Lorsque le printemps fait pousser l’herbe du désert, Nos caravanes serpentent dans la passe de Khyber. Les chameaux sont émaciés mais les faibles rassasiés. Les bourses sont vides mais les balles gonflées, Lorsque les marchandises descendent du Nord enneigé Jusqu’à Peshawar, sur la place du marché.

— Rudyard Kipling, « The Ballad of King’s Jest » (1892).

La rue des conteurs

Peshawar, Storytellers Street. C’est une échoppe de thé qui tombe en ruines, et bientôt dans l’oubli, surplombant le Bazar Qissa Khwani. Cette boutique, du nom de Zamindar Gehwa Khana, se situe au début de la rue et il faut gravir plusieurs marches dans la pénombre pour y accéder. On y découvre alors, assis sur de crasseux charpoys (sorte de lits faits de cordes tressées) dans une salle aux plafonds bas, des habitués en train de siroter leur thé vert, ou qehwa, dans de petites tasses.

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Peshawar était jadis une importante cité commerciale
Crédits : Manzoor Ali

Les échoppes de thé qehwa datent de l’époque révolue où Peshawar était une capitale économique de l’Hindoustan et de l’Asie centrale. C’est à ces échoppes même que Qissa Khwani, la rue principale de la vieille ville fortifiée, doit son nom. C’est là que, les soirs d’antan, convergeaient les voyageurs exténués afin d’y échanger des histoires d’amour, de guerre et d’expéditions périlleuses vers des contrées éloignées, avalant, tasse après tasse, des litres d’un thé vert parfumé appelé qehwa khawni (« le conte »). Parfois, des conteurs professionnels captivaient les foules de voyageurs amassés autour d’eux avec d’invraisemblables récits d’aventure. À cette époque, le bazar faisait office de campement pour les caravanes de marchands ambulants en provenance d’Asie centrale, d’Inde et d’Afghanistan, qui franchissaient les portes d’entrée de la ville afin d’y décharger leur marchandise exotique. Les auberges de la ville bourdonnaient d’activité du fait d’un flot incessant de voyageurs venant d’endroits aussi reculés que Samarkand, Kaboul et Delhi. Pour les habitants de la ville, le bazar est toujours un endroit où l’on se rassemble pour discuter des nouvelles, et boire des litres du thé vert qui leur est si cher. Mais le marché n’exerce plus le même attrait qu’auparavant. Peshawar reste hantée par la vague d’insurgés talibans qui a déferlé le long de la frontière avec l’Afghanistan : il suffit de mentionner l’attaque terroriste de décembre 2014 contre une école, qui a fait 132 victimes parmi les écoliers. Ces dernières années, des dizaines de civils ont trouvé la mort dans une série d’attentats qui visaient le bazar. Storytellers Street débute sous les arches de la Porte de Kaboul, une des seize portes de l’ancienne ville fortifiée qui menait les voyageurs d’autrefois aux territoires interdits de l’Afghanistan et au-delà. En l’espace de dix minutes, on a parcouru l’intégralité de cette rue qu’encombrent perpétuellement les passants, les voitures et les bruyants pousse-pousse. La partie Est mène à un embranchement : en prenant à droite, vous vous aventurez dans un dédale de ruelles de la cité intra-muros ; en prenant à gauche, vous vous retrouvez dans le Bazar Misgaran, aussi connu sous le nom de Street of Coppersmiths (« la rue des maîtres-dinandiers »). De là, d’étroites rues qui ne désemplissent jamais mènent à la place centrale de la ville, Chowk Yadgar.

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Qissa Khwani est dotée de toutes sortes d’échoppes
Crédits : Manzoor Ali

Au milieu de la rue trône un monument en marbre blanc en forme d’arc, érigé à la mémoire des victimes du massacre du Bazar de Qissa Khwani d’avril 1930, lorsque les troupes britanniques ouvrirent le feu sur les manifestants, faisant des centaines de victimes. Qissa Khwani est parsemé de part et d’autre de boutiques qui vendent épices, tissus, fruits secs, bonbons et du falooda, une sorte de bouillie au blé et au lait. Le parfum des épices flotte dans l’air et les vendeurs ambulants servent du seekh tikka, du poulet karahai et des kebabs.

Soldats et marchands

Le thé vert qu’on y sert est la boisson nationale des Pachtounes depuis des siècles. Bien que le qehwa khana soit un élément indispensable de tout marché ou de tout bazar de Peshawar, c’est à Storytellers Street qu’il est le plus intimement lié. Dans les années 1960 et 1970, le bazar était le centre de la vie culturelle de Peshawar, et ses échoppes de thé étaient des espaces de rencontre pour les gens des environs qui, dès le soir venu, convergeaient vers ces boutiques pour s’y asseoir et bavarder jusqu’à l’aube, comme l’explique l’historien local Ibrahim Zia, auteur de plusieurs livres sur Peshawar. Le thé vert qehwa, dit-il, remonte à l’Antiquité, bien avant que les missionnaires britanniques n’introduisent le thé noir. Les deux variétés de thé vert les plus répandues à Peshawar sont le qehwa ordinaire, que l’on obtient en faisant bouillir des feuilles de thé avec de l’eau et du sucre auxquelles on ajoute quelques graines de cardamome écrasées pour donner du goût, et une autre variété nommée sheen-do-payo, du qehwa ordinaire agrémenté d’une touche de lait.

Le commerce du  qehwa traverse une période difficile à Qissa Khawni : l’âge d’or est bel et bien terminé.

On en sait peu sur les origines du thé vert dans cette région, en partie car celle-ci se trouva pendant des siècles au confluent des grands mouvements de population et des mouvements d’armées entre l’Inde et l’Asie centrale. Les lents convois de caravanes et les armées d’envahisseurs laissèrent dans leur sillon de nombreuses traditions culturelles et culinaires. Non seulement Peshawar marquait la fin de longues routes de caravane en provenance du Turkestan, de la Perse et de la Chine, mais c’était aussi la fin de la Grand Trunk Road, qui parcourait l’Inde du Nord d’Est en Ouest. En l’espace de deux millénaires, Peshawar s’est retrouvée selon l’époque sous la domination des Maurya, des Grecs, des Scythes, des Kouchans, des Sassanides, des Huns blancs, des Hindous Shahis, des Moghols, des Sikhs et des Britanniques. Un livre écrit en 1908, intitulé North West Frontier Province (« La Province de la frontière nord-ouest ») et publié par les autorités du Raj britannique pour les administrateurs et les hauts fonctionnaires, note que la situation géographique de Peshawar en faisait un important point d’entrée pour le commerce en Asie centrale. Peshawar était une plaque tournante dans la région pour le commerce de la soie sauvage, du safran, des fruits, de l’indigo, du sucre, du thé, du fil d’or et d’argent, de la dentelle et des châles du Cachemire. La famille de Fazl Rehman tient une échoppe de thé à Qissa Khwani depuis deux générations, dans les profondeurs d’une ruelle sombre qui débouche sur la rue principale. Un marchand de thé y est assis en tailleur et y manie un grand samovar en cuivre, des théières colorées et de petites tasses en porcelaine. Rehman prend les commandes des clients qui sont assis sur des nattes en plastique dans une pièce minuscule. Il a passé son enfance à aider son père dans cette échoppe et a repris l’affaire lorsque celui-ci est parti à la retraite. Selon Rehman, le commerce du qehwa traverse une période difficile à Qissa Khawni : l’âge d’or est bel et bien terminé. Autrefois, la rue possédait huit échoppes à thé. Désormais, il n’en reste plus que deux. Une échoppe voisine vient de fermer ses portes à cause de l’augmentation des loyers et du tarif de l’électricité et du gaz. « Tant que la ville jouait un rôle central pour le commerce avec l’Afghanistan, les échoppes de thé prospéraient, explique-t-il, le déclin a commencé après l’invasion soviétique de 1979 qui a provoqué un afflux de réfugiés dans la ville et qui fait du tort aux commerces locaux. »

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Le marchand de thé
Crédits : Manzoor Ali

Au crépuscule

Les dernières décennies ont vu se succéder les attentats à la bombe dans le bazar. La pire est survenue lors du contrecoup de l’invasion de l’Afghanistan par les Américains, au moment où Qissa Khawni et les quartiers avoisinants ont été le siège d’attentats en chaîne dans des lieux publics qui ont fait des centaines de victimes parmi les civils. L’insurrection afghane a envahi les rues de Peshawar et le bazar a été ciblé plus d’une dizaine de fois par d’importants attentats à la bombe. L’amoncellement de ruines constituées des barbelés et des murs pare-souffle qui entouraient le commissariat de police Khan Raziq témoigne des horreurs vécues par la ville.

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Une ruelle étroite du bazar
Crédits : Manzoor Ali

Ibrahim Zia, qui possède une presse dans une ruelle proche, déplore les revers de fortune de Storytellers Street. « Dans les années 1960 et 1970, c’était une rue en très bon état, propre, soignée et moins fréquentée. » À l’époque, continue-t-il, il y avait moins de véhicules et la plupart des gens se déplaçaient en bicyclette ou en tonga (chariots tirés par des chevaux). Tout près, Street of Coppersmiths était pleine de chalands venus acheter des objets en cuivre et en laiton finement ouvragés, qui faisaient alors communément partie de la dot. L’avènement de l’acier inoxydable a toutefois porté le coup fatal aux artistes traditionnels. Désormais, les hôtels modernes et les centres commerciaux à plusieurs étages ont remplacé les auberges et caravansérails légendaires. Zia considère aussi le conflit afghan comme un tournant dans l’histoire de la ville. « Tout à coup, dit-il, la population de Peshawar s’est vue augmentée de dizaines de milliers d’habitants, ce qui a eu pour conséquence une hausse fulgurante du taux de criminalité, tandis que les prix et les loyers ont grimpé en flèche de manière incontrôlable. » Le 29 septembre 2013, l’échoppe de thé de Zamindar a été sévèrement endommagée lors d’un attentat. Trois employés ont été blessés dans l’explosion, et la boutique s’est vue contrainte de fermer ses portes pendant plus de deux mois. À l’époque du père de Rehman, les échoppes restaient ouvertes toute la nuit. Dans ce temps-là, précise-t-il, « les portes de la ville fermaient à la nuit tombante, et les voyageurs devaient attendre jusqu’au lendemain la réouverture des portes au moment de la prière du matin. Entre-temps, les visiteurs affluaient dans les échoppes de thé. » En ces temps difficiles, la plupart de la clientèle de Rehman se tarit au crépuscule. Son frère a pris un emploi au gouvernement, laissant Rehman gérer seul le qehwa khana. Ses propres enfants ne manifestent aucun intérêt pour reprendre l’échoppe après lui, et voici ce qu’il risque d’arriver : il fermera boutique après le décès de son père vieillissant. Encore une page de l’histoire de Peshawar qui sera définitivement tournée.

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Le bazar était autrefois le centre de l’activité culturelle de Peshawar
Crédits : Manzoor Ali


Traduit de l’anglais par Amélie Josselin-Leray d’après l’article « The Last Days of Storytellers Street », paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Storytellers Street, par Manzoor Ali.