette spatiale américaine, espérant sans doute l’impressionner. « Je préférerais que nous nous attardions d’abord sur la conception habituelle des avions », écrivit Chen. Néanmoins, ne voulant pas vexer son correspondant, il ajouta qu’une présentation de la navette serait également la bienvenue. À la fin du mois de juin 1985, Chung et Ling s’envolèrent pour la Chine en compagnie de leurs fils âgés d’une dizaine d’années. Pendant que Shane et Jeffrey se trouvaient en immersion linguistique à Pékin, leurs parents voyagèrent dans une demi-douzaine de villes, y compris des endroits stratégiques de la conception aéronautique chinoise tels que Nanchang, Chengdu et Xi’an. C’est le ministère de l’Aviation qui organisait et payait ce voyage. Chung donna des conférences dans des entreprises et des universités publiques, projetant des documents préparés aux États-Unis. Lors d’un de ces événements, il expliqua la conception de la navette spatiale conçue par la NASA, et décrivit la façon dont la navette était orientée par rapport à la Terre pendant un vol. Sur le plan technologique, les entreprises que Chung visita avaient des dizaines d’années de retard par rapport à Boeing. Dans de nombreux cas, l’équipement n’avait pas été modernisé depuis les années 1950.

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La région est le fleuron de l’aéronautique chinoise
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Ce voyage marqua la première expérience que Chung eut de la Chine en tant qu’adulte, et ce souvenir lui resta cher, à la fois sur le plan personnel et professionnel. Entre les visites d’usines, le ministère de l’Aviation avait prévu quelques visites touristiques. Les Chung visitèrent ainsi des monuments qu’ils n’avaient pas vus depuis leur enfance : l’immense statue de Bouddha taillée dans la montagne à Leshan, les soldats de terre-cuite et la Grande Pagode de Xi’an. En roulant à travers la campagne, ils virent des villageois récoltant les lotus dans la boue. Ling m’a révélé que pendant qu’il méditait, Chung s’était vu en moine dans un temple chinois, dans une vie antérieure. Pendant ce trajet, ils se sont demandés de quel temple il pouvait s’agir. À la fin de l’été, Chung rapporta chez lui une pince à cravate de la Xi’an Aircraft Industrial Corporation (société industrielle d’aéronautique de Xi’an), une épingle à cravate de la Chinese Academy of Engineering (académie d’ingénierie chinoise), ainsi qu’une liste de huit pages des questions posées par les ingénieurs de la Nanchang Aircraft Manufacturing Company (société de production aéronautique de Nanchang). Les agents du renseignement appellent ce genre de documents une « liste de tâches ». Chung passa plusieurs mois à effectuer les recherches correspondant aux besoins des ingénieurs et, au mois de décembre, il se rendit au Consulat de Chine de San Francisco pour faire parvenir ces documents à Nanchang via une enveloppe diplomatique. Ce que Chung envoya ce jour-là aurait grandement alarmé les autorités américaines, si elles l’avaient vu : vingt-sept documents de l’épaisseur d’un livre, la plupart d’entre eux étant des manuels d’ingénierie provenant de Rockwell et traitant de la conception du bombardier B-1. « Pour une entreprise d’aéronautique, trouver un moyen de copier la technique américaine, c’est comme trouver le Saint Graal », explique Moberly. Chung était en train d’offrir à la Chine des informations qui avaient coûté à Rockwell des décennies de travail et des dizaines de millions de dollars. « C’était une ambiance très amicale, dit Ling. En Chine, personne n’hésite à demander de l’aide. “Ah, vous êtes ingénieur ? Aidez-donc votre pays !” »

Ses contacts chinois lui avaient demandé de collecter toute information pouvant leur être utile : il avait de quoi les occuper pendant des années.

Pendant l’année et demi qui suivit, les Chung devinrent propriétaires de véritables biens immobiliers. En octobre 1986, ils achetèrent une maison unifamiliale à Cypress, en Californie. Cinq mois plus tard, ils versèrent près de six cents mille dollars en liquide pour acheter cette parcelle de quatre mille mètres carrés à Orange. Même après cela, il leur restait assez d’argent pour faire construire leur maison dans son intégralité. Mais à côté de cela, leurs voitures et leurs vêtements demeuraient modestes, aussi leurs collègues n’avaient-ils pas conscience de leur richesse croissante. Gu Wei Hao rendit visite au couple, et ils l’accompagnèrent à Disneyland et à la plage. Le gouvernement chinois avait accordé à Gu un budget de voyage dérisoire (quatre dollars par jour pour ses dépenses accessoires), les Chung payèrent donc eux-mêmes leur part et Gu se procura l’argent d’une autre manière. Les Chung emménagèrent dans leur nouvelle maison en 1989. Le soir, Chung observait le ciel à l’aide d’un télescope, cherchant les constellations à l’aide d’une vieille carte d’astronomie chinoise. Ling, diplômée de la section des beaux-arts de l’université d’État de Californie à Long Beach, transforma le garage en atelier pour sa peinture. Elle enseignait la discipline dans un collège communautaire des environs, sa spécialité étant le néo-expressionnisme, un style abstrait né aux États-Unis et en Europe à la fin des années 1970. « Elle avait tout un groupe de personnes qui aimaient beaucoup sa manière d’enseigner », m’a affirmé l’un de ses collègues.

En 1998, deux ans après le rachat de Rockwell par Boeing, la nouvelle direction décida de relocaliser son bureau. Les employés avaient reçu des instructions particulières : les travaux de référence qu’ils voulaient conserver devaient être placés dans des cartons spécifiques, le reste dans des sacs destinés à être brûlés. Les semaines suivantes, Chung ramena chez lui des dizaines de cartons remplis de documents et les stocka sur les étagères de la cave. Ses contacts chinois lui avaient demandé de collecter toute information pouvant leur être utile : il avait de quoi les occuper pendant des années.

Double-nationalité

En 2002, tandis que Chung approchait de la retraite, il s’est mis à imprimer des documents de la base de données de Boeing avec frénésie. Sur chaque page, il a pris soin d’effacer la ligne stipulant qu’il était interdit de divulguer ces documents en dehors de l’entreprise. Il a également censuré le nom des ingénieurs qui travaillaient sur ces projets, ainsi que toute indication sur la personne qui les avait imprimés et la date de l’impression. Il a photocopié le tout dans le but d’envoyer les documents aux fonctionnaires chinois et de conserver les originaux dans ses dossiers. Il avait imprimé tant de choses, m’a confié Moberly, que Chung « avait dû utiliser des centaines de tubes de correcteur liquide ».

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L’agent du FBI Kevin Moberly
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En 2007, lors d’un procès fédéral de six semaines à Santa Ana, en Californie, les procureurs ont statué que Chi Mak était un espion au service du gouvernement chinois. Ils ont affirmé que les informations rassemblées par Mak avaient aidé la Chine à réaliser sa propre version d’Aegis, un système de radar américain utilisé pour protéger les navires de combat. Le jury a déclaré Mak coupable d’avoir agi comme agent non-répertorié au service d’un gouvernement étranger, et il a été condamné à une peine de plus de vingt-quatre ans d’incarcération dans une prison fédérale – la plus lourde peine prononcée à l’encontre d’un espion chinois aux États-Unis depuis des décennies. La femme de Mak ainsi qu’un de ses frères ont été arrêtés à l’aéroport international de Los Angeles. Ils transportaient sur eux un CD contenant des informations sensibles, dont certaines étaient classées confidentielles. Chung ne pouvait pas pour sa part être accusé d’avoir transmis des secrets d’État à un pays étranger. Et même si les procureurs pouvaient prouver qu’il avait partagé des secrets de fabrication avec des fonctionnaires chinois durant les années 1980, la période de prescription de cinq ans pour les infractions du contrôle des exports avait expiré depuis bien longtemps. « Ses activités étaient tout ce qu’il y a de plus louche, m’a dit Moberly. Mais je devais déterminer s’il avait enfreint la loi ou pas. » Tandis qu’il parcourait le texte d’une loi fédérale, Moberly est tombé sur un paragraphe intitulé : « Espionnage économique », qui avait été répertorié comme crime en 1996, lors de la promulgation de l’Economic Espionage Act. Moberly s’est souvenu d’un cours qu’il avait suivi sur ce sujet pendant sa formation sur le contre-espionnage. Le cours n’avait duré qu’une demi-heure car personne n’avait jamais été accusé d’espionnage économique dans tout le pays. La loi définissait un espion économique comme une personne qui « prend, transporte ou cache » un secret de fabrication ou le « détourne » d’une façon ou d’une autre, dans l’intention d’aider un autre pays. Chung pouvait être accusé d’espionnage économique sans qu’on ait à prouver qu’il a transmis des informations à la Chine dans les cinq dernières années : le fait qu’il ait gardé dans sa cave des secrets de fabrications suffirait. L’affaire Chung a été jugée en juin 2009 par le même juge que pour l’affaire Chi Mak : Cormac J. Carney. Dans son témoignage, Ronald Guerin, un ancien expert du FBI en matière de contre-espionnage, décrivait la façon dont les services de renseignements chinois recrutaient leurs informateurs. « Ils essaient de mettre l’accent sur l’aide apportée, en leur disant qu’ils ne vont pas vraiment faire de mal aux États-Unis, mais qu’ils vont aider leur pays, a-t-il déclaré. Il suffit de caresser la personne dans le sens du poil et lui dire qu’elle fait cela pour le bien de la Mère-Patrie. Ensuite, on la récompense avec des médailles, des lettres de remerciement, des monuments, etc. Ou bien on lui donne beaucoup d’argent. » Dans le cas de Chung, il était clair que les responsables chinois avaient su manier la flatterie à la perfection. Mais l’accusation n’a apporté aucune preuve que de l’argent liquide avait changé de main.

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Dongfan Chung a écopé de plus de quinze ans de réclusion criminelle
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La défense a convenu que Chung avait « agi de façon inconsidérée par le passé », mais a nié toute intention de transmettre les informations recueillies. Chung n’était qu’un collectionneur compulsif. « Pas du tout », a répondu le procureur général, Greg Staples, devant la cour. « C’est bien pire. Cet homme est un voleur compulsif. » Chung est le premier citoyen américain à être reconnu coupable d’espionnage économique par un tribunal. Il a été condamné à quinze ans et neuf mois de prison. Depuis, les procureurs ont amené quatre autres affaires d’espionnage économique devant les tribunaux, et cinq individus ont été condamnés. Moberly m’a ensuite avoué que, lorsqu’on l’avait interrogé dans le cadre du procès, il avait reconnu que certaines informations confidentielles indiquaient que Chung avait été payé. Afin de protéger les sources du FBI et de garder secrète sa façon de procéder, il ne pouvait révéler à personne, pas même à un juge, la nature de ces preuves. Mais cette accusation était reléguée par une lettre de Gu Wei Hao datant de 1987, dans laquelle Gu assurait à Chung qu’il pourrait transporter de l’argent liquide hors du pays. En outre, même si l’on tient compte de la frugalité de Chung, son salaire chez Rockwell (moins de 60 000 dollars par an, au milieu des années 1980) ne lui aurait pas permis de devenir propriétaire à la fois d’un garage, de trois appartements et de deux maisons. « Je n’ai jamais cru qu’il avait fait cela pour l’argent », avoue Moberly. Mais même si ce n’était pas le cas, l’argent qu’il avait reçu du gouvernement chinois (sans doute quelques dizaines de milliers de dollars) lui avait certainement fourni une motivation supplémentaire.

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Chung n’a pas donné suite à mes demandes de lui rendre visite en prison, mais Ling, qui n’a jamais été accusée, a répondu à mes appels – bien qu’à contrecœur. Un après-midi, je me suis garé au bout de Grovewood Lane et me suis dirigé vers la maison des Chung. La sonnette était couverte de toiles d’araignées, et la cour envahie de mauvaises herbes. Une brouette était posée là et ne semblait pas avoir servi depuis des années.

Selon Ling, l’intention de Chung avait été d’aider la Chine, par de porter atteinte aux États-Unis.

Quand j’ai sonné, Ling Chung est sortie et m’a fait signe depuis l’entrée. Elle portait une chemise de nuit verte et ses cheveux étaient en désordre. Elle m’a invité à m’asseoir sur le canapé blanc du salon. La lumière du soleil entrait par la fenêtre et éclairait en partie le tapis. Ling m’a apporté un verre d’eau et s’est assise face à moi. Un sourire amer sur les lèvres, elle m’a dit se rappeler du moment où elle et son mari avaient demandé la nationalité américaine. Sur l’un des formulaires, on leur demandait s’ils étaient prêts à défendre les États-Unis en cas de guerre. Chung n’avait pas répondu à cette question. L’employé du bureau lui avait demandé s’il était prêt à se battre contre la Chine, en cas de guerre. Ling se souvenait de la réponse de Chung : « Si cela arrive, je préfère encore me tirer une balle. » Nous nous sommes ensuite dirigés vers son atelier, qui donne sur la cour. D’immenses tableaux abstraits étaient posés sur le sol ou contre les murs. Ling m’a dit qu’elle travaillait sur ces tableaux depuis de nombreuses années. Elle en a désigné un. Cela ressemblait à une croix mauve superposée à un ciel nocturne couleur violette. « J’ai intitulé cette toile 45436-112 », m’a t-elle dit. C’était le numéro de détention de son mari à la prison fédérale de Butner, en Caroline du Nord. Elle lui rend visite de temps à autre. Ses yeux étaient pleins de larmes. « Le jour où nous nous sommes rencontrés, nous avons décidé de nous marier. » Cette tendresse a duré tout le temps qu’ils ont vécu ensemble. Même à plus de soixante ans, m’a dit une amie de la famille, « on aurait dit des adolescents ». Ling m’a raconté que, lorsque Chung travaillait chez Boeing, il faisait parfois la sieste dans son bureau, et il se plaignait toujours du fait qu’il se réveillait avec l’impression qu’elle était en train de chanter. « Il disait : “Je me tue à te le dire, arrête de chanter à côté de moi, je n’arrive pas à dormir !” Il était certain que je m’étais mis à chanter près de lui. » Je lui ai demandé si Chung faisait preuve de la même loyauté envers la Chine qu’envers elle, et si les membres du gouvernement chinois avaient profité de cette loyauté. Elle n’a rien répondu. J’ai demandé si son mari était innocent. « Je ne peux pas répondre à cette question », s’est-elle excusée.

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Souvenir de temps plus cléments

Elle a suggéré que les procureurs avaient examiné les faits de façon trop superficielle pour comprendre les motivations de Chung. « Ils se sont contentés de regarder en surface », a-t-elle dit. Plus tard, elle a ajouté que l’intention de Chung avait été d’aider la Chine, par de porter atteinte aux États-Unis. « Tout n’est pas si compliqué, a-t-elle poursuivi. Vous vous faites un nouvel ami, et si vous êtes ingénieur ou artiste, celui-ci vous demande si vous connaissez telle ou telle chose… et vous leur dites tout ce que vous savez. C’est aussi simple que ça. » Avant mon départ, elle m’a montré une feuille de papier fixée au mur près de l’entrée de l’atelier. On pouvait y lire plusieurs lignes manuscrites, en caractères chinois : une liste de préceptes bouddhistes que Chung avait recopiés à la main. Je me suis demandé si les enseignements du Bouddha avaient aidé Chung a résoudre le dilemme de son allégeance aux États-Unis ou à la Chine. Aussi, j’ai demandé à Ling si elle pensait qu’il était possible de se sentir appartenir à deux pays en même temps. Son regard s’est animé, et elle m’a dit : « Je suis chinoise et je suis américaine. C’est beau, n’est-ce pas ? Pourquoi en faire un conflit ? »


Traduit de l’anglais par Sophie Ginolin d’après l’article « A New Kind of Spy », paru dans le New Yorker. Couverture : Voyage en Chine de Gerald Ford. Création graphique par Ulyces.