La clé du problème

La nuit est tombée depuis longtemps, ce 13 décembre 2017, quand quatre hommes encagoulés pénètrent dans la cage d’escalier anis d’un vieil immeuble de Saint-Pétersbourg. Un bruit métallique retentit. Pied de biche et Kalachnikov au poing, insigne des services de sécurité russes (FSB) sur l’épaule, ils tirent la porte d’un petit appartement. En un éclair, ses occupants sont mis face contre terre. Leur sort est scellé. Chaque recoin révèle ici un accessoire de la panoplie du parfait terroriste : des armes, des explosifs et de la « littérature extrémiste » sont vite débusqués. Deux jours plus tard, Moscou annonce fièrement avoir empêché un attentat de l’État islamique contre la cathédrale Kazan, située en plein cœur de la ville. Un homme, Evgeny Efimov, aurait reconnu les faits.

Le dimanche suivant, Vladimir Poutine appelle la Maison-Blanche pour remercier les États-Unis d’avoir averti la Russie de l’imminence de l’attaque. Ainsi la CIA a-t-elle aidé le FSB. Si le Kremlin ne précise pas quelles informations lui ont été transmises, il pointe toutefois l’utilisation par le groupe incriminé de Telegram. Or, on sait depuis que l’application de messagerie chiffrée russe a été condamnée à 800 000 euros d’amende, le 16 octobre, qu’elle « refuse de fournir des informations aux forces de l’ordre ».

Les images du raid lancé dans un appartement de Saint-Pétersbourg, le 13 décembre
Crédits : FSB

Alors, la CIA détient-elle la clé de Telegram ? Mystère. De son côté, le FSB peut seulement se targuer d’être parvenu à s’emparer des comptes de deux activistes en avril 2017. Mais il regrette amèrement de n’avoir pu éviter l’attentat du métro de Saint-Pétersbourg, le 3 du même mois, étant aujourd’hui en possession d’ « informations fiables sur l’utilisation de Telegram par le kamikaze, ses complices et leur responsable à l’étranger pour dissimuler leurs plans criminels ». À Moscou, on ne laisse pas de s’agacer contre l’indocile fondateur de l’application, Pavel Durov. Après avoir été contraint de vendre ses parts dans le très populaire réseau social russe, VKontakte, l’informaticien s’est réfugié à Londres en 2014. Depuis la capitale britannique, il reste sourd aux injonctions des autorités de son pays. « Nous ne nous plierons pas à la loi inconstitutionnelle qu’est la loi Yarovaya, et nous ne donnerons pas la clé de chiffrement qu’elles veulent », a-t-il écrit le 27 septembre sur la messagerie. L’entrepreneur fait référence à une réforme de la législation anti-terroriste adoptée en juillet 2016, laquelle s’est attirée l’opposition farouche de défenseurs des libertés sur Internet comme l’Electronic Frontier Foundation et l’association de juristes russes Agora.

Le 14 décembre, cette dernière s’inquiétait auprès des Nations unies (ONU) d’un risque d’interdiction de Telegram en vertu de ce texte controversé. L’ONU s’intéresse de près à la question. En 2016, elle a lancé le projet Tech Against Terrorism à la demande de la fondation suisse ICT4 Peace. Créateur de la société d’outils d’analyse de données QuantSpark, l’un de ses membres, Adam Hadley, a alors été propulsé à la tête d’une équipe de cinq personnes. Depuis, le Britannique passe son temps à « empêcher les terroristes d’utiliser la technologie ». Autant dire que ce grand blond au visage juvénile a du travail : les groupes sont nombreux à réaliser des échanges financiers sur Internet, à y stocker des données, à y héberger leur contenu ou à y échanger des informations.

L’internationale du crime

À Londres, où il vit, Adam Hadley a aujourd’hui peu de chances de croiser Pavel Dourov. L’informaticien de 33 ans se veut insaisissable. Après son passage en Angleterre, il n’aurait cessé de se déplacer, sans confirmer les rumeurs l’envoyant à Berlin ou à Bali. Citoyen de l’archipel caribéen de Saint-Christophe-et-Niévès, il cherche aujourd’hui à prendre pied à Dubaï, croit savoir Bloomberg. « Les avions ont déjà rendu les frontières moins hermétiques, mais la technologie pousse ce changement plus loin », constate Hadley. « Qu’est-ce qu’une nation souveraine maintenant que la technologie prend tant de place dans nos vies ? Elle définit en quelque sorte notre manière de vivre. »

Adam Hadley (à gauche), lors d’une conférence en juillet 2017
Crédits : Tech Against Terrorism

La Russie aura du mal à mettre la main sur Pavel Dourov, pour autant qu’elle veuille le traduire en justice. Comme Edward Snowden, réfugié à Moscou depuis plus de trois ans, le génie des nouvelles technologies se joue des limites légales, échappant au besoin à la justice de son pays. Le Kremlin n’est-il pourtant pas légitime à s’intéresser aux conversations de criminels ? Il pourrait bien bloquer Telegram, mais cela « ne rendra nullement plus difficiles les objectifs des terroristes ou les trafiquants de drogues », rétorque Dourov sur VKontakte. « Pour vaincre le terrorisme via des blocages, il faudrait bloquer Internet. »

D’autres canaux de communication occultes existent. Leur technologie « est neutre », précise Adam Hadley « dans la mesure où ils peuvent être utilisés par des gens bien ou mal intentionnés ». Le chiffrement des données garanti par Telegram peut certes couvrir des opérations frauduleuses, mais « il sert aussi aux journalistes dans des zones où la liberté d’informer est restreinte », relativise Hadley. Cela a son importance en Russie, un État situé au 148e rang d’un classement mondial sur la liberté de la presse qui en compte 180. En Iran, pays classé 165e dans lequel Twitter et Facebook sont interdits, Telegram attire 40 % du trafic, d’après l’analyste de marché Techrasa. De la même manière que le témoin d’un procès pénal est en droit de requérir l’anonymat en France, les lanceurs d’alertes veulent pouvoir s’y abriter. Seulement, alors que Telegram offre une protection aux quatre coins du globe, les avis divergent quant à ses méthodes. « Les gouvernements se contredisent », déplore Hadley. « Il y a même parfois des contradictions en interne dès lors qu’un exécutif en perçoit les avantages, tandis qu’un procureur va vouloir à tout prix accéder à une information chiffrée. » Sans compter que le bannissement d’une plate-forme ou d’un de ses utilisateurs risque de détruire des preuves. Lorsque YouTube a décidé, l’été dernier, de supprimer plusieurs centaines de milliers de vidéos de Syrie afin de ne pas exposer ses utilisateurs à leur contenu violent, des sources d’informations sur les crimes commis par les belligérants ont été taries.

La carte de la liberté de la presse dans le monde en 2017
Crédits : RSF

Dans les replis d’Internet, le terrorisme prend souvent des contours difficile à étudier. À côté des vidéos univoques signées par l’État islamique, il existe une myriade de contenus peu évidents à caractériser. Tech Against Terrorism aide les gouvernements et les entreprises à faire la part des choses et donne aux secondes les moyens de prévenir les utilisations frauduleuses de leurs plate-formes. Ces conseils sont précieux pour les petits acteurs, moins bien armés que les gros. « Nous nous concentrons sur des choses simples comme les conditions d’utilisation, qui doivent clairement rejeter la violence et le terrorisme, par exemple », décrit Hadley. Des pratiques sont également suggérées. Mais le réseau est vaste et les décisions à prendre parfois complexes. « Personne n’a de réponse évidente à la question de savoir si le gouvernement doit encadrer la production de contenu et en donner une définition », estime Hadley. « Est-ce sa responsabilité ? Qu’est-ce qui arriverait si un gouvernement qui ne partage pas nos valeurs le faisait ? Pour l’instant, ce sont les entreprises qui doivent prendre des mesures de régulation, mais elles sont juges et parties. »

La pieuvre

L’avertissement de Pavel Dourov résonne dans la tête d’Adam Hadley. « Pour vaincre le terrorisme via des blocages, il faudrait bloquer Internet », se défend le patron de Telegram, soulignant combien les échanges sur la Toile sont volatiles. La menace se déplace agilement. Mais personne n’a intérêt à y être associée. Six jours après les attentats parisiens du 13 novembre 2015, Telegram se fendait d’un tweet annonçant avoir « bloqué 164 chaînes diffusant de la propagande terroristes ». Certaines seraient reliées au drame français. L’application vient alors de « dépasser Twitter », d’après le chercheur du Middle East Media Research Institute Steven Stalinsky, cité par le Washington Post. Dans le même article, un officiel de l’administration américaine confie que « les progrès de Twitter [pour évincer les terroristes] sont une des raisons qui ont fait de Telegram la nouvelle plate-forme à la mode ».

Les efforts de l’équipe de Dourov n’ont pas empêché les commanditaires de l’attaque du marché de Berlin, en décembre 2016, de se servir de Telegram pour recruter des kamikazes. Ils n’ont pas davantage gêné le tireur de l’attentat du Reina Club d’Istanbul, qui y a reçu des instructions. Dourov martèle que la confidentialité est « sacrée » cependant que les chaînes de l’État islamique, puisque publiques, sont systématiquement bloquées. En juillet 2017, il a annoncé le recrutement de modérateurs capables « de comprendre la langue et la culture indonésienne » afin d’y traquer la propagande terroriste.

Pavel Dourov au forum Disrupt Europe de Berlin, en 2013
Crédits : TechCrunch

Telegram emboîte ainsi le pas de Twitter, qui annonçait en septembre avoir suspendu 300 000 comptes en lien avec le terrorisme dans la première moitié de l’année. De son côté, Facebook a dévoilé en juin une intelligence artificielle bâtie pour détecter les publications extrémistes. En plus de posséder un système analogue, YouTube délivre des « messages anti-terroristes » à ceux qui chercheraient des contenus interdits. En Allemagne, le gouvernement a adopté une loi l’été dernier prévoyant de pénaliser les réseaux sociaux incapables de censurer les incitations à la haine. On imagine toutefois mal Berlin interdire l’application de messagerie WhatsApp comme l’Afghanistan l’a fait le 3 novembre, au nom de la lutte contre les talibans, sans soulever l’indignation de ses utilisateurs. « C’est très facile pour les gouvernements ou les législateurs de parler de principes généraux, mais le diable est dans les détails », note Hadley. « Dans un système législatif, vous avez des juges, des procureurs qui prennent des décisions. Ça va quand vous avez 10, 100 voire 1 000 décisions à prendre, mais lorsque vous avez deux milliards d’utilisateurs par mois sur Facebook, quand vous avez 750 000 photos mises en ligne par minute, comment le gérer ? »

Telle une pieuvre, l’État islamique a ainsi « disséminé une grande variété de matériel de recrutement et de propagande sur les réseaux sociaux », notait le procureur chargé de l’enquête sur l’attentat de New York, le 31 octobre 2017, attribué à l’Ouzbek Sayfullo Saipov. Le groupe terroriste préfère désormais les applications où une certaine confidentialité est offerte. À mesure que Telegram tente de nettoyer son réseau, les terroristes se déplacent. « Il y a beaucoup d’informations à propos des grosses plate-formes, mais cela consiste à parler de la guerre d’hier », observe Hadley. « Dans le futur, Daech et d’autres organisations terroristes opéreront sur des petits écosystèmes, des plateformes d’un ou deux fondateurs. » Plus qu’à ces milliers de petits acteurs, il revient selon lui aux gouvernements de dessiner une législation en accord avec les pratiques du secteurs. Cela n’ira pas sans une meilleure coordination avec eux mais également avec d’autres États. « Vous avez parfois dix pays qui traitent en même temps avec une entreprise de quelques personnes », pointe le Britannique.

Pour l’heure, les initiatives en ce sens sont incomplètes. Ainsi de la loi allemande qui ordonne aux réseaux sociaux de retirer le contenu « évidemment terroriste ». Mais rien n’est évident. Surtout quand des accommodements avec la confidentialité sont réclamés au nom de la sécurité. Entre les États, qui « doivent se mettre à jour », et les sociétés, appelées à « mieux appréhender les implications de leurs modèles », Tech Against Terrorism entend jouer un rôle de médiateur. L’initiative n’est pas de trop.


Les propos d’Adam Hadley ont été recueillis par Nicolas Prouillac. Couverture : Tech & Terrorism. (Time/Rand/Ulyces.co)