Alors que l’embarcation de bois surchargée accostait au quai de Makha, une ville portuaire du Yémen, deux pick-ups ont surgi, surmontés de grosses mitrailleuses russes appelées Douchka, pointées droit sur nous. Ce n’était pas tout à fait l’accueil que j’avais espéré. Je pensais, et c’était aussi l’avis de l’ONU, que les rebelles houtis ne se trouvaient pas à Makha. J’ai juré entre mes dents – et merde ! – alors que je ramassais mon matériel photographique, me préparant à débarquer. Bienvenue au Yémen.

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Une maison détruite par un bombardement saoudien
Crédits : Ibrahem Qasim

16 heures

En janvier, le gouvernement du Yémen est tombé aux mains des Houthis, un groupe musulman à prédominance chiite, soutenu, dit-on, par l’Iran. Le groupe nie, pour sa part, recevoir ses ordres de Téhéran. L’événement a été perçu comme une menace par l’Arabie Saoudite et les pays sunnites voisins, qui ont formé une coalition et entamé une campagne de bombardement sur la capitale, Sana’a, et sur Aden, un port où les Houthis ont été confrontés à une résistance armée. Peu de temps après, j’ai cherché le moyen de pénétrer au Yémen : je voulais compter parmi les premiers journalistes à couvrir le conflit. Ma collègue Lindsey Snell, qui travaille pour Vocativ, s’est occupée des visas. Elle était en contact avec un fixeur présent sur le terrain qui réclamait des sommes exorbitantes pour organiser notre voyage dans le pays. Je me trouvais à Istanbul, mettant à profit mes relations avec les associations humanitaires et les représentants des Nations Unies pour entrer au Yémen. Cela faisait plus d’une semaine que nous nous démenions pour y parvenir. Les mails se succédaient. La seule solution, semblait-il, était de nous rendre à Djibouti, d’où partaient les bateaux des organisations humanitaires vers le Yémen. Malheureusement, je n’ai jamais pu obtenir d’informations fiables sur leur départ avant de lire des communiqués de presse sur le sujet – bien après. Nous avons discuté de la location d’un bateau, mais cela aurait été coûteux et difficile à justifier sur ma note de frais de journaliste freelance… Les conflits, ces temps-ci, sont de plus en plus couverts par des journalistes indépendants comme moi, car les grands médias rechignent devant les coûts et les dangers que représente l’envoi de leur propre staff.

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Un passeur yéménite sur le bateau
Crédits : Jake Simkin

Par la suite, nous avons appris que le Programme alimentaire mondial des Nations Unies (PAM) organiserait des vols entre Djibouti et Sana’a. Nous avons pris un vol de nuit d’Istanbul à Djibouti, en voyageant léger. Djibouti est un petit État africain, ancienne colonie française du temps où les puissances étrangères affirmaient des droits sur la corne de l’Afrique. Il revient cher d’y séjourner, principalement car beaucoup de pays étrangers, notamment les États-Unis, y ont des bases militaires. À mon arrivée, après l’atterrissage, j’ai pu voir des drones entreposés dans des hangars bordant la piste. La BBC, Sky News, le Los Angeles Times et le New York Times étaient déjà là. Nous avons attendu à l’aéroport le vol pour Sana’a, en somnolant sur des chaises. Plus de quatre heures sont passées, et toujours aucun signe de notre avion. Nous avions le moral en berne, et Candy Crush ne nous était plus d’aucun secours pour tuer le temps. Finalement, George, le coordonnateur du PAM, a annoncé qu’ils ne pouvaient plus nous emmener. Je me suis renseigné auprès de Médecins sans frontières et de la Croix-Rouge afin de trouver une nouvelle solution. Finalement, un membre de l’équipe de Médecins sans frontière m’a confié que les autorités saoudiennes surveillaient les passagers des avions et bateaux. Si un journaliste les accompagnait, l’entrée du pays serait refusée aux ONG.

La traversée durerait environ 16 heures – 16 heures éprouvantes sous le soleil équatorial.

L’Arabie Saoudite coupait au Yémen l’accès à l’eau, à l’électricité, à la nourriture, au gaz et au matériel médical. Apparemment, leur stratégie consistait à affamer une population de 26 millions de personnes afin qu’elle se retourne contre le nouveau gouvernement houthi. Nous étions alors à la mi-mai. Nous avons réalisé quelques reportages sur la crise des réfugiés, tout en cherchant d’autres moyens de nous rendre au Yémen. Des centaines de Yéménites détenteurs de la citoyenneté américaine tentant de fuir vers les États-Unis s’entassaient dans un vaste entrepôt situé sur les quais, en attendant un moyen de transport pour quitter Djibouti. C’est là qu’ils nous ont dit qu’ils étaient parvenus à prendre un bateau au Yémen, un grand boutre qui les avait transportés jusqu’à Djibouti. La traversée durerait environ 16 heures – 16 heures éprouvantes sous le soleil équatorial.

La douane

Nous nous sommes mis en quête d’un bateau et nous en avons trouvé un qui transportait du bétail vers le Yémen. Dans un piteux arabe, j’ai demandé s’il pouvait nous prendre, et le capitaine a acquiescé. Malheureusement, Vocativ désapprouvait le voyage, à cause des risques encourus. Mais si Lindsey s ‘exposait à perdre son travail, je n’étais pour ma part qu’un pigiste freelance travaillant pour eux. « Vas-y », m’a dit Lindsay. « Il faut que quelqu’un y aille. » Elle m’a donné de l’argent pour m’aider à payer le voyage et j’ai arrangé le passage. C’est là que les choses se sont compliquées. J’avais promis à une ONG d’apporter du matériel de communication et des panneaux solaires à Aden pour les aider à monter un centre où enseigner les médias. Il pouvait paraître quelque peu suspect de transporter un émetteur radio dans une zone de guerre, mais j’étais sûr de pouvoir réussir. En attendant le bateau, j’ai observé toute la nuit les vaches hissées sur le boutre au moyen d’une grue. Les autorités de Djibouti ne voulaient pas que j’embarque et refusaient de tamponner mon passeport à la sortie. Heureusement, elles ont fini par céder.

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Un homme yéménite et son fils dans le camp de réfugiés d’Obock
Crédits : Jake Simkin

Plusieurs Yéménites avaient pris ce même bateau. Certains avaient séjourné à Obock, un camp de réfugiés établi par les autorités de Djibouti et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Le camp n’avait pas d’électricité, il y régnait une chaleur insupportable sous des nuages de poussière brûlants, et les équipements de toutes sortes faisaient défaut. Les réfugiés yéménites m’ont dit qu’ils préféraient rentrer chez eux et risquer la mort dans leur pays plutôt que de rester dans le camp de réfugiés. Quand le bateau surchargé a levé les voiles, les Yéménites m’ont donné du khat à mâcher, en me disant que cela aiderait à supporter le long voyage. Le khat est une plante très addictive qui pousse dans la corne de l’Afrique et qui, quand on la mâche, stimule comme une amphétamine. Les hommes s’assemblent et mâchent pendant des heures. Apparemment, il faut trois heures avant que les effets se fassent sentir, et une accoutumance est nécessaire pour en tirer les bénéfices. J’ai mâché, mâché, et j’ai fini par éprouver une certaine excitation, comme lorsqu’on boit beaucoup de café. Les hommes yéménites ne tarissaient plus sur les multiples effets bénéfiques de la drogue : suppression de l’appétit, perte de poids, meilleure concentration et plus grande vitalité sexuelle. Nous mâchions sans cesse. Au bout de seize heures, nous avons atteint le port, où nous avons été accueillis par les Houthis qui conduisaient les deux pick-ups surmontés de Douchkas. J’ai été saisi d’une légère crainte, mais j’étais habitué à ce genre de choses. J’ai couvert des conflits en Somalie, au Soudan, en Afghanistan, au Pakistan et en Syrie. J’ai rencontré des rebelles, des chefs de guerre, des trafiquants et des voleurs. Je peux faire face à la situation, ai-je pensé. Les Houthis ont fouillé tous mes bagages ; les panneaux solaires et l’émetteur leur posaient problème. Je les entendais marmonner. J’ai souri et adopté un air stupide. La meilleure chose à faire dans une telle situation, c’est de faire l’idiot et d’être sincèrement amical, même si les agresseurs se montrent irrités, de leur serrer la main et de les saluer. Personne n’aime les petits malins. Nous nous sommes rendus au bureau de douane. Le gouverneur de Makha allait arriver ; les gens s’interrogeaient en murmurant sur la façon dont un étranger avait pu traverser la mer. Je maîtrise mal l’arabe, mais j’avais des contacts à Aden et Sana’a. Les rebelles étaient absolument sûrs que l’émetteur radio était destiné à la résistance d’Aden, et non à une station de radio nécessaire aux habitants.

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Une enfant attendant d’embarquer, sur le port de Djibouti
Crédits : Jake Simkin

J’ai entendu le cliquetis d’une arme qu’on charge. Certains Houthis armés de Kalachnikov m’ont accusé de soutenir Abd Rabo Mansour Hadi, le président déchu, en exil en Arabie Saoudite depuis janvier. « Pourquoi est-ce que je ferais une chose pareille ? » ai-je répondu. « Ce n’est pas mon pays. Je suis venu pour raconter votre histoire. » Les Houthis ont fini par me laisser partir, mais seulement après que je leur ai montré les papiers prouvant que j’avais la permission de me trouver au Yémen. Notre fixeur à Sana’a avait préparé des papiers pour Lindsey et moi, mais ils indiquaient de manière erronée que j’étais autrichien, et non australien. Ils ont demandé où était Lindsey, et pourquoi il y avait une faute d’orthographe sur la lettre. Elle était adressée au consulat du Yémen en Turquie. Ils auraient voulu qu’elle leur soit adressée, à eux. Questions et réponses se succédaient. Ils demandaient une sorte de sauf-conduit, et je n’avais aucune idée de l’endroit où j’étais censé le trouver. Les gardes m’ont envoyé au bureau d’un agent des douanes portuaires appelé Nasser. Je devais rester en détention dans son bureau jusqu’à ce que l’affaire soit réglée. Les Houthis ont confisqué mes appareils photo et mes ordinateurs, mais m’ont laissé mon iPhone. Nasser n’était pas un Houthi, c’était un civil qui avait réussi, d’une manière ou d’une autre, à conserver son emploi quand les Houthis s’étaient emparés de Makha. Il était amical et parlait un anglais correct. Il m’a offert du khat. J’avais faim, aussi ai-je décidé de me montrer amical envers Nasser. Après tout, il pouvait s’avérer une bonne source d’informations et m’aider à me sortir de cette épreuve. Et, surtout, c’était lui qui avait le mot de passe pour le Wi-Fi.

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Des rebelles houthis mâchant le khat
Crédits : Jake Simkin

Sharaff al-Mahdi

Une fois en ligne, j’ai contacté tous ceux qui pouvaient m’aider à me sortir de cette situation. Ce ne serait pas facile, en particulier parce que j’étais dans une zone de guerre et que les règles et les exigences pouvaient changer d’une minute à l’autre. J’ai fait ce que j’ai pu, puis je me suis assis pour mâcher du khat avec Nasser et ses amis. Ils ont affecté un Houthi à ma surveillance au cas où je chercherais à m’échapper. Mon garde mâchait son khat et restais assis dans un coin, indifférent, même quand je me suis levé pour sortir et faire quelques pas dans le port. Il savait que même si je voulais m’enfuir, il me serait difficile de négocier une place sur un bateau ou un bus. Nasser a été remplacé par un homme nommé Abdul Rahim, qui m’a parlé du temps d’avant la guerre civile et du fameux café de Makha. J’aurais tué pour obtenir une tasse de ce café. Il n’y avait pas de nourriture dans le port, et il me faudrait attendre qu’on m’en apporte. Plus tard, les Houthis m’ont donné un gâteau éponge iranien au chocolat, rassis, et encore davantage de khat. Il remplaçait le dîner. Mâcher commençait à me faire mal, et je ne sentais plus rien. Finalement, je me suis allongé sur un matelas sale et je me suis endormi profondément.

Mon fixeur réclamait une somme extravagante pour venir me chercher au port, et il la voulait d’avance.

Le lendemain matin, j’espérais que mes contacts aient réussi à arranger les choses. Nasser est revenu avec du café de Makha. Les prix avaient triplé, mais il voulait que je goûte le café qui faisait la renommée de la ville. Il me l’a servi dans un bocal de verre. J’ai déjeuné (et mâché encore du khat) avec les Houthis. Il me fallait les convaincre de me laisser partir, même si je devais abandonner mon équipement. Les Houthis pensaient que je voulais l’apporter au port d’Aden contrôlé par la résistance loyale à Hadi, le président déchu. J’ai contacté mon fixeur ; il réclamait une somme extravagante pour venir me chercher au port, et il la voulait d’avance. Quand nous lui avions remis de l’argent d’avance la dernière fois, il ne l’avait pas rendu. J’avais de l’argent sur moi, mais je n’avais aucune envie de m’en séparer. Je lui ai dit qu’il devrait d’abord passer me prendre, que je lui donnerais la moitié à son arrivée, et l’autre quand j’atteindrais Sana’a. Les Houthis permettaient que mon fixeur vienne me chercher. Ils m’ont donné un jour de plus, sans quoi je devrais reprendre le bateau pour Djibouti. De nouveau du khat. À ce moment, je n’avais plus envie d’en mâcher, mais c’était l’occasion de bavarder pour en apprendre davantage sur les Houthis. Tous les combattants qui gardaient le port étaient jeunes, entre 16 et 24 ans, la plupart étaient célibataires et peu instruits. J’ai répondu à leurs questions sur la vie en Occident dans un arabe qui manquait de pratique. Bizarrement, les Houthis qui montraient le plus d’intérêt pour l’Amérique portaient un T-shirt où était inscrit le slogan officiel du mouvement : « Dieu est grand, mort à l’Amérique, mort aux juifs, maudits soient les juifs, victoire pour l’Islam. » Il m’a dit qu’il aimerait voyager aux États-Unis. Peut-être pas habillé comme ça… Comme souvenir de ma visite, il m’a donné vingt autocollants portant ce même slogan.

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Le cadeau des Houthis
Crédits : Jake Simkin

Au bout de trois jour, il était clair que mon fixeur m’avait abandonné parce que je ne lui avais pas donné l’argent d ‘avance. Le commandant houthi a haussé les épaules et dit que mon fixeur était un « homme mauvais ». Les hommes ont brièvement discuté entre eux et peu après, je me suis retrouvé sur un bateau en direction de Djibouti. C’est le gouverneur qui a payé le passage. Le bateau transportait environ 200 réfugiés. On m’a rendu mes appareils photo et j’ai embarqué sur le bateau bondé. La plupart des réfugiés étaient des citoyens américains, comme Sharaff al-Mahdi, un jeune Yéméno-Américain qui avait grandi à Cincinnati. Tous les réfugiés étaient accueillants et m’ont offert des bouteilles d’eau et de soda pour la longue traversée. Ainsi que du khat, que j’ai accepté : le voyage serait long. Nous avons parlé de la vie au Yémen : les temps étaient difficiles. Il y avait peu d’électricité, parfois seulement une ou deux heures tous les trois jours, les réserves d’essence étaient au plus bas. Les files d’attente n’en finissaient plus de s’allonger. Les Houthis se méfiaient des sunnites et beaucoup de ces derniers avaient émigré par peur des violences. L’État islamique et Al-Qaïda bloquaient la plupart des routes entre Sana’a et Aden. Mais la plupart fuyaient à cause des bombardements aveugles de l’Arabie saoudite. Sharaff traduisait. C’était un gamin super, et sa famille l’envoyait aux États-Unis dans l’espoir qu’il trouve du travail et puisse faire venir le reste de la famille. Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas pris de douche, mais il était gai malgré tout ; tous les réfugiés se servaient de l’humour pour se remonter le moral. Après une traversée agitée de 17 heures, j’ai enfin aperçu les côtes de Djibouti. J’étais trempé de sueur et heureux d’être de retour. J’ai souhaité bonne chance à Sharaff aux États-Unis, en espérant qu’il parviendrait à rejoindre ses côtes.

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Un homme et son fils, en partance pour Djibouti depuis le Yémen
Crédits : Jake Simkin


Traduit de l’anglais par Karine Laguerre d’après l’article « Down and Out in Djibouti and Yemen », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Sana’a, par Ferdinand Reus.