Saddam dort peu

Shakhsuh (Sa personne)

« Ce jour est un nouveau jour de la Bataille Suprême, la Mère immortelle de toutes les Batailles. C’est un magnifique jour de gloire pour le fier peuple irakien et pour son histoire, et c’est le début de l’opprobre pour nos agresseurs. Voici venu le premier jour de cette bataille. Ou plutôt, voici le premier jour de cette bataille, puisque c’est la volonté d’Allah que la Mère de toutes les Batailles se poursuive jusqu’à ce jour. » — Saddam Hussein, lors d’un discours télévisé adressé au peuple irakien le 17 janvier 2002. Le tyran doit voler son sommeil. Il ne peut jamais dormir au même endroit ; il ne peut jamais se coucher à la même heure. Il ne dort jamais dans les palais qui sont les siens. Il navigue d’un lit secret à un autre. Le sommeil et une routine immuable, voilà deux des rares luxes qui lui sont refusés. Être prévisible, là est le danger – dès qu’il ferme les yeux, la nation part à la dérive : son étreinte de fer se relâche, des conspirations se trament dans l’ombre. Pendant ces heures-là, il est obligé de s’en remettre à quelqu’un, et rien n’est plus dangereux aux yeux du tyran que de faire confiance.

ulyces-saddamhussein-01

L’un des palais de Saddam Hussein
Crédits : Brian HIllegas

Saddam Hussein, Celui qui a été Consacré, le Chef Glorieux, Descendant Direct du Prophète, Président de l’Irak, Président du Conseil de Commandement de la Révolution, Maréchal des Armées de l’Irak, Docteur des Lois de l’Irak et Grand Oncle de toute la nation irakienne, se lève vers trois heures du matin. Il ne dort que trois à quatre heures par nuit. Sitôt levé, il va nager ; tous ses palais et ses résidences sont équipés de piscines. L’eau est un symbole de richesse et de pouvoir dans un pays comme l’Irak, et Saddam en fait partout étalage : elle jaillit de ses fontaines et de ses cascades, elle stagne dans ses piscines et ses ruisseaux d’intérieur. L’eau est un thème récurrent de son architecture. Ses piscines sont scrupuleusement entretenues et testées toutes les heures. Cela pour s’assurer que leur température, leur teneur en chlore et leur pH lui conviennent plus que pour détecter un quelconque poison capable de l’attaquer par les pores, les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, le pénis ou l’anus — bien que cette inquiétude plane toujours. Il souffre de problèmes de dos et d’une hernie discale, aussi nager lui fait du bien. Cela lui permet également de garder la ligne et de rester en forme. Cela satisfait sa vanité légendaire, mais rester en forme est essentiel pour d’autres raisons. Il a désormais 65 ans, c’est un vieil homme, mais puisque son autorité repose sur la crainte, et non sur l’affection, il ne peut se permettre de paraître affaibli. Il ne peut se permettre de devenir courbé, frêle et grisonnant. La faiblesse est un appel au défi, au coup d’État. On imagine aisément Saddam se forçant à effectuer un nombre fixe de longueurs chaque matin, se poussant à améliorer son record de l’année précédente comme si l’effort et la volonté pouvaient venir à bout du temps qui passe. La mort est le seul de ses ennemis qu’il ne puisse vaincre. Tout juste peut-il la repousser.

Alors il travaille. Il dissimule, aussi. Il teint ses cheveux gris en noir et évite de porter des lunettes en public pour lire. Lorsqu’il doit prononcer un discours, ses hommes de main le lui impriment en très grosses lettres, avec seulement quelques lignes par page. Et comme ses problèmes de dos l’affligent d’une légère claudication, il évite d’être aperçu ou filmé en train de faire plus de quelques pas. Il a de longs bras, de longues jambes et de grandes mains puissantes. En Irak, la taille d’un homme a encore de l’importance, et Saddam est impressionnant. Du haut de ses 1,90 mètres, il domine ses hommes de main qui sont plus petits et plus ronds. Il n’est pas gracieux de nature, mais a su introduire de l’élégance dans ses manières, comme un garçon venu de la campagne qui aurait appris à assortir sa cravate à son costume. Son poids oscille entre 95 et 100 kilos, mais ses costumes faits sur mesure masquent souvent son tour de taille. C’est seulement lorsqu’il ôte sa veste que sa bedaine est visible. Ceux qui l’observent de près savent qu’il a tendance à perdre du poids en temps de crise et à en prendre rapidement en période faste.

Deux fois par semaine, il reçoit des produits frais par avion : du homard, des crevettes et du poisson ; de la viande maigre en quantité et quantité de produits laitiers. La marchandise est tout d’abord envoyée à ses experts en radioactivité, qui la passent aux rayons X et lui font subir des tests pour y déceler des traces d’irradiation ou de poison. Puis la nourriture est cuisinée par des chefs formés en Europe qui travaillent sous la supervision de la garde personnelle de Saddam, la Himaya. Ses palais, dont le nombre dépasse la vingtaine, regorgent tous de personnel, et on lui cuisine dans chacun d’entre eux trois repas par jour. Pour sa sécurité, il est en effet indispensable que les palais où il ne se trouve pas se livrent à cette mascarade quotidienne pour laisser penser qu’il y réside. Saddam tente de surveiller ce qu’il mange, et ne s’autorise qu’un certain nombre de parts ou de portions, de la même manière qu’il compte ses longueurs dans ses piscines. Pour un homme de sa corpulence, il mange généralement peu : il fait le tri dans son assiette et en laisse souvent la moitié. Parfois, il va dîner au restaurant, à Bagdad, et ses gardes du corps envahissent les cuisines en exigeant que soient récurés toutes les casseroles, toutes les poêles, tous les plats, tous les couverts. Saddam apprécie les arts de la table. Il préfère le poisson à la viande, et mange beaucoup de fruits et légumes frais. Il aime boire du vin pour accompagner son repas, mais ne peut être considéré comme un fin amateur : son vin de prédilection est le Mateus rosé. L’alcool est interdit par l’Islam, et en public Saddam accomplit fidèlement ses devoirs de croyant.

ulyces-saddamhussein-map

Carte de l’Irak

Sur sa main droite, un tatouage : un alignement de trois points bleu sombre à la lisière du poignet. C’est ainsi que l’on marque les enfants des villages lorsqu’ils atteignent l’âge de cinq ou six ans, afin de signaler leur racines tribales et rurales. Les filles, quant à elles, sont souvent tatouées sur le menton, le front ou les joues (comme l’était la mère de Saddam). Pour ceux qui, comme Saddam, gagnent la ville et réussissent dans la vie, ces tatouages rappellent sans cesse leurs origines modestes. Ils se les font parfois enlever ou bien les font déteindre à l’eau de javel jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Ceux de Saddam se sont estompés, mais le coupable est certainement le temps – bien qu’il affirme descendre du prophète Mahomet, il n’a jamais cherché à cacher ses origines modestes. Chaque jour, celui qui est désormais Président à vie passe de longues heures dans son bureau, ou plutôt dans le bureau qu’il aura scrupuleusement sélectionné avec sa garde rapprochée. Il y rencontre ses ministres et ses généraux, sollicite leur opinion, pour finalement n’en faire qu’à sa guise. Il s’autorise quelques brèves siestes pendant la journée. Il quitte précipitamment une réunion, s’isole dans une pièce à l’écart et revient l’air reposé une demi-heure plus tard. En revanche, ceux qui doivent rencontrer le président n’ont pas droit à ce luxe : ils doivent à tout instant rester éveillés et sur le qui-vive. En 1986, pendant la guerre Iran-Irak, Saddam surprit le Lieutenant Général Aladin al-Janabi en train de somnoler pendant une réunion. Il le fit dégrader avant de l’expulser de l’armée. Il faudra des années à Al-Janabi pour retrouver son rang et pour regagner les faveurs du tyran.

Sajida

Le bureau de Saddam est toujours impeccablement rangé. Soigneusement empilés, des rapports émanant des divers responsables de ses ministères consignent par le menu les derniers accomplissements en date ainsi que les dernières dépenses, le tout précédé d’un résumé opérationnel. Il se contente généralement de lire les résumés, mais il choisit certains rapports pour les examiner plus en détail. Personne ne sait lequel sera passé au crible. Si le rapport entier ne coïncide pas parfaitement avec le résumé, ou bien si Saddam ne s’y retrouve pas, il convoque systématiquement le responsable du ministère. Pendant ces réunions, Saddam se montre toujours calme et poli. Il élève rarement la voix. Il se plait à faire montre d’une parfaite connaissance de chaque aspect de son royaume, de la rotation des cultures à la fission nucléaire. Mais ces rencontres peuvent s’avérer terrifiantes lorsqu’il y enjôle, réprimande ou interroge ses subordonnés. Il n’est pas rare qu’il visite à l’improviste des bureaux, des laboratoires ou des usines de seconde zone, même s’il faut bien reconnaître qu’au vu du degré de sécurité requis, la nouvelle de sa visite l’a forcément précédé. La plupart de ce qui lui est montré lors de ses visites dans les bureaux ou lors des inspections surprise est trafiqué, ce n’est qu’un tissu de mensonges. Les informations qui sont fournies à Saddam sont éloignées de la réalité depuis si longtemps que ses attentes sont à présent devenues parfaitement irréalistes. Les bureaucrates qui opèrent sous ses ordres ourdissent de savants complots pour maintenir l’illusion. Par conséquent, Saddam ne voit que ce que les gens de son entourage veulent bien qu’il voie, ce qui se résume, par définition, à ce qu’il veut voir. Un homme stupide qui occuperait son poste croirait qu’il a créé un monde parfait. Mais Saddam n’est pas stupide. Il sait qu’il se fait berner, et il s’en plaint.

Il dévore les livres, les histoires d’amour autant que les essais de physique, et il s’intéresse à une large palette de sujets. Il se passionne tout particulièrement pour l’histoire du monde arabe et l’histoire militaire. Il aime les livres narrant la vie des grands hommes, et c’est un grand admirateur de Winston Churchill, dont la célèbre carrière militaire n’a d’égal que sa prodigieuse production littéraire. Saddam a lui-même des aspirations littéraires. Afin d’alimenter un flot incessant de discours, d’articles, de livres d’histoire et de philosophie, il a recours à des nègres ; la fiction figure aussi au rang de ses œuvres. Au cours des dernières années, il semble avoir écrit et publié deux fables romantiques, intitulées Zabibah et le roi et Le Château-Fort. Une troisième, pour l’instant sans titre, devrait bientôt sortir. Avant de publier ses livres, Saddam les distribue discrètement à des écrivains professionnels en Irak pour recueillir leurs commentaires et leurs suggestions. Personne n’ose y aller franchement – sa plume, pathétique dit-on, est celle d’un amateur, et elle se double d’un style pédant et solennel –, mais chacun tâche d’apporter son aide en lui envoyant quelques bienveillantes suggestions d’amélioration de faible envergure. Les deux premiers romans ont été publiés sous un pseudonyme qui veut plus ou moins dire « Anonyme » en arabe et que l’on pourrait traduire littéralement par « Écrit par Celui qui l’a Écrit », mais il se peut que le prochain porte le nom de Saddam.

Saddam aime regarder la télévision, tout en surveillant les stations irakiennes qu’il contrôle, mais aussi CNN, Sky, Al Jazeera et la BBC. Il aime le cinéma, en particulier les films où il est question d’intrigues, d’assassinats et de complots, comme par exemple Le ChacalConversation secrète ou encore Ennemi d’État. Comme il a peu parcouru le monde, c’est ce genre de films qui nourrit son imaginaire sur le monde et alimente son inclination à adhérer à la théorie d’un vaste complot. À ses yeux, le monde est un mystère que seuls les imbéciles peuvent accepter tel quel. Il apprécie aussi les films ayant des thèmes plus littéraires. Parmi ses œuvres favorites figurent la saga du Parrain et Le Vieil homme et la mer.

ulyces-saddamhussein-02

Le sourire du tyran

Saddam sait se montrer charmant, et sait rire de lui-même. « Un jour, il a raconté une histoire hilarante à la télévision », rapporte Khidhir Hamza, un scientifique qui a travaillé sur le projet d’armement nucléaire irakien avant de passer à l’Ouest. « C’est un excellent conteur, de ceux qui racontent une histoire avec toutes sortes de gestes et de mimiques. Il a donc décrit comment il s’était un jour retrouvé derrière les lignes ennemies pendant la guerre Iran-Irak. Il se déplaçait le long des lignes de fronts, rendant visite aux troupes par surprise, lorsque la ligne iranienne avait lancé une offensive et l’avait brusquement isolé des autres. Les Iraniens ne savaient bien sûr absolument pas que Saddam se trouvait là. Par sa manière de raconter l’histoire, il n’a pas cherché pas à se vanter ou à s’auto-congratuler. Il n’a pas annoncé s’en être sorti en combattant. Il a avoué avoir eu peur. Des troupes qui se trouvaient avec lui sur sa position, il a dit : “Ils m’ont abandonné !” Il a répété ces mots “a-ban-don-né” d’une manière très comique. Puis il a décrit comment il s’était caché, son pistolet à la main, pour regarder l’action jusqu’à ce que ses propres troupes s’emparent à nouveau de la position et qu’il se retrouve en lieu sûr. “Qu’est-ce qu’on peut faire avec un vulgaire pistolet en plein milieu d’un champ de bataille ?” a-t-il demandé. C’était charmant, vraiment charmant. » C’est aussi l’avis du général Wafic Samarai, qui dirigea les services secrets de Saddam pendant les huit ans de la guerre Iran-Irak (et qui, après être tombé en disgrâce suite à la guerre du Golfe, traversa à pied pendant trente heures les étendues rocailleuses du nord de l’Irak pour s’enfuir du pays) : « S’asseoir pour discuter avec lui est agréable. Il est sérieux, et les réunions avec lui peuvent s’avérer tendues, mais c’est seulement s’il veut vous intimider que vous vous sentez intimidé. Lorsqu’il vous demande votre avis, il vous écoute très attentivement et ne vous interrompt pas. De la même manière, être interrompu l’irrite toujours et il ne manque pas de dire sèchement : “Laissez-moi terminer !” » Les médecins de Saddam lui recommandent de marcher au moins deux heures par jour. Il est rare qu’il parvienne à y passer autant de temps, mais il entrecoupe sa journée de promenades à pied. Autrefois, le tyran faisait ces promenades en public, descendant avec son entourage dans les quartiers de Bagdad, tandis que ses gardes du corps faisaient évacuer les trottoirs et les rues sur son passage. Quiconque l’approchait sans avoir été sollicité était quasiment battu à mort. Mais marcher en public est désormais trop dangereux – et puis il lui faut dissimuler sa claudication. Aussi Saddam ne fait-il plus d’apparitions en public improvisées. Il boîte en toute liberté derrière les hautes murailles et les palissades sous surveillance de ses vastes domaines. Il se promène souvent avec un fusil, pour chasser le cerf ou le lapin dans ses réserves privées. C’est un excellent tireur.

ulyces-saddamhussein-03

Sajida, sa première femme

Saddam est marié depuis presque quarante ans. Sa femme, Sajida, est sa cousine germaine du côté de sa mère, et la fille de Khairallah Tulfah, l’oncle de Saddam et son premier mentor politique. Sajida lui a donné deux fils et trois filles, et lui reste fidèle bien qu’il ait depuis longtemps des liaisons avec d’autres femmes. Le bruit circule qu’il choisit de passer de partager sa couche avec des jeunes filles vierges, à l’instar du sultan Chahriyar des Mille et une nuits ; qu’il a eu un enfant avec une maîtresse de longue date ; qu’il aurait même tué une jeune femme après un rendez-vous galant un peu osé… Il est difficile de faire la part des choses. Il y a tant de gens, en Irak ou au-delà, qui détestent Saddam, qu’ils adhèrent tout de suite à n’importe quelle rumeur qui pourrait le salir ou l’embarrasser. Ils la croient et la répandent, et la presse occidentale s’empresse de coucher cette rumeur sur le papier comme si elle était obligatoirement véridique. Ceux qui le connaissent intimement se contentent de ricaner à l’annonce des plus folles histoires. « Saddam a certes des relations personnelles avec des femmes, mais ces histoires de viol et de meurtre sont un tissu de mensonges, affirme Samarai. Il n’est pas ce genre de personne. Il fait très attention à lui dans tout ce qu’il fait. Il est méticuleux et très correct ; il ne veut jamais faire mauvaise impression. Mais de temps à autre, il est attiré par d’autres femmes, et il a entretenu des liaisons avec certaines. Ce n’est pas le genre de femmes qui oseraient parler de lui. »

La réunion

Saddam est par nature un solitaire, et le pouvoir renforce son isolement. Un homme jeune qui n’a ni pouvoir ni argent est complètement libre. Il ne possède rien, mais en même temps il possède tout. Il peut voyager, il peut errer. Il peut faire de nouvelles rencontres tous les jours, et peut essayer de s’imprégner de l’infinie variété des expériences de la vie. Il peut séduire et se faire séduire, démarrer une entreprise puis l’abandonner, s’engager dans l’armée ou fuir un pays, se battre pour préserver un système existant ou bien fomenter une révolution. Il peut se réinventer chaque jour, selon les découvertes qu’il fait sur le monde ou sur sa propre personnalité. Mais si les choix qu’il fait mènent à la prospérité, s’il acquiert une femme, des enfants, la fortune, des terres, du pouvoir, alors ses possibilités diminuent progressivement et inexorablement. Les responsabilités et l’engagement limitent ses mouvements. On pourrait croire que l’homme le plus puissant est celui qui dispose du plus de choix, mais en réalité c’est celui qui en a le moins. Trop de choses dépendent du moindre de ses mouvements. Les choix du tyran sont les plus limités de tous. Sa vie – la nation ! – pèse dans la balance. Il ne peut plus ni errer, ni explorer, ni s’engager, ni même fuir. Il ne peut se réinventer lui-même, car tant de personnes dépendent de lui ; et lui, à son tour, dépend de beaucoup d’autres. Il a cessé d’apprendre, car il est emmuré dans ses forteresses et ses palais, entouré par des généraux et des ministres qui n’osent que rarement lui dire ce qu’il ne souhaite pas entendre. Peu à peu, le pouvoir coupe le tyran du monde. Tout ce qui lui parvient a déjà été filtré par une ou deux personnes. On le trompe quotidiennement. Il finit par ne plus rien savoir sur son pays, sur son peuple, voire sur sa propre famille. Il n’existe en fin de compte que pour préserver sa richesse et son pouvoir, pour construire son héritage. Survivre devient sa seule préoccupation majeure. Alors il régule son alimentation, il vérifie que sa nourriture n’est pas empoisonnée, il fait de l’exercice derrière des murs sous haute surveillance et il essaye de tout contrôler. ulyces-saddamhussein-04 Le major Sabah Khalifa Khodada, officier de carrière dans l’armée irakienne, fut relevé de ses fonctions d’assistant du chef d’un camp d’entraînement de terroristes le 1er janvier 1996 afin d’assister à une importante réunion. Il faisait nuit. Il se rendit à son centre de commandement à Alswayra, au sud-ouest de Bagdad, où il lui fut demandé, comme à d’autres officiers militaires, d’enlever tous ses habits exceptés ses sous-vêtements. Ils ôtèrent leurs vêtements, leurs montres, leurs alliances et remirent leurs portefeuilles. Leurs habits furent lavés et repassés, stérilisés et passés aux rayons X. Chacun des officiers, toujours en sous-vêtements, fut fouillé et passé au détecteur de métaux. On donna l’ordre à chacun de se laver les mains avec une solution désinfectante de permanganate. Puis ils se rhabillèrent et furent transportés dans des bus aux fenêtres occultées afin qu’ils ne voient pas où ils étaient conduits. Les bus roulèrent pendant une demi-heure ou davantage, et ils furent de nouveau fouillés tout en se mettant en rang. Ils étaient arrivés à un bâtiment d’allure officielle, mais Khodada n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Au bout d’un moment, ils furent emmenés dans une salle de réunion, et on les fit asseoir autour d’une grande table ronde. Puis on leur dit qu’ils allaient recevoir un grand honneur : le président lui-même allait les rencontrer. On leur intima de ne pas parler et de se contenter d’écouter. Lorsque Saddam entrerait, ils devaient se lever et lui témoigner du respect. Ils ne devaient ni l’approcher ni le toucher. Le protocole des rencontres avec le dictateur – sauf pour ses plus proches conseillers – est on ne peut plus simple : il dicte. « Ne l’interrompez pas ! » leur a-t-on dit. « Ne posez pas de questions et ne formulez aucune requête. » On leur donna à chacun un bloc-notes et un crayon, et on leur ordonna de prendre des notes. Un petit verre de thé fut placé devant chaque homme, ainsi que devant le siège vide en bout de table. Lorsque Saddam apparut, tous se levèrent. Il resta debout devant sa chaise et leur sourit. Vêtu de son uniforme militaire, décoré de médailles et d’épaulettes dorées, il était impressionnant. Il avait l’air en pleine forme et sûr de lui. Lorsqu’il s’assit, tout le monde fit de même. Saddam ne toucha pas à son verre de thé, aussi les hommes qui se trouvaient dans la pièce firent de même. Il dit à Khodada et aux autres qu’ils étaient les meilleurs hommes du pays, les plus fiables et les plus capables. C’était la raison pour laquelle ils avaient été choisis pour le rencontrer, et pour travailler dans les camps d’entraînement de terroristes où on entraînait les combattants pour répondre aux attaques américaines. ulyces-saddamhussein-09Du fait de la manière imprudente dont ils traitaient les nations et les peuples arabes, les États-Unis, disait-il, étaient une cible de vengeance et de destruction nécessaire. Il fallait mettre un terme à l’agression américaine afin que l’Irak se reconstruise et reprenne la tête du monde arabe. Saddam parla pendant environ deux heures. Khodada pouvait sentir la haine qui l’animait

,ainsi que sa colère envers tout ce que l’Amérique avait pu faire subir à ses ambitions et à l’Irak. Saddam imputait aux États-Unis tous les maux de son pays : la grande pauvreté, le sous-développement, la souffrance. Khodada prit des notes. Il jeta un coup d’œil autour de lui et conclut que peu d’officiers étaient en train d’avaler ce que Saddam leur servait. Il y avait là des hommes expérimentés, endurcis par la bataille, qui venaient des quatre coins du pays. La plupart avaient combattu pendant la guerre avec l’Iran et pendant la guerre du Golfe. Il leur restait peu d’illusions sur Saddam, son régime et les problèmes que rencontrait leur pays. Chaque jour, ils devaient faire face à de véritables problèmes dans les villes et les camps militaires de tout l’Irak. Ils auraient pu raconter beaucoup de choses à Saddam. Mais rien ne devait parvenir aux oreilles du tyran : pas un mot, pas un microbe. La rencontre avait été organisée de manière à ce que la communication ne se fasse que dans un seul sens, et même là, cela avait échoué : le discours de Saddam n’avait aucun sens pour ceux qui l’écoutaient. Khodada le méprisait, et soupçonnait les officiers qui se trouvaient dans la pièce de penser la même chose. Le major n’était pas un lâche, mais, comme la plupart des autres militaires présents dans la pièce, il était rempli de terreur. Il avait peur de faire un geste déplacé, peur d’attirer l’attention sans le faire exprès, peur de faire quelque chose que le protocole n’avait pas prévu. Il était reconnaissant de n’avoir pas ressenti le besoin d’éternuer, de renifler ou de tousser. Une fois la rencontre terminée, Saddam quitta tout simplement la pièce. Les verres de thé n’avaient pas été touchés. Les hommes furent ensuite raccompagnés jusqu’aux bus, puis reconduits à Alswayra, d’où ils reprirent leur voiture pour rentrer au camp ou à la maison. La rencontre avec Saddam avait été totalement insignifiante. Les notes qu’on leur avait ordonné de prendre n’avaient aucune valeur. C’était comme s’ils avaient fait une brève incursion dans une zone imaginaire totalement déconnectée de leur propre monde. Ils avaient fait un pas dans le monde du tyran. Lire l’épisode 2 de La maison Hussein, « Régner par la terreur ». Lire l’épisode 3 de La maison Hussein, « Par la colère et par le sang ». Lire l’épisode 4 de La maison Hussein, « Armageddon ».


Traduit de l’anglais par Amélie Josselin-Leray d’après l’article « Tales of the Tyrant », paru dans The Atlantic Monthly. Couverture : L’un des palais de Saddam Hussein en Irak. Création graphique par Ulyces.