Six coups de fouet

Ahmed est assis dans un café à la décoration moderne d’Erbil, la capitale kurde. Un verre de soda est posé devant lui sur la table et il tient son portable pressé contre son oreille. Il raccroche. « Ils entendent des tirs et des explosions », dit-il en souriant. C’était son frère au bout du fil, qui l’appelait de la maison de sa famille à Mossoul. On entend vrombir les hélicoptères de l’armée américaine, loin au-dessus de nos têtes. Apprendre que ses proches peuvent entendre les éclats d’une bataille sanglante depuis leur maison inquiéterait la plupart des gens. Mais pour Ahmed et ceux de ses proches qui vivent encore dans la capitale de l’État islamique en Irak, cela pourrait vouloir dire autre chose. Peut-être que c’est le signe que Daech perd la main dans la seconde plus grande ville d’Irak, plus de deux ans après s’en être emparé.

1-ilgscdxr8scbbw_9gigt9a

Le ciel est noir alors que les champs de pétrole brûlent
Crédits : Matt Cetti-Roberts

L’opération lancée pour reprendre Mossoul à l’État islamique est en préparation depuis longtemps. Mossoul est tombée aux mains de Daech en juin 2014. Une petite armée d’environ 800 islamistes ont pris la ville d’assaut, semant la panique dans les rangs de l’armée irakienne et de la police, qui comptaient environ 30 000 hommes. Les forces irakiennes ont détalé comme des lapins et l’EI a pris le contrôle de Mossoul et ses 1,4 millions d’habitants. Durant cette période de deux ans, une coalition internationale menée par les États-Unis a été déployée pour aider à reformer les troupes irakiennes et apporter du soutien aux combattants kurdes. Les forces du gouvernement irakien ont récemment contre-attaqué, repoussant progressivement les miliciens. Libérer Mossoul sera le point d’orgue de la campagne irakienne. La famille d’Ahmed peut entendre ce moment approcher, alors que les murs de leur maison tremblent violemment. Il y a six mois, Ahmed a quitté Mossoul. Il a fui à la nuit tombée avec sa femme et son enfant. Ils se sont faufilés dans une zone contrôlée par l’EI, s’aventurant à travers les champs de mines installés au hasard par les miliciens.

1-u0xsyhpf721jkmcvd6vfja

Une mère et ses enfants, rescapés de Mossoul
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Pour lui, rester n’était pas une option. « Ils m’ont fouetté », dit-il. Il a lui aussi fait les frais des lois sévères imposées par le groupe aux habitants de Mossoul. Mais Ahmed s’en est relativement bien tiré. Il avait été condamné à 20 coups de fouet pour avoir rasé sa barbe, mais on ne lui en a donné que six. « Le bourreau m’a frappé dans le dos, près de l’épaule, sur les reins et derrière les genoux. » Alors que le bourreau s’apprêtait à le frapper de nouveau, Ahmed a croisé le regard d’un ami qui assistait à la scène au milieu des badauds. Incontrôlablement, il a ri. Ahmed ne se l’explique toujours pas, mais son rire a mis fin au supplice. Le bourreau lui a rendu ses papiers et lui a ordonné de rentrer chez lui.

Les Samaritains

Il sait qu’il a eu de la chance. « La plupart des gens sont fouettés en public pendant que les hommes de l’EI lisent le Coran à haute voix. Ils se font habituellement frapper davantage. »

1-e3csbcrwvqrfzrd71_rlna

Une jeune fille du camp de Dibaga
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les exécutions publiques sont fréquentes à Mossoul, sous le règne de l’État islamique. « On restait chez nous, la plupart du temps », dit Ahmed. « Personne dans ma famille ne voulait assister à ces horreurs. » D’autres personnes qui ont vécu sous la férule de Daech dans d’autres parties de l’Irak témoignent d’histoires similaires. « Si vous avez un téléphone, ils vous tuent », confie Mohammed, un homme de 51 ans originaire de la ville d’Al Shora, à une trentaine de kilomètres au sud de Mossoul. Mohammed et sa famille vivent à présent à Jedh, un camp pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays situé aux abords de Qayyarah, à une quinzaine de kilomètres au sud d’Al Shora. Il s’agit d’un des nombreux camps qui ont été dressés pour servir de refuge aux déplacés internes qui ont fui les territoires en guerre ou sous contrôle des islamistes. « Ils ont dit à tout le monde qu’il était défendu de partir et ils nous ont obligés à nous laisser pousser la barbe », se souvient Mohammed. « On ne pouvait même pas fumer ! La vie était merdique. »

Mohammed et les siens ont profité de la confusion pour fuir vers le sud.

Mohammed et sa famille ont quitté Al Shora après que l’EI a transformé la ville en place forte pour se préparer à l’assaut de la coalition à venir. Les miliciens ont dit aux habitants de prendre la route en direction de Mossoul, au nord. Les combattants de l’EI ont ensuite dissimulé des explosifs dans leurs maisons. Mohammed et les siens ont profité de la confusion pour fuir vers le sud, où ils seraient plus en sécurité. Ils se sont tapis dans le désert pendant cinq jours avant d’arriver au camp de Jedh. Depuis, les troupes irakiennes ont repris Al Shora. Mais la ville n’est pas sûre pour autant. Les brigades de démineurs sont encore en train d’ôter les EEI que les combattants islamistes ont caché dans les maisons. Les forces de Daech tentent toujours d’infiltrer la ville. La nuit précédant ma rencontre avec Mohammed, la police irakienne a abattu sept islamistes à Al Shora.

~

La plupart des gens que connaît Ahmed à Mossoul n’étaient pas heureux de vivre sous l’État islamique, mais certains se sont faits la présence du groupe. D’autres les ont accueillis à bras ouverts. Il parle d’un de ses voisins – un ingénieur – qui soutenait le groupe. « Sa sœur était docteure, c’était un homme éduqué ! » se lamente Ahmed.

Mais pour lui, il y a pire que ceux qui ont déroulé le tapis rouge à l’État islamique : certains les servaient en cachette. « Mossoul grouille d’informateurs », dit Ahmed. « Certains font ça pour de l’argent, d’autres parce qu’ils croient profondément en Daech. » Les terroristes ont même un nom pour leurs espions : failkhair. D’après Ahmed, cela veut dire « bon Samaritain ».

1-wzmms-ayxcglhpe7ph74pa

Le corps d’un combattant de Daech à Al Shora
Crédits : Matt Cetti-Roberts

« Un jour, l’EI est entré dans la maison d’un de mes amis », raconte Ahmed. « Ils lui ont dit de venir avec eux et il devait emmener son téléphone Samsung. » Ahmed a entendu dire que les islamistes ont demandé à voir les photos qu’il gardait sur son téléphone. « Le type de Daech savait ce qu’il cherchait : il s’est arrêté sur une photo de mon ami et de son cousin, engagé dans les peshmergas », les soldats kurdes. « Ils connaissaient la marque de son téléphone et même l’emplacement exact où était enregistrée la photo », raconte Ahmed avec dégoût. Il secoue la tête en réalisant que l’informateur était sûrement un de ses proches amis… voire un membre de sa famille. Une semaine plus tard, les miliciens ont dit à la famille de cet ami de venir chercher son cadavre au département de médecine légal de Mossoul. L’État islamique l’avait exécuté d’une seule balle sur le côté du crâne. À Mossoul, le simple fait de posséder une carte SIM peut être passible de mort. Ahmed affirme que l’EI a récemment assassiné une vieille dame et sa fille pour cette seule raison.

1-lveynfupo4-xokn7ctevnw

L’EI a mis le feu aux puits de pétrole de Qayyarah
Crédits : Matt Cetti-Roberts

L’heure de la vengeance

« Les miliciens de Daech disent que ceux qui ne font pas partie de l’organisation sont “al wam” », dit Ahmed. « C’est un terme péjoratif qui signifie qu’ils n’ont aucune considération pour nous et qu’ils peuvent nous tuer, au besoin. » « Maintenant que je me suis enfui, je suis un apostat », poursuit-il. « S’ils m’avaient trouvé, ils m’auraient tué. » Il y avait à Mossoul des cabines de projection diffusant des films de propagande relatant les victoires des combattants de Daech sur le champ de bataille. « Parfois ils transformaient des petites boutiques en salles de projection. » Une nuit, une frappe aérienne de la coalition a détruit toutes les cabines. « Deux jours plus tard, ils ont désigné deux prisonniers et les ont exécutés froidement. Ils disaient qu’il s’agissait d’informateurs. Ils ont tiré en pleine tête. Une balle chacun. »

1-irl2zw1keq-u1suxqr7iyg

Un tank T-55 des peshmergas fait route vers Mossoul
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Les habitants de Mossoul ont beau risquer la mort, ils gardent pourtant leurs téléphones et leurs cartes SIM. Les Kurdes ont installé de nouvelles antennes relais près de Mossoul. Certains jours, le signal est assez bon pour que les habitants de la ville appellent des amis ou des proches qui vivent au-delà du territoire contrôlé par l’État islamique. « L’État islamique prélève ce qu’il veut dans le Coran », dit Ahmed. « Ils coupent les mains des voleurs, par exemple. Ce ne sont que des bouchers et des criminels. » Même si Ahmed est à présent en sécurité au Kurdistan, il n’est pas au bout de ses problèmes avec l’EI. « S’ils apprennent que je me suis échappé, ils vont tenter de prendre tout ce que j’ai. » Il semble que tous les combattants de l’organisation terroriste ne se satisfont pas des règles strictes. Ahmed se rappelle d’un jour où lui et son frère ont été surpris en train de fumer dans leur garage par un islamiste. Plutôt que de les punir, il leur a demandé un paquet de cigarettes. Il était tchétchène d’après Ahmed. S’il s’était agi d’un membre d’al-Hisba, la police religieuse de Daech, ils auraient reçu un châtiment sévère pour avoir fumé – ils seraient même peut-être morts.

« Les habitants de Mossoul ne voudront pas en rester là. »

Ironiquement, on ne trouve qu’une seule marque de cigarettes à Mossoul. Elles sont vendues à des prix prohibitifs… par l’État islamique. Le califat a également banni le sport et déclaré illégal de porter des t-shirts à l’effigie des grandes équipes sportives occidentales. Mais dans les villes de Bartella et Hamdaniyah, libérées récemment, on a retrouvé de l’équipement sportif dans les bâtiments occupés par l’EI. Ahmed souffre encore d’une pression psychologique terrible après avoir vécu deux ans sous l’empire tyrannique de Daech – et sous la menace des bombardements de la coalition. Lorsqu’il est arrivé au Kurdistan, il s’est pris à trembler de peur en entendant un avion de chasse traverser le ciel. Il se rappelle d’une fois où il fumait une cigarette à l’extérieur de sa nouvelle maison. « J’ai vu une voiture comme celles que l’État islamique utilise à Mossoul », dit-il. « J’ai immédiatement jeté ma cigarette et j’ai commencé à trembler. » Il confie que son frère possède le même modèle de voiture, mais depuis que les islamistes sont arrivés à Mossoul, elle prend la poussière dans le garage. Tout le monde en ville sait que ces voitures sont des aimants à frappes aériennes.

1-2h2eg10q1zwdyjed46dsaq

Un terrain de football utilisé par Daech à Bartella
Crédits : Matt Cetti-Roberts

Ahmed ne souhaite qu’une chose, que l’État islamique perde rapidement la bataille de Mossoul.   « Nous aurons tellement d’histoires à raconter à nos enfants après Daech… Ils nous ont ramené au Moyen-Âge ! » « Ce ne sera pas facile », ajoute-t-il. « Les habitants de Mossoul ne voudront pas en rester là. Ils voudront se venger. Si vous aviez vécu la même chose, vous comprendriez. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Sneaking Smokes and Risking Death — This Is Life Under Islamic State in Mosul », paru dans War Is Boring. Couverture : Une jeune fille irakienne, rescapée de Mossoul. (Matt Cetti-Roberts)


LES KURDES ÉPUISENT DAECH AUX ABORDS DE KIRKOUK

ulyces-kirkukbattle-couv mattcettiroberts

Aux abords de Kirkouk, dans le nord de l’Irak, les Peshmergas affrontent sans relâche les détachements de L’État islamique qui gangrènent la région.

I. Hadji

Ce soir-là, une brise fraîche souffle sur le toit de l’immeuble, faisant obstacle aux moustiques assoiffés dans leur quête de peaux dénudées. Les combattants kurdes peshmergas se reposent sur des matelas, voire de rudimentaires sommiers en fer surmontés de cadres cruellement métalliques. Certains parlent, et certains dorment pendant que d’autres fument des cigarettes en regardant le ciel nocturne – plus que quelques heures de répit avant l’offensive du lendemain. Il y a 12 heures de cela, nous avons commencé notre périple vers la ville de Chamchamal pour rendre visite à Hadji Fazer et son groupe de volontaires peshmergas. Chamchamal est une petite ville qui se trouve à environ 30 minutes en voiture de Kirkouk. Du temps où Saddam Hussein était dictateur, l’armée irakienne avait forcé les campagnards des environs à migrer vers la ville.

29/09/2015. Chamchamal, Iraq. A variant of the Russian PK general purpose machine gun is seen at the home of Hadji Fazer in Chamchamal, Iraq. The machine gun was captured by Fazer and his group from ISIS during fighting between the peshmerga and the Islamic Militant group. Supported by coalition airstrikes around 3500 peshmerga of the Patriotic Union of Kurdistan (PUK) and the Kurdistan Democratic Party (KDP) engaged in a large offensive to push Islamic State militants out of villages to the west of Kirkuk. During previous offensives ISIS fighters withdrew after sustained coalition air support, but this time in many places militants stayed and fought. The day would see the coalition conduct around 50 airstrikes helping the joint peshmerga force to advance to within a few kilometres of the ISIS stronghold of Hawija and re-take around 17 villages. Around 20 peshmerga lost their lives to improvised explosive devices left by the Islamic State, reports suggest that between 40 and 150 militants were killed.

Les armes des combattants peshmergas
Crédits : Matt Cetti-Roberts

L’armée irakienne a ensuite entrepris de détruire leurs villages, et de poser des mines antipersonnel dans presque toute la zone pour empêcher les trafics et les raids menés par les Peshmergas. Depuis lors, les habitants de Chamchamal sont connus pour leur promptitude à se battre et leur mauvais caractère ; une réputation pas toujours méritée.

IL VOUS RESTE À LIRE 90 % DE CETTE HISTOIRE