Bernie n’est pas d’accord

La toute première question qu’on pose à Bernie lors de sa toute première assemblée locale en Iowa vient d’un jeune homme barbu qui porte un t-shirt à l’effigie de Green Lantern. Il veut savoir ce que le candidat a l’intention de faire quant à la réglementation du poker en ligne, s’il est élu président. « Je vais être très honnête avec vous : ça n’est pas une question à laquelle j’ai beaucoup songé », répond du tac au tac Bernie Sanders, 73 ans, sénateur du Vermont depuis 2007. Il fait une pause puis marmonne : « Il me semble qu’un de mes enfants joue beaucoup au poker. Si la question est de savoir si les grandes entreprises peuvent arnaquer les joueurs de poker, la réponse est non. Vous voyez ce que je veux dire ? Une des choses que vous apprenez en tant que sénateur américain, c’est que tout problème a une solution. »

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Bernie Sanders s’adresse à ses concitoyens
Crédits : Gage Skidmore

Sanders a les cheveux particulièrement blancs et une façon brutale de s’exprimer. Son débit de parole et son fort accent de Brooklyn rappellent étrangement Larry David. Ou, plus précisément, Larry David imitant Georges Steinbrenner dans Seinfeld. « On a beaucoup plus écrit sur mes cheveux que sur mon programme d’infrastructure ou mon programme pour l’éducation supérieure – pas de question là-dessus », s’en plaindra Sanders auprès de moi plus tard. En ce jeudi soir de mai, Sanders prononce un discours à l’université privée catholique Saint  Ambroise de Davenport, dans l’Iowa. Par pur hasard, Rick Santorum se trouve lui-aussi à Davenport, pour lancer sa campagne de 2016 en Iowa. D’après le registre de la ville de Des Moines, le discours de Santorum a attiré environ 80 personnes. Ce sont près de 700 personnes qui se sont déplacées pour Sanders – la meilleure performance réalisée par un candidat en Iowa durant cette campagne électorale. La montée d’un candidat à gauche du favori est presque devenue une habitude en tout début des primaires démocrates : Bill Bradley en 2000, le compagnon de Sanders du Vermont, Howard Dean, en 2004, Barack Obama en 2008. Mais Sanders se situe à gauche de tous ces révoltés. Son adversaire, Hillary Clinton, serait la première femme à être élue présidente des États-Unis ; Sanders serait le premier président à se déclarer ouvertement socialiste. Il attire l’attention de ses concitoyens sur l’Europe, en particulier sur la Scandinavie, en expliquant comment on pourrait mettre les choses en pratique : avec des programmes d’aide sociale généreux assurant un revenu minimum pour tous, mis en application rapidement par un gouvernement fort et actif, et financé par des taxes plus élevées sur les grandes entreprises, ainsi que par la réduction des dépenses inutiles dans des secteurs comme, disons, les deux milliards de dollars pour la guerre en Irak.

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Sanders sait l’ampleur de la tâche
Crédits : Gage Skidmore

Sanders a la conviction que des idées si progressistes sont largement populaires en Amérique, et pas seulement parmi une franche très à gauche mais aussi parmi les classes laborieuses, et même au cœur des États républicains. Pourtant, les mouvements progressistes de ces dernières années ont été marginalisés sous la pression des institutions (comme Dean ou le mouvement Occupy Wall Street) ou comme dans le cas des partisans d’Obama, qui ont vu les promesses non tenues. Sanders est d’avis qu’en maintenant l’attention sur des mesures populistes en matière d’économie, il a un coup à jouer – un sacré coup pour en finir avec les vieilles querelles, assure-t-il. « Une fois les questions sociétales mises de côté – le droit à l’avortement, les droits des homosexuels, le contrôle des armes à feu – et qu’on aborde les questions économiques », dit-il, « il y a plus de points d’accord que ce qu’en disent les experts. »

À Davenport, Sanders parvient effectivement à attirer l’attention de la foule presque deux heures durant en se concentrant – inlassablement et sans fléchir sur de minuscules détails – sur son programme politique, un nouveau New Deal sur le modèle d’Oslo ou Helsinki : un programme fédéral d’emplois (un milliard de dollars de dépenses dans les infrastructures sur 5 ans, avec la création de 13 millions d’emplois) ; la reconstruction de nos aéroports, ponts, routes et voies ferrées ; un salaire fédéral minimum de 15 dollars l’heure ; le démantèlement des banques de Wall Street devenues trop puissantes pour s’effondrer ; un amendement constitutionnel pour renverser l’organisation conservatrice Citizens United ; les frais d’inscription gratuits dans toutes les universités publiques ; l’augmentation des taxes pour les riches et la suppression des niches fiscales dont profitent les grandes entreprises ; l’instauration d’une taxe carbone pour réduire l’utilisation des énergies fossiles et promouvoir les sources d’énergies alternatives ; la scolarisation gratuite pour tous les enfants de maternelle ; un système public d’assurance maladie avec une caisse unique ; un congé maladie payé et un minimum de deux semaines de congés payés pour tous les salariés américains.

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Ses partisans sont nombreux aux USA
Crédits : Gage Skidmore

Il y a plus, mais c’est le cœur de son argumentaire. Comme orateur, Sanders est nettement plus brut de décoffrage que sa collègue du Sénat, Elizabeth Warren, la plus économiquement à gauche, à laquelle il est souvent comparé. Mais il est particulièrement bon pour prendre en compte les inégalités salariales – une expression qui risque de devenir aussi galvaudée par son usage excessif que peut l’être l’expression « espoir et changement » –, non seulement en examinant la réalité des inégalités salariales, mais encore en les présentant sous un angle strictement moral. Comment la nation la plus riche de l’histoire de toutes les nations a-t-elle pu permettre que les 10 % des plus riches possèdent autant que les 90 % restants ? Comment se fait-il que la prédiction qu’une seule famille américaine (Les Koch, grâce au soutien de donateurs issus du réseau politique qu’ils contrôlent) va dépenser plus d’argent les partis démocrate ou républicain au cours des prochaines élections n’est pas seulement plausible mais pas du tout surprenante ? Et d’un point de vue plus existentiel, doit-on admettre que la phase ultime du capitalisme se développe à n’importe quel prix ? Cela n’a peut-être pas l’impact des vidéos qui se propagent comme des virus sur Internet, mais le ton alarmé du discours anti-système de Sanders agit étrangement comme un charme sur son public. Parfois, il lui arrive de joindre son pouce et son index, et il gesticule comme s’il avait réussi à pincer et montrer une minuscule chose invisible qui lui permette de soutenir son propos. Quand il écoute une question, il se pince fermement les lèvres et fait saillir son menton, sans sourire. Et parfois, il rougit. Tandis que d’autres candidats se mettent en quatre pour affirmer leur foi en l’exception américaine, Sanders n’hésite pas à dire des choses telles que celle-ci : « Aujourd’hui, aux États-Unis, il est difficile de concevoir à quel point nous faisons des choses idiotes – oui vraiment, nous en faisons beaucoup… »

Plus tard, à Davenport, il ajoute : « J’ai quelque chose à dire à l’attention des mes collègues républicains », puis il s’interrompt d’un silence lourd de sens, et parce que c’est Sanders, une tension soudaine envahit la salle – durant un moment de suspense, on s’attend presque tous à ce qu’il lâche quelque chose de grossier –, et il le sait, faisant délibérément durer le suspense. Et soudain, il conclut sa pensée, en proférant : « Avec tout mon respect, je ne suis pas d’accord. » L’ombre d’une malédiction flotte dans l’air et la politesse feinte des propos qu’il vient de tenir résonne davantage comme : « Allez vous faire foutre ! » La foule tourne au délire.

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Sanders salue la foule
Crédits : Gage Skidmore

Le portrait

Si on observe Sanders parler suffisamment longtemps, on remarque qu’il utilise un certain nombre d’expressions récurrentes, avertissant ainsi l’auditeur attentif que des assertions tranchantes vont suivre : « De mon point de vue », « Incroyablement », « Pouvez-vous imaginer ? », « Je vais être honnête avec vous », « Si vous arrivez à le croire », « Permettez-moi d’être clair », « Maintenant, pourquoi est-ce le cas ? ». Il y a quelque chose de jubilatoire dans le mépris très informé qu’affiche Sanders, et le fait qu’il fasse si peu d’efforts pour le dissimuler. « Ma femme me rappelle sans arrêt que je déprime tout le monde », dit Sanders. Il plaisante, mais pas vraiment. Son air grincheux lui donne une certaine authenticité : des articles ont souligné son étonnante popularité sur les réseaux sociaux, et l’imprévisible électorat de ce millénaire semble s’accorder avec son exaspération de grand-père devant l’état actuel du monde. Il y a comme une note discordante, un aspect presque irréel à son discours caustique et le dédain dont il fait preuve à l’égard des conventions d’une campagne politique moderne – tout cela a pour effet de souligner la sottise et le caractère artificiel du jeu des autres acteurs, et la médiocrité du scénario qu’ils lisent. Ce que Sanders s’applique à éviter, c’est de donner à voir un portrait très net de lui-même en tant qu’acteur du changement. Ou de parler véritablement de lui-même. Si vous êtes le genre de candidat qui voit les campagnes présidentielles comme une scène de théâtre, vous fabriquerez probablement votre histoire personnelle de telle sorte qu’elle vous assure le rôle principal de la pièce. Pour séduire un large public, il doit y avoir des histoires de lutte et de rédemption, un héros ou une héroïne qui doit être en même temps aussi ordinaire que vos frères et sœurs et pourtant aussi exceptionnel que peut l’être, disons, l’Amérique elle-même, mes chers compatriotes !

Quand Sanders a commencé à attirer les foules en Iowa, la couverture médiatique s’est déchaînée.

Aux cinq rassemblements de Sanders pour la présidentielle 2016 dans l’Iowa et le New Hampshire auxquels j’ai assisté, il n’a au fond rien fait de tout cela. Le fragment de son discours de Davenport où il dit : « Mes amis, je vais vous parler un peu de moi », est suivi très exactement de trois phrases, dans lesquelles Sanders révèle qu’avant d’entrer au Sénat, il a été membre du Congrès et maire ; que son père était un immigré qui travaillait comme vendeur de peinture ; et qu’en grandissant, il a appris « ce que l’argent – ou le manque d’argent – signifie pour une famille… quand chaque dollar dépensé est sujet à discussion ».

Consentant à dévoiler quelques préoccupations familiales, il désigne alors sa femme Jane dans l’assistance et fait remarquer qu’ils célèbrent aujourd’hui leur 27e anniversaire de mariage. Entre deux entretiens, alors que nous avons déjà discuté de la perte d’emplois industriels aux États-Unis, de l’effet destructeur d’accords commerciaux internationaux et de la récupération du parti démocrate par des intérêts privés, la discussion dérive vers sa première course pour la mairie de Burlington, et je lui demande ce qui a bien pu initialement amener ce natif de Brooklyn dans le Vermont. « Cet article va donc davantage parler de moi, plutôt que de ce que je vais essayer de faire ? » dit-il d’un ton irrité. Lorsque Sanders a officiellement annoncé en avril 2015 qu’il serait le challenger de Clinton aux primaires démocrates, il a été étiqueté comme un candidat atypique. Comme l’a expliqué en détails, la Columbia Journalism Review, sa déclaration officielle a été réduite à 18 secondes sur ABC Evening News (dont cinq de ces secondes consacrées au tweet de « bienvenue-dans-la-course » de Clinton), et une simple phrase sur CBS Evening News, ainsi qu’un article de 700 mots sur la page A21 du New York Times. À contrario, l’annonce de son confrère sénateur Ted Cruz, un personnage apparemment bien moins « atypique » que Sanders – malgré sa sympathie affichée pour les partisans de la théorie du complot qui prétend que des exercices militaires au Texas sont orchestrés par le président Obama et font partie d’un plan visant à imposer la loi martiale dans l’État –, a été présenté en première page, avec un article deux fois plus conséquent que celui consacré à Sanders. Mais après que Sanders a commencé à attirer d’importantes foules en Iowa, la couverture médiatique s’est déchaînée – pas seulement parce que la presse s’est soudainement rendue compte qu’il avait un sacré coup à jouer pour déranger Clinton, mais encore à cause du penchant très net des médias pour la course à deux pour la présidentielle que Sanders décrie, bien qu’il insiste sur le fait qu’il ne se présente pas simplement pour se mettre en valeur ni pour exercer une pression du genre de celle du Tea Party à la gauche de Clinton.

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Les badges de campagne
Crédits : Scott Olson

« Vous savez, cela ne m’intéressait pas de faire une campagne à caractère pédagogique, et lui non plus », me confie la femme de Sanders, Jane, lors de notre rencontre dans un jardin de West Branch, juste en périphérie d’Iowa City. « J’étais récalcitrante. J’étais celle qui disait pourquoi ne pas le faire. J’ai juste mis en avant tous les obstacles auxquels je pouvais penser, dont celui-là : “Pouvons-nous gagner ?” Oui, nous voulons changer le discours ambiant. Mais la clé pour changer le discours ambiant, c’est de mobiliser les gens. Et s’ils entendent la vérité des faits, ils voteront différemment. » Elle fait remarquer que lorsque Sanders s’est présenté au Sénat en 2006, son adversaire, Richard Tarrant, un des hommes les plus riches du Vermont, a dépensé 7 millions de dollars sur ses deniers personnels pour l’élection – et il a tout de même perdu face à Sanders, de 33 points. « Si on évaluait la relation entre le sérieux d’un prétendant à l’élection et l’argent qu’il possède », dit-elle, « il n’aurait même jamais été élu maire ! »

Une carrière modeste

Une semaine après Davenport, lorsque Sanders fait irruption dans la salle de conférence de son bureau à Washington, il semble plus stressé et impatient que d’habitude. Il faut qu’il se dépêche d’attraper un avion pour Burlington, mais avant cela il doit voter contre un projet de loi de dépenses militaires. Il marche rapidement et parle à la manière d’un personnage sorti de l’univers d’Aaron Sorkin. Sanders se fraye un chemin jusqu’au métro qui relie les bureaux du Sénat au Capitole. Un jeune garçon d’ascenseur lui lance : « Bonne chance, sénateur ! » À sa sortie du tram, qui ressemble à une rame de métro miniature, Sanders entre dans la chambre du Sénat et réapparaît presque aussitôt, ayant enregistré son vote avec l’employé. « C’est ça la démocratie », dit Sanders avec une ironie désabusée, avant de foncer derrière une porte latérale réservée aux sénateurs. « J’ai du monde avec moi », dit-il au garde, qui semble déconcerté mais nous laisse passer. À l’extérieur, une voiture l’attend. Sanders craint de rater son vol, et tandis que nous parlons, il jette des coups d’œil à sa montre et donne de temps à autre des indications aux chauffeurs.

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Le rappeur Killer Mike soutient Sanders
Crédits : berniesanders.com

De bien des façons, la question la plus ennuyeuse à propos de la candidature de Sanders est celle de la course à deux pour la présidentielle. Quelles sont ses chances de battre une adversaire particulièrement brillante et déterminée avec un nom connu de tous, davantage d’expérience à la Maison-Blanche que n’importe qui d’autre qui s’est déjà présenté à ce poste, et un accès à d’indécentes sommes d’argent ? (Il est prévu que la campagne de Clinton s’élève à deux milliards de dollars. Sans oublier, bien sûr, l’excitante possibilité offerte aux électeurs de faire l’histoire une nouvelle fois en élisant la première femme présidente des États-Unis. Je dirais qu’elles sont plutôt minces ! Pourtant, Sanders est persuadé que ses chances sont bien réelles si la réalité électorale actuelle reste la même – ce qui signifie un taux de participation très bas, une focalisation sur la personnalité du candidat plutôt que sur les questions importantes, et dans les dépenses de campagne, la répugnante corruption venue de l’extérieur. Ainsi, la question de loin la plus intéressante devient : Sanders a-t-il une carte à jouer pour changer ce qui a fini par être accepté comme les principes acquis d’une campagne présidentielle moderne ? Si vous êtes prêts à prendre le risque de paraître naïf ou frustre et d’entretenir l’idée, comme le fait Sanders, qu’il est possible de renverser totalement le système en mobilisant suffisamment de soutiens à la base, eh bien alors, qui sait ?

Il y a sept ans de cela, Barack Obama a battu tous les records précédents pour ce qui est de la levée de fonds provenant de petits donateurs et de la participation électorale des Afro-Américains. Sanders examine la façon dont les travailleurs de fast-food militent et luttent pour obtenir un salaire minimum de 15 dollars l’heure, une demande prise au sérieux par très peu de membres de l’élite auparavant, ce qui a totalement modifié le débat national sur ce que doit être un salaire minimum (l’idée fait désormais la loi dans de grandes villes telles que Los Angeles, San Francisco et Seattle). À cette fin, Sanders veut autant que possible mettre de côté son ego dans ces exercices publiques égocentriques et tirer profit de la tribune offerte aux candidats à la présidentielle, afin de tenter fortement les électeurs avec une possibilité qui n’était pas offerte jusqu’à présent d’un changement véritablement radical. « L’évolution de la politique américaine a entraîné un investissement de plusieurs milliards de dollars, tout ça pour dire aux Américains que le gouvernement ne peut rien faire pour eux, et qu’ils doivent mettre tous leurs espoirs et leur foi dans les grandes entreprises et Wall Street », me dit Sanders. « Je dis souvent que vous devez vous demander pourquoi les frères Koch vont dépenser des milliards dans cette campagne. S’ils pensent que la politique est quelque chose d’important, peut-être que vous aussi vous devriez. » Sanders a grandi dans le secteur de Flatbush à Brooklyn, un quartier ouvrier pluriethnique (Italiens, Juifs, Irlandais) où son père, Eli, un immigré polonais, et sa mère, Dorothy, fille d’un couple de juifs polonais et née en Amérique, se sont installés avec leurs deux fils. Bien que Sanders en dise peu sur son enfance, elle n’a pas été facile : son père a perdu presque toute sa famille dans les camps de concentration, et sa mère est morte alors qu’il n’avait que 19 ans.

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Bernie et Jane Sanders en 1984
Crédits : berniesanders.com

Il est entré à l’université James Madison (où il fut capitaine de l’équipe d’athlétisme) en même temps que la chanteuse Carole King. En 1964, Sanders, qui dit avoir toujours aimé la campagne, et sa femme, qu’il a rencontrée à l’université, ont acheté un terrain (42 hectares pour 2 500 dollars) dans une ville du Vermont du nom de Middlesex. Et à partir de 1968, ils s’y sont installés définitivement. Le Vermont rural était devenu une telle terre d’attraction pour les jeunes adeptes du retour-à-la-terre qu’en 1971, le gouverneur Deane Davis s’est senti obligé de faire un communiqué de presse relatif à « l’afflux de soi-disant hippies », affirmant aux citoyens inquiets que « comme la plupart des gens, la majeure partie des ces jeunes de passage vaquent à leurs occupations et vivent de manière autarcique et paisible, bien que leurs habitudes de vie et leur apparence peuvent ne pas être à notre goût ». Sanders avait les cheveux longs, et ses idées politiques coïncidaient certainement avec celles de la contre-culture, mais ses amis disent de lui qu’il n’était pas un hippie. Il a fait de petits boulots comme charpentier et réalisé un documentaire sur le militant syndicaliste socialiste (et cinq fois candidat à l’élection présidentielle) Eugene V. Debs. (Sanders a aussi prêté sa voix pour le film : « Si vous êtes l’Américain moyen qui regarde la télévision 40 heures par semaine », entonne-t-il, « vous avez probablement entendu parler de personnes aussi importantes que Kojak ou Wonder Woman… Mais étrangement, personne ne vous a beaucoup parlé de Gene Debs, un des plus éminents Américains du XXe siècle. »)

Après qu’il se soit séparé à la fin des années 1960, il s’est présenté sans succès à la fois au Sénat et comme gouverneur sur une liste socialiste. Son ami intime et camarade de chambre Richard Sugarman l’a convaincu de se présenter à la mairie de Burlington en 1981. « Ronald Reagan venait juste d’être élu, et je lui ai dit : “Vois-tu, Bernard, dans un pays où Reagan peut devenir président, tu peux à coup sûr être élu maire de Burlington !” » raconte Sugarman, qui est aujourd’hui professeur titulaire à l’université du Vermont, spécialiste du philosophe juif existentialiste Emmanuel Levinas – qu’il décrit comme « un Martin Buber en plus compliqué ». Sanders était un parfait inconnu quand il s’est présenté sur une liste indépendante contre le candidat démocrate en fonction depuis six ans, et il n’avait pas la moindre chance de gagner. Sauf qu’il a gagné à 10 voix près. « Ça a été l’un des plus grands bouleversements dans l’histoire politique du Vermont, et notre État a plus de 200 ans », me confie Sanders – une des rares fois où il s’est vanté.

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Sanders en 1981, après avoir été élu maire de Burlington
Crédits : berniesanders.com

Sanders a toujours fait mentir les caricatures simplistes dont font l’objet les socialistes en Amérique, en adoptant une façon pragmatique de gouverner. À Burlington, il a renforcé les opérations de déneigement, réaménagé les jardins publics et les quais, fait combler les nids de poules et négocié la baisse de la facture du câble des consommateurs (bien qu’il se soit aussi rendu au Nicaragua pour rencontrer le président socialiste Daniel Ortega, et déclarer que Puerto Cabezas et Burlington étaient « villes jumelles »). À la Chambre des députés, il est devenu maître en matière de procédure, faisant passer le plus d’amendements par appel nominal qu’aucun autre député dans la décennie commencée en 1995, et profitant du fait qu’il soit indépendant pour travailler avec les membres de chaque parti. L’habileté qu’a Sanders pour jouer avec le bipartisme reste encore légendaire : le sénateur ultra-conservateur et climato-sceptique de l’Oklahoma, James Inhofe, a récemment décrit Sanders comme son « meilleur ami » au Sénat. Pour ce qui est des armes à feu, son historique législatif se situe en réalité nettement à la droite d’Hillary Clinton. Le Vermont est un État pro-armes à feu, et Sanders, dans son livre Outsider in the House, paru en 1997, s’est plaint dès le début de sa carrière de perdre les votes de « nombreux ouvriers », parce que « nous avons mal géré la question des armes ».

En réalité, Sanders doit en partie le démarrage de sa carrière au Congrès à la National Rifle Association (NRA), qui avait pris pour cible son adversaire, le candidat sortant, un Républicain partisan du contrôle des armes à feu, avec l’appui des spots publicitaires diffusés à la télévision pendant leur course à la Chambre des députés en 1990. « Si demain vous faites passer la plus sévère des lois sur le contrôle des armes » a-t-il dit à l’hebdomadaire du Vermont Seven Days en 2013, quelques mois après le massacre de Sandy Hook, « je ne pense pas que cela aura un réel impact sur les tragédies que nous avons vécues ». « Je sais qu’il pense se présenter aux présidentielles depuis un certain temps », dit Sugarman. « Je pensais qu’il aurait alors un poids énorme sur les épaules, et je pense que c’est le cas. On doit vraiment rester maître de soi quand on se présente à la présidence. Mais il s’est de plus en plus convaincu que quelqu’un devait le faire. Est-ce que je crois qu’il voulait que ce soit quelqu’un d’autre ? Je le pense, oui. Il aurait sûrement préféré qu’Elizabeth Warren se présente, du moins un peu plus tôt. Mais il a franchi le pas. »

« Personne ne m’a jamais entendu dire que ça allait être facile. »

En même temps, Sugarman reconnaît qu’il y a un aspect de la personnalité de son ami qui se déploie dans le côté relationnel de la chose publique. « Il adore faire des balades en voiture et s’arrêter dans la moindre petite ville du Vermont », dit Sugarman. « Une fois je lui ai dit : “Bernard, pourquoi ne laisses-tu pas tous ces gens tranquilles pendant un moment ?” Il m’a répondu : “Non, ils veulent que je vienne et que j’écoute ce qui les préoccupe.” Alors j’ai répliqué que peut-être que ce qui les préoccupait, c’était qu’ils auraient voulu avoir un jour de repos ! »

Un chemin difficile

Conformément aux indications de Sugarman, deux jours après mon séjour à Washington, je reprends des nouvelles de Sanders à Brattleboro, dans le Vermont, où il est en train défiler pendant la parade annuelle – qu’on nomme la « promenade des génisses ». Cela ressemble pas mal à ce qu’on imagine : des jeunes du mouvement 4-H descendent la grand-rue de la ville auprès de celles de leurs vaches qui ont reçu des prix. Sanders a participé au concours de traite par le passé, mais aujourd’hui il se borne à dire quelques mots dans le parc de la ville. Après la parade, Sanders se rend dans le New Hampshire pour une autre assemblée publique, en s’arrêtant d’abord dans une pizzeria, où il boit du thé à petites gorgées et recopie depuis une tablette ses notes sur un bloc de feuilles jaunes au format légal. Son conseiller politique vient de lui envoyer par mail de nouvelles statistiques concernant le chômage des jeunes. « Ça bat tous les records, putain », marmonne Sanders en secouant la tête. Son fils s’assoit près de lui et mange un sandwich aubergine/parmesan. « Qu’est-ce que c’est ? » demande Sanders, avant de tendre la main et d’en attraper un énorme morceau. La plus importante question à laquelle Sanders va devoir faire face, quoi qu’on puisse penser de la valeur de ses idées, est la façon dont il compte les mettre en pratique, en admettant qu’il ne soit pas élu par un raz-de-marée démocrate aux deux Chambres du Congrès. Sanders, en campagne électorale, félicite le président Obama pour sa brillante course pour la présidentielle de 2008. Mais par la suite, il poursuit en affirmant que la plus grande erreur du président (« Et j’ai eu l’occasion de le lui dire. Je ne suis pas sûr qu’il ait été ravi de l’entendre, mais je l’ai fait ! ») a été de démobiliser ses millions de fervents partisans après le jour de son élection : « La politique, à Washington, ce n’est pas juste un président assis avec Mitch McConnell ou John Boehner autour d’un verre pour essayer de faire bouger les choses – ce ne sont que des âneries médiatiques. Vous voulez les frais d’inscriptions gratuits dans les collèges publics et les universités ? Alors, amenez des tas d’amis pour défiler à Washington ! »

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Après un meeting en Iowa
Crédits : berniesanders.com

Sanders insiste sur le fait que la nation américaine est moins divisée que ce que veulent bien en dire les médias dominants. Durant les années Obama, la stratégie du parti démocrate a été de cibler principalement la soi-disante coalition des groupes montants – les jeunes, les minorités, les femmes issues de l’enseignement supérieur – en accentuant leurs désaccords avec le parti républicain sur des questions telles que l’immigration, les droits des homosexuels (LGBT), la présence policière, et l’avortement. Sanders fait rarement allusion à ces questions, sauf lorsque des personnes du public les lui posent lors d’assemblées publiques. « Beaucoup d’experts des périphériques urbains disent que ce pays est dramatiquement divisé. Et de bien des façons, il l’est. Mais si vous demandez aux gens : “Faudrait-il augmenter le salaire minimum ?” C’est oui, à l’écrasante majorité. “Établir l’égalité salariale entre les hommes et les femmes, créer des emplois en construisant de nouvelles infrastructures ?” Un autre oui à l’écrasante majorité. Voulez-vous que la campagne électorale soit ainsi faite qu’elle permette aux milliardaires d’acheter les élections ? Pas du tout. En ce cas, ma campagne consistera à réunir les gens autour de ces questions. Je suis totalement favorable à l’avortement, et un des plus fervents tenants des droits homosexuels. Tout le monde dans le Vermont n’est pas d’accord avec moi sur ces questions. Mais ils me soutiennent parce qu’ils savent que je me bats pour leurs enfants. » Et cependant, est-ce que Sanders ne surestimerait pas le goût des Américains pour la révolution politique ? Même si des millions de partisans de Sanders s’en vont manifester à Washington, les soutiens du Tea Party ne viendront-ils pas en aussi grand nombre pour le combattre ? « Excellente question », répond Sanders (une autre de ses expressions préférées). « Ce serait très, très difficile. Et peut-être que ça ne pourrait pas arriver. Personne ne m’a jamais entendu dire que ça allait être facile. »

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Bernie Sanders mobilise ses troupes
Crédits : berniesanders.com


Traduit de l’anglais par Simon Mauger d’après l’article « Weekend With Bernie », paru dans Rolling Stone. Couverture : Bernie Sanders à la tribune.