Quand, en janvier 2013, la journaliste Laura Poitras reçoit un mail du mystérieux « Citizenfour », elle ne sait pas qu’elle est entrée en contact avec celui qui deviendra la bête noire de la NSA. Avec les journalistes Glenn Greenwald et Ewen MacAskill, elle se rend à Hong-Kong pour rencontrer son contact anonyme : Edward Snowden, le lanceur d’alerte qui a fui les États-Unis avec des documents confidentiels dévoilant le programme de surveillance généralisé des services secrets américains, nommé PRISM. Ces révélations allaient avoir un impact politique et économique colossal dans le monde entier et mettre la protection de la vie privée sur internet au centre du débat public. Et pourtant, la loi de son pays considère Snowden comme un traitre.

Réfugié à Moscou, le lanceur d’alerte n’a pourtant pas été réduit au silence. Il correspond toujours avec la presse depuis la Russie et le film documentaire Citizenfour, récemment oscarisé et réalisé par Laura Poitras, raconte cette enquête sur grand écran. Snowden fait aussi des apparitions moins conventionnelles : le 23 février dernier, il s’est prêté à l’exercice de l’AMA (Ask Me Anything, demandez-moi ce que vous voulez) sur Reddit, offrant une chance à n’importe quel utilisateur du site de lui poser une question. Nous avons traduit une partie de cet échange.

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Snowden & GreenwaldCrédits : CitizenFour

Snowden & Greenwald
Crédits : CitizenFour

TheJackal8 : M. Snowden, si vous pouviez recommencer, est-ce que vous feriez la même chose ? Si non, que feriez-vous différemment ?

J’aurais lancé l’alerte plus tôt. J’en ai longuement parlé avec Daniel Ellsberg, qui a expliqué pourquoi bien mieux que moi. Si j’avais lancé l’alerte plus tôt, peut-être que l’utilisation de ces programmes aurait été moins automatisée, et ceux qui en abusent n’auraient pas pris l’habitude d’avoir le pouvoir que de tels outils mettent à votre disposition. C’est quelque chose que l’on voit dans beaucoup de secteurs publics, pas seulement dans le domaine de la sécurité nationale, mais c’est très important : une fois que l’on donne un nouveau pouvoir ou une nouvelle autorité au gouvernement, il devient extrêmement difficile de le lui retirer.

Une fois que l’on donne un nouveau pouvoir au gouvernement, il devient extrêmement difficile de le lui retirer.

Peu importe la valeur que l’on donne à tel programme ou tel pouvoir (comme la Section 215, qui intercepte les appels enregistrés aux États-Unis et qui, selon les propres rapports du gouvernements, n’a jamais empêché une seule attaque terroriste imminente depuis son lancement il y a plus de dix ans), une fois que le coût est absorbé, une fois que dollars et réputation ont été engagés, il est difficile de revenir en arrière. Faites en sorte que cela ne se passe pas dans votre pays.

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masondog13 : Comment faire pour que les abus de la NSA soient au cœur du débat autour de l’élection présidentielle américaine de 2016 ? On a l’impression que le sujet était brûlant en 2013, mais Daesh et d’autres événements ont désormais pris sa place dans les médias et le débat public. Quelles sont vos idées pour ramener cette question sur le devant de la scène ?

C’est une bonne question, et il existe déjà des réponses à ce sujet. S’organiser est important. L’activisme, également. Mais nous devons nous souvenir que les gouvernements ne se réforment pas seuls. Un des arguments d’un livre que j’ai lu récemment (Data and Goliath, de Bruce Schneier) est que la stricte application des lois peut sembler être une bonne solution, mais que ce n’est jamais le cas. À priori, stopper le crime est un objectif séduisant. Alors comment est-ce possible ? Quand on étudie l’histoire de la civilisation occidentale, le progrès et l’avancée des droits de l’homme reposent sur la violation de la loi. L’Amérique est la conséquence d’une révolution violente qui était une trahison ouverte de la couronne et de l’ordre établi. L’Histoire montre que la correction des injustices naît souvent d’actions criminelles assumées. L’abolition de l’esclavage. La protection des Juifs persécutés. Mais même sur des sujets moins extrêmes, on peut trouver des exemples similaires. Par exemple, la prohibition de l’alcool ? Le mariage gay ? La marijuana ? Où en serions-nous aujourd’hui si le gouvernement, profitant de ses pouvoirs de surveillance et d’application de la loi, avait – dans le strict respect des textes – arrêté, emprisonné, et publiquement humilié tous ces « criminels » ?

Le Parti Pirate à BerlinCrédits :

Le Parti Pirate à Berlin
Crédits : Mike Herbst

Au bout du compte, si le peuple perd sa volonté de reconnaître qu’il existe des périodes de l’Histoire où la légalité se distingue de la moralité, nous ne cédons pas seulement le contrôle de nos droits aux pouvoirs publics, nous leur cédons également notre avenir. Quel est le rapport avec la politique ? Eh bien, je soupçonne les gouvernements actuels d’être plus inquiets à la perspective de perdre leur pouvoir de contrôle et de régulation du comportement de leurs citoyens, que face au mécontentement de ces mêmes citoyens. Comment faire pour que cela nous soit bénéfique ? Nous pouvons développer des moyens, en utilisant les applications et la sophistication de la science, pour rappeler aux gouvernements que s’ils ne veulent plus être des gardiens responsables de nos droits, nous, le peuple, créerons des systèmes qui nous permettront non seulement de garantir nos droits, mais qui retireront aux gouvernements la possibilité d’interférer avec l’exercice de ces mêmes droits. On commence à voir le début d’une telle dynamique quand les officiels se plaignent lorsque les firmes technologiques les plus importantes adoptent le cryptage. L’idée n’est pas de basculer dans l’anarchie ou de se soustraire à l’autorité publique, mais de rappeler au gouvernement qu’il doit y avoir un équilibre des pouvoirs entre le gouvernant et le gouverné, et qu’à l’heure où la science donne aux citoyens et aux communautés de plus en plus de pouvoir, il y aura de plus en plus d’aspects de nos vies où – si le gouvernement continue de se comporter minablement et avec un dédain envers le citoyen – nous pouvons trouver des moyens de réduire, voire d’éliminer, ses pouvoirs en construisant un nouveau paradigme permanent.

Nos droits ne nous sont pas accordés par le gouvernement. Ils sont inscrits dans notre nature.

Nos droits ne nous sont pas accordés par le gouvernement. Ils sont inscrits dans notre nature. C’est tout l’opposé pour les gouvernements : leurs privilèges sont rigoureusement égaux à ce que à quoi nous voulons bien renoncer. Nous n’avons pas eu à réfléchir à tout cela au cours des dernières décennies puisque notre niveau de vie a augmenté dans tous les domaines, et de manière impressionnante, et cela nous a rendu confortablement complaisants. Mais au cours de l’Histoire, nous nous trouvons face à des périodes où les pouvoirs publics réfléchissent plus en terme de ce qu’ils « pourraient » faire, et non de ce qu’ils « devraient » faire, et ce qui est légal se distingue peu à peu de ce qui est moral. Dans de tels moments, nous ferions bien de nous rappeler qu’au bout du compte, la loi ne nous défend pas : nous défendons la loi. Et quand elle est contraire à notre morale, nous avons le droit et la responsabilité de rétablir l’équilibre.

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cahaseler : Nous sommes au courant de ce qu’il se passe à la NSA depuis un moment maintenant et pourtant, rien n’a été fait pour y mettre un terme. Que pensez-vous que nous, citoyens, devrions faire maintenant ?

L’un des plus gros problèmes de gouvernance aujourd’hui est la difficulté qu’ont les citoyens de confronter les agents du gouvernement lorsque ces derniers franchissent la ligne jaune. Nous pouvons développer de nouveaux outils et de nouvelles traditions pour protéger nos droits, et faire de notre mieux pour élire des représentants nouveaux et plus compétents, mais si nous ne pouvons pas condamner ces agents pour leur comportement abusif, nous finirons avec un système où les mauvaises actions sont récompensées une fois l’élection terminée. C’est comme cela qu’on se retrouve avec des candidats disant une chose mais, une fois en place, font quelque chose de radicalement différent. Comment résoudre ceci ? Bonne question.

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moizsyed : Qu’avez vous ressenti lorsque Neil Patrick Harris a fait sa blague « for some treason » (jeu de mots entre « reason », raison, et « treason », trahison ; « for some reason » pouvant se traduire par « pour une raison inconnue », ndt) pour justifier votre absence le soir de la cérémonie des Oscars ?

Pour être honnête, ça m’a fait rire. Je ne pense pas qu’il voulait prendre une quelconque position, et même s’il l’avait voulu, ce n’était pas la pire des manières de le faire. Mon point de vue est simple : si vous n’êtes pas prêt à recevoir des insultes pour votre pays, peut-être que vous ne vous sentez pas assez concerné par ce qu’il s’y passe.

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En fuite
Crédits : Citizenfour

ba_dumtshhh : Que pensez-vous de la dernière affaire sortie par Kaspersky ? Je comprends qu’ils ne parlent ni des victimes ni des agresseurs – c’est leur mode de fonctionnement. Mais pensez-vous qu’ils devraient désigner la NSA comme l’agresseur quand ils savent qu’elle est impliquée ?

Le rapport Kaspersky sur l’« Equation Group » (ils semblent avoir arrêté de désigner spécifiquement la NSA, bien que la signature soit claire) était important, mais je pense que plus important encore est celui sur le piratage de Gemalto, une société hollandaise qui produit des infrastructures utilisées dans le monde entier – piratage coordonné par les États-Unis et le Royaume-Uni. Pourquoi ? Bien que l’exploitation d’un micrologiciel soit ardue, au moins est-elle réparable : des outils peuvent être produits pour détecter le micrologiciel défaillant et « re-flasher » ceux qui fonctionnent bien. Ce n’est pas la même chose pour les cartes SIM, qui sont « flashées » en usine, une fois pour toute. Quand la NSA et le GCHQ ont compromis la sécurité de, potentiellement, des milliards de téléphones (le cryptage 3G/4G repose sur le secret partagé résidant sur la SIM), non seulement ils ont compromis le fabricant, mais ils ont aussi compromis les clients, car le seul moyen d’effacer une telle action est de rappeler toutes les SIM fabriquées par Gemalto et de les remplacer. Nos gouvernements – en particulier leurs services de sécurité – n’ont pas à faire pencher la balance en faveur d’une opération de récolte d’informations qui n’a eu qu’un apport minime en termes de renseignement sur des cibles-clés, et estimer qu’elle est plus souhaitable que la sécurité des communications à l’échelle globale (et c’est d’autant plus le cas lorsque notre économie repose énormément sur la technologie et les communications, bien plus que celles de nos concurrents).


Traduit de l’anglais par Benoît Marchisio d’après l’AMA d’Edward Snowden, Laura Poitras et Glenn Greenwald sur Reddit. Couverture : CitizenFour