Déconnecté

Dans le IIIe arrondissement de Paris, au 56 rue Notre Dame de Nazareth, une porte vitrée s’ouvre sur une ambiance de cathédrale. Les murs sont couverts de tissus gris, blancs et noirs. Ces t-shirts portent un aigle stylisé et un sigle énigmatique : DCNTD. En ce 7 juin 2019, beaucoup de clients arpentent les allées de la boutique éphémère sans savoir ce que cela signifie. Ils font confiance à l’homme derrière ces cinq lettres : Booba. Après avoir laissé Ünkut orphelin en novembre 2018, le rappeur français a donné naissance à sa nouvelle marque de vêtements. Elle s’appelle donc DCNTD pour « Disconnected ».

« C’est compliqué à expliquer en deux phrases, mais grosso modo, ça veut dire déconnecté de tout ce qui se fait, de la manière de penser générale, c’est déconnecter pour reconnecter… », tente-t-il de déchiffrer. « C’est presque de la philo, mais je n’ai pas le temps, là… Ça vient un peu du chamanisme, le logo est inspiré d’un totem amérindien. » Artiste et homme d’affaires, Booba écrit la légende de sa marque à l’encre mystique. En maniant l’énigme, il dit vouloir séduire ceux qui se sentent déconnectés d’eux-mêmes, des autres et de la réalité en les invitant « à prendre le temps, à s’ancrer et se recentrer dans un monde sans cesse en mouvement », peut-on lire sur le site de son label. Pour ça, Elie Yaffa a fait fi des voyelles.

Quand il n’est pas à Paris pour promouvoir DCNTD, Booba gère ses affaires depuis Miami, aux États-Unis. C’est là qu’il a puisé son inspiration. De l’autre côté de l’Atlantique, les voyelles sont souvent boudées par les artistes, qu’il s’agisse des Californiens de RKCB, des Canadiens de MSTRKRFT ou du groupe de rock MGMT. Avant 2009, ce dernier s’appelait The Management, rappelle le journaliste John Williams dans un article sur le « massacre moderne des voyelles ». De peur d’être attaqué en justice par un groupe éponyme, il a adopté une mode alors en plein essor sur internet.

Crédits : DCNTD

Au milieu des années 2000, la Toile voit fleurir des sites repliés sur leurs consonnes comme Flickr ou Tumblr. Ce raccourcissement leur évite d’avoir à payer à prix d’or les noms de domaine déjà pris de Flicker et Tumbler. Leurs fondateurs optent donc pour le disemvoweling (littéralement le « désenvoyellement »), une méthode née une décennie plus tôt sur Usenet. Les modérateurs de ce forum retiraient alors les voyelles de mots insultants afin d’éviter que les discussions tournent au pugilat. Parallèlement, « Thanks » et « Yours » étaient changés en « Thx » et « Yrs » par les premiers utilisateurs de portables qui voulaient économiser leur forfait de SMS.

Le phénomène a pris de l’ampleur avec l’arrivée de Twitter en 2006, dont la limite initiale de 140 caractères a donné naissance à de nombreuses contractions passées dans le langage courant. À l’aspect pratique s’ajoute un halo de mystère très apprécié par les familiers du web, prompts à se jouer des non-initiés. « Cette tendance vous force à vous demander comment prononcer quelque chose », explique le linguiste et professeur à Columbia, John McWhorter. En découvrant MGMT, le public s’est un temps posé la question, avant que l’usage finisse par les renseigner. « Imaginez un groupe qui se serait appelé comme ça en 1976, tout le monde aurait été dérouté », ajoute McWorther.

Même si le procédé est propre à l’univers des réseaux, ses origines remontent plus loin. « C’est en réalité très naturel », explique David Crystal, auteur du livre Internet Linguistics. « L’omission de la lettre dans les dernières syllabes non accentuées avant un “r” est une caractéristique de l’anglais écrit depuis la période anglo-saxonne (avant la conquête normande de 1066). » Les Britanniques n’ont cependant rien inventé.

Embouteillage sur Internet

« Tout a l’air normal, tout a l’air sain, tout a l’air significatif », écrit le Français Georges Perec dans La Disparition. Mais tout, dans ce roman de 1969, est travaillé : il a été rédigé sans la lettre la plus utilisée de l’alphabet français, le E. S’il réalise là un tour de force, ce genre de jeu de mot existe depuis l’Antiquité, précisait l’auteur français disparu en 1982. Au VIe siècle avant notre ère, Lasos d’Hermione composa deux poèmes sans la lettre sigma (Σ). Plus tard, au IIe siècle, le poète romain Nestor de Laranda revisita l’Iliade en bannissant l’alpha du premier livre, le bêta du deuxième et ainsi de suite.

Ce qui est pendant très longtemps resté cantonné aux cercles littéraires n’a pris une dimension populaire qu’à la faveur du développement d’Internet, où il ne peut exister deux fois le même nom. Or, en voulant se créer un site web, nombre d’entrepreneurs se sont aperçus qu’il avait déjà été créé par quelqu’un d’autre. Le fondateur du site Pluggd, Alex Castro en a fait l’expérience : « C’est impossible de trouver des mots avec des voyelles qui ne sont pas déjà pris sur le web », déplore-t-il. Plutôt que de racheter un nom de domaine à 10 000 dollars, il en a donc obtenu un pour Pluggd à 8,99 dollars.

Georges Perec

« Nous ne pouvions pas acheter Flicker.com », témoignent aussi Stewart Butterfield et Caterina Fake. Les fondateurs de la plateforme de photos Flickr, née en 2004, ont été suivis pas Tumblr en 2007. « Plusieurs raisons expliquent ce choix », détaille le directeur éditorial, Christopher Price, « notamment le fait que moins de lettres signifie une moins grande consommation de nos serveurs. Mais en fin de compte, c’est surtout que “Tumbler.com” sonne vraiment idiot. » Autrement dit, les voyelles font tache. C’est la raison pour laquelle, après Grindr en 2009, de nombreuses applications s’en sont délestées comme Blendr, Gathr, Pixlr ou encore Timr.

Suivant cette mode, et pour éviter les doublons, les artistes ont rapidement fait la même chose. Le groupe bruxellois « Brains » s’est par exemple rebaptisé BRNS. « C’était un enfer pour nous retrouver sur Google, en tapant notre nom on tombait sur des sites de recherche médicale sur le cerveau », raconte le bassiste, Antoine Meersseman. De là, les membres ont décidé de modifier leur nom « histoire que ce soit fort visuellement ». Ce raccourcissement facilite notamment la création d’un logo.

Aujourd’hui, il est difficile de parcourir la programmation d’un festival sans tomber sur un nom s’affichant en majuscules et sans aucune voyelle. Sur la page Facebook des événements, on voit aussi quelques personnes dont les pseudos ne sont constitués que de consonnes.

La magie du cerveau

Les noms de famille tronqués sont dorénavant courants sur les réseaux sociaux. « Forman » se transforme en « Frmn », « Chaudon » en « Cdn » et « Mathis » devient « Mths ». « Je voyais que beaucoup de gens le faisaient sur Facebook, j’ai donc pensé que c’était la mode », raconte Julie Rodez, qui s’est appelée « Rdz » pendant des années en ligne. Le phénomène déborde d’ailleurs le cadre d’internet.

« Je n’ai pas le temps de rédiger mes cours », explique Hugo Benichou, étudiant en médecine à Paris. « Je suis obligé d’apprendre mes notes, qui sont souvent des schémas que je n’arrive même pas à relire. Parfois j’enlève carrément les voyelles de certains noms, c’est devenu un automatisme. » Raccourcir des mots fait gagner un temps non négligeable. Il n’est donc pas étonnant que le mouvement vienne de la Silicon Valley, où les ingénieurs travaillent à fluidifier les échanges.

Pour ne pas se perdre dans ce tourbillon numérique, ils sont nombreux à chercher des moyens de ralentir en adoptant la méditation ou le yoga. C’est aussi ce paradoxe qu’exprime Booba avec sa marque sans voyelle, censée inviter « à prendre le temps, à s’ancrer et se recentrer dans un monde sans cesse en mouvement ». Pour Tyler Schnoebelen, linguiste dans la Silicon Valley, cette tendance reflète la psychologie des jeunes générations. « Aujourd’hui, on a moins besoin de parler, de prononcer le nom d’un groupe de manière orale pour qu’il se fasse connaître », explique-t-il. « Avec Internet et l’écriture au clavier sur les smartphones et ordinateurs, on se retrouve dans un mode de communication beaucoup plus textuel qu’oral par rapport au passé. »

Crédits : DCNTD

Le choix de supprimer des lettres génère par ailleurs une sorte de message codé, que seuls les fans peuvent comprendre. Booba joue sur cette distinction : avec son « chamanisme » boutiquier, il veut fonder une petite tribu de clients, seule à maîtriser ses codes, prête à dégainer le porte-monnaie pour ne pas être exclue du groupe. Cela dit, l’agencement des voyelles peut jouer un rôle séduisant pour les consommateurs, explique Sam Maglio, qui enseigne le management à l’université de Toronto à Scarborough. Avec le reste de son équipe, il a mené une étude démontrant qu’elles peuvent influencer la manière dont les gens achètent.

Pour Cyril Gaillard, fondateur de Benefik, une agence qui se charge de trouver des noms pour des marques, l’enlevage des voyelles est une affaire générationnelle. « C’est assez magique, le cerveau s’est habitué à lire un ensemble de mots malgré la disparition des voyelles », explique-t-il. « Nous avons déjà proposé “crtl s”, un nom sans aucune voyelle que le client avait adoré, même s’il en avait finalement choisi un autre », ajoute-t-il à titre d’exemple.

Cyril Gaillard constate que les amas de consonnes viennent encore souvent du monde anglo-saxon et qu’ils sont plutôt répandus chez les jeunes. « Vous ne verrez jamais de noms comme ça dans le monde de la finance ou dans les laboratoires pharmaceutiques », précise-t-il. Ces sociétés finiront-elles par suivre la mode ?  « Le propre d’une marque c’est d’être assez visible », tempère Gaillard. « Un mot sans voyelle peut vite devenir un sigle comme SNCF, par exemple. » D’ici à ce que les fans associent SNCF à DCNTD à force de voir des consonnes partout, le Duc aura eu le temps de fonder une autre marque.


Couverture : DCNTD.