Les petits doigts de Jessica glissent sur la surface de l’iPad, faisant défiler les photos jusqu’à afficher une vidéo particulièrement divertissante : un clip de 12 secondes dans lequel on la voit se dandiner maladroitement sur « Single Ladies », le morceau de Beyoncé. La petite fille de 18 mois tape sur « lecture » avant de laisser échapper un cri de joie. Après avoir visionné deux fois la séquence, elle revient à la page d’accueil et ouvre l’application YouTube pour regarder un épisode du dessin animé coloré Billy Bam Bam. Arrivée à la moitié, elle le délaisse pour une partie de Yo Gabba Gabba!, un jeu mobile dans lequel des fruits anthropomorphes s’aventurent dans le ventre d’un personnage. Quand la mère de Jessica, Sandy, tente de reprendre l’iPad, la crise de colère qu’elle déclenche menace de virer à la catastrophe nucléaire : la lèvre inférieure de la petite tremblote furieusement, de grosses larmes roulent sur ses joues et ses mains se recroquevillent en poings rageurs tandis qu’elle pousse des cris aigus. « Ça lui arrive souvent », dit Sandy. « Elle semble préférer l’iPad à tout le reste. Parfois, c’est la seule chose qui peut la calmer », ajoute-t-elle, agitant frénétiquement une licorne en peluche rose devant le nez de sa fille pour tenter de l’apaiser

. Comme de nombreux parents, elle s’inquiète à propos de l’obsession de son enfant pour les écrans. Elle voudrait savoir quelles sont les activités les plus appropriées pour elle, et après combien de temps elle doit l’en écarter. Il s’est écoulé six ans depuis le lancement de l’iPad et, avec lui, la renaissance des tablettes tactiles. Les choses sont allées trop vite pour la recherche académique, ce qui signifie qu’il est difficile de déterminer l’impact à long terme de l’exposition d’un jeune cerveau aux tablettes et aux smartphones. Certains experts craignent que ces appareils, lorsqu’ils sont utilisés d’une certaine manière, nuisent au développement du cerveau des jeunes enfants en affectant potentiellement leur attention, leur contrôle moteur, leurs facultés de langage et leur vision – tout particulièrement chez les moins de cinq ans, qui sont l’objet d’un développement cérébral intense. Les entreprises de technologie et les développeurs d’applications ont fait des prouesses marketing sur le sujet, en accolant des mots comme « éducatif » ou « e-learning » à leurs produits, la plupart du temps sans aucune base scientifique. Mais que sont supposés faire les parents ? ulyces-ipadbaby-01

À tâtons

Les gens ont toujours eu peur des nouveaux médias. Il y a près de 2 500 ans, Socrate décriait la diffusion de l’écriture, arguant qu’elle éroderait la mémoire et la connaissance humaines. Au XVe siècle, c’est l’imprimerie qui agitait les esprits. Les moines bénédictins, auxquels la rédaction de manuscrits bénéficiait grandement, se dressèrent contre l’imprimerie mécanique, dont ils avançaient qu’elle risquait d’enflammer les jeunes esprits influençables. Quand la radio fit son apparition, elle aussi fut perçue comme une menace. On l’accusait de distraire les enfants de leurs devoirs d’école. Un article de 1936 paru dans le magazine anglais Gramophone rapportait que les jeunes avaient « pris l’habitude de partager leur attention entre la tache rébarbative de leurs devoirs d’école et le plaisir irrésistible provoqué par le haut-parleur ». Cependant, peu de technologies ont envahi nos vies – et celles de nos enfants – avec aussi peu de remous que l’informatique mobile, incarnée le plus souvent par les smartphones ou les tablettes. Ces appareils ont la taille idéale pour être manipulés par de petites mains, et les écrans tactiles sont simples d’utilisation pour des petits doigts. Sans compter la foule de choses qu’il est possible de faire avec : regarder des vidéos, jouer à des jeux, dessiner et communiquer avec des proches qui se trouvent à des milliers de kilomètres de là.

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Cet appareil est-il diabolique ?

En 2011, un an après le lancement de l’iPad, moins de 10 % des enfants américains de moins de deux ans avaient déjà utilisé des tablettes ou des smartphones, mais en 2013, ce nombre avait quasiment quadruplé. Une étude française de 2015 a démontré que 58 % des enfants âgés de moins de deux ans avaient déjà utilisé une tablette ou un téléphone mobile au cours de leur brève existence. Les conséquences de l’utilisation à long terme de tels appareils ne sont pas claires. L’Académie américaine de pédiatrie (AAP) a péché par excès de prudence en recommandant de ne pas exposer du tout les enfants âgés de moins de deux ans aux écrans, et fixant la limite à deux heures par jour pour les plus âgés. Des restrictions qui ne prennent pas en compte le nombre de gens qui ont intégré naturellement ces appareils dans la vie de leurs enfants, et qui ne reflètent pas non plus le fait que certaines interactions avec des écrans peuvent s’avérer bénéfiques. « Si votre enfant est âgé de moins de deux ans et qu’il est exposé à un écran, cela ne causera aucun dommage à son cerveau : il ne va pas devenir idiot », assure Michael Rich, professeur associé de pédiatrie à l’école de médecine de Harvard et membre de l’AAP. « Mais il y a des inconvénients potentiels, et les parents sont tenus d’effectuer une balance bénéfice-risque. »

L’AAP est actuellement en train de reformuler ses directives, qui devraient être publiées à la fin de l’année 2016. Mais pourquoi n’en savons-nous pas plus à propos des risques que courent les enfants en utilisant des écrans ? C’est qu’il y a un souci fondamental à la base de l’ensemble de ce secteur de la recherche : qu’entend-on exactement par « temps d’écran » ? Tout d’abord, il est important de distinguer les différents types d’écrans : parlons-nous d’un écran de télévision, de celui d’une tablette, d’un smartphone ou bien d’une liseuse ? Ensuite, la nature du contenu est importante : s’agit-il d’un jeu de dessin interactif, d’un e-book, d’un appel sur Skype avec grand-mère ou d’un dessin animé regardé en streaming sur Netflix ? Enfin, il faut tenir compte du contexte : y a-t-il quelqu’un pour s’occuper de l’enfant dans la pièce, qui s’adresse à lui pendant qu’il interagit avec l’écran, ou bien est-il laissé à lui-même ?

Les moins de trois ans, en particulier, ont besoin d’un équilibre dans leurs activités.

Actuellement, nous disposons de recherches approfondies sur les enfants et leur exposition à la télévision, mais nous ne savons pas encore à quel point elles s’appliquent aux écrans interactifs comme les tablettes et les smartphones. Nous savons certaines choses, cependant. La plupart des spécialistes du développement infantile s’accordent pour dire que même si le temps passé devant un écran peut être divertissant, il n’en découlera pas une expérience d’apprentissage particulièrement riche. Regarder un dessin animé à la télé ou sur une tablette ne fait pas de différence : l’expérience est globalement la même. Avoir une vidéo en cours de lecture ou la télévision allumée quand un enfant est en train de faire autre chose peut le distraire et l’éloigner du jeu et de l’expérience d’apprentissage qui l’accompagne, affectant négativement son développement. Il a également été démontré que les heures passées avec la télé en fond sonore réduisent l’interaction entre les enfants et leurs parents, ce qui impacte de façon importante le développement de la parole.

Ce déport de l’attention soulève de grandes préoccupations : si on confie les enfants à des écrans comme on le ferait à des baby-sitters, ils n’interagissent pas avec les personnes censées prendre soin d’eux ou avec le monde physique. Il n’y a pas tant d’heures que cela dans une journée, et le temps passé devant les écrans l’est au dépend d’activités sûrement plus bénéfiques. Les moins de trois ans, en particulier, ont besoin d’un équilibre dans leurs activités entre jeux instructifs, exploration de leur environnement naturel, manipulation de jouets matériels et socialisation avec d’autres enfants et d’autres adultes. Le temps d’écran croissant implique de réduire ces autres activités. « Les parents doivent penser de façon stratégique », dit le pédiatre Dimitri Christakis, directeur du Centre pour la santé de l’enfant, le comportement et le développement à l’Institut de recherche infantile de Seattle. « Si votre enfant est éveillé pendant 12 heures et que deux d’entre elles sont consacrées à manger, comment comptez-vous organiser le reste du temps ? » Le problème, c’est que les tablettes sont aussi attirantes pour les enfants que pour les adultes. Grâce à leur design, leur polyvalence et leurs interfaces intuitives, les tablettes sont idéales pour permettre aux enfants de dessiner, de résoudre des puzzles et de s’amuser n’importe où. Ajoutez à cela les efforts marketing des sociétés spécialisées dans les médias numériques et des développeurs d’applications mobiles – dont le succès se mesure au temps que les gens passent scotchés devant leurs produits –, et vous obtenez un jouet qu’il est difficile de reprendre des mains des enfants. Beaucoup d’applications sont conçues pour être stimulantes, elles contiennent des récompenses visuelles et auditives amusantes pour chaque mission accomplie. Pour Christakis, cela fait vibrer la corde sensible de notre fierté. En se disant : « Je l’ai fait ! », on ouvre le circuit de la récompense de notre cerveau. « Le plaisir qu’un enfant prend à toucher un écran et déclencher une animation est à la fois édifiant et potentiellement addictif », dit-il.

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Dimitri Christakis
Crédits : DR

Pour cette raison, les tablettes et les smartphones font office de parfaites tétines, particulièrement durant de longs trajets en avion ou au restaurant. « L’appareil lui-même est perçu comme une source de plaisir et de réconfort, et les parents en jouent », affirme Christakis. « C’est assez répandu », dit Jenny Radesky, professeure adjointe en pédiatrie à l’université du Michigan. « Cela devient l’outil incontournable, le plus simple à utiliser pour les parents. » Bien qu’utile à court terme, il est important que les jeunes enfants soient capables de développer des mécanismes internes d’auto-régulation, et notamment d’apprendre sans être systématiquement récompensés ou d’être capables de devoir patienter sans stimulation numérique à portée de main. Dimitri Christakis ajoute que, de façon empirique, lui et d’autres spécialistes voient des patients de plus en plus jeunes utiliser ces appareils de façon compulsive. « Nous savions déjà que l’utilisation abusive d’Internet par des enfants plus âgés et des adolescents est une réalité, et cela prouve que le même schéma peut s’appliquer aux plus petits », dit-il. Il mène actuellement des recherches pour en apprendre plus à ce sujet.

Les problèmes des écrans

Au Centre de recherches neurologiques intégratives de Seattle, une portée de souriceaux roses gigotent en masse derrière leur mère. La famille de rongeurs habite un récipient en plastique transparent rempli de sciure, parmi les centaines d’autres qui sont empilés sur des étagères rotatives. Il s’agit des souris dites « de contrôle » utilisées par Dimitri Christakis, le neuroscientifique Nino Ramirez et leur équipe, alors qu’ils tentent de comprendre l’impact d’une exposition médiatique effrénée sur de jeunes cerveaux.

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L’expérience de Christakis et Ramirez

De l’autre côté du couloir, une expérience est en cours. Un des bocaux à souris est encerclé de projecteurs et de haut-parleurs. Pendant 42 jours, six heures par jour, les souriceaux sont exposés à la bande-son surexcitée de dessins animés de la chaîne Cartoon Network, accompagnées de projections synchronisées de lumières rouges, bleues et vertes. Le dispositif a été conçu pour découvrir ce qu’il se passe dans leurs cerveaux quand ils sont stimulés de façon excessive par un média durant une phase cruciale de leur développement. Les résultats sont saisissants. « Les soumettre à ces hyper-stimulations lorsqu’ils sont bébés tend à les rendre hyperactifs pour le reste de leur vie », explique Ramirez. Les souris hyper-stimulées prennent plus de risques et rencontrent plus de difficultés pour apprendre et rester attentives. Elles sont par exemple troublées par des objets qu’elles ont déjà vu auparavant, et ont plus de difficultés à se déplacer dans un labyrinthe. Lorsqu’il leur est offert de prendre une dose de cocaïne, les souris hyper-stimulées se révèlent plus sujettes à l’addiction que le groupe témoin. Ces changements comportementaux sont dues aux métamorphoses de leurs cerveaux.

En théorie, le même phénomène s’applique aux enfants : les surexposer à ces médias – particulièrement à une époque envahie de tablettes au streaming incessant, de vidéos au déclenchement incontrôlable et des jeux interactifs flashys – peut causer un déséquilibre dans une partie du cortex cérébral appelée « ganglions de la base ». Il s’agit de la partie du cerveau permettant de se focaliser sur des taches critiques et d’ignorer les distractions. Une stimulation aussi excessive risque de déboucher sur des problèmes comportementaux dans la vie adulte, particulièrement en termes d’attention, de mémoire et d’impulsivité. « Il semble qu’il soit possible de surstimuler les jeunes cerveaux à tel point que la vie quotidienne ne les excitera plus dans les mêmes proportions », d’après le docteur Ramirez.

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Dr Nino Ramirez
Crédits : DR

Mais avant de déclencher la panique générale autour d’une génération d’hyperactifs incapables de se concentrer et d’adultes post-millenials accros à la cocaïne, il est important de souligner que ces expériences ont soulevé de nombreuses critiques pour de multiples raisons. Six heures quotidiennes de n’importe quelle activité représente une grande quantité de temps, tout particulièrement pour des mammifères nocturnes comme les souris (bien que les chercheurs assurent que les rongeurs ne présentent aucun signe de stress).

En outre, Christakis, Ramirez et leurs collègues ne mettent pas les souris face à un véritable écran diffusant un contenu censé – il s’agit d’un simulacre d’écran en forme de flashs lumineux. La recherche sur les rongeurs menée à Seattle est unique en termes d’approche et d’envergure, ce qui explique pourquoi on s’y réfère si fréquemment pour illustrer les effets négatifs du temps d’écran. Et bien que le modèle des souris ne soit en aucun cas infaillible, il est utile pour étudier les mécanismes sous-jacents liés à des processus cognitifs élémentaires, qui sont grosso modo les mêmes chez tous les mammifères. Étant donné que les souris sont dotées d’une longévité relativement courte, il est possible d’examiner leurs trajectoires de développement sur des périodes plus restreintes et d’obtenir un aperçu concret de ce qui se trame dans leurs cerveaux. Et tout ceci peut être réalisé dans un environnement contrôlé qu’on ne saurait reproduire avec des sujets humains. Si, comme le suggèrent les résultats de l’expérience, le développement cognitif est affecté par l’exposition aux médias, alors ces recherches pourraient avoir un impact sur le type d’interactions avec les écrans que nous autorisons aux jeunes enfants. Les parents doivent-ils s’inquiéter ? « Ils doivent se montrer vigilants et rester prudents vis-à-vis du temps d’exposition aux écrans de leurs enfants, ainsi que des contenus auxquels ils ont accès », met en garde le docteur Christakis. Bien qu’il soit difficile de mener des expériences contrôlées avec de véritables nouveaux-nés, il est donc possible d’observer ce qu’il se passe « dans leur environnement naturel ». À partir de quoi nous pouvons établir des liens avec leurs habitudes des appareils mobiles. En Californie, Maria Liu dirige la Clinique pour la prévention de la myopie au sein de l’école d’optométrie de l’université de Californie à Berkeley. Elle a observé une nette augmentation de la myopie chez les jeunes enfants. « Elle augmente de façon alarmante dans le monde entier, et l’initiation des jeunes enfants aux appareils mobiles est un facteur déterminant de cette augmentation. »

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Les tablettes sont particulièrement adaptées à l’usage des tout petits

Durant les premières années de notre existence, nos globes oculaires sont très adaptables et malléables. Aussi, passer de nombreuses heures à se focaliser sur des objets trop proches de nous rend l’œil davantage sujet à la myopie. « Le globe oculaire va se développer plus en longueur pour compenser la tension causée par cette vision rapprochée », explique Maria Liu. Elle n’a aucune recommandation précise en termes de limitation de temps d’écran, quel que soit l’appareil, mais elle affirme que « des pauses fréquentes dans le travail de la vision rapprochée » sont cruciales. Les tablettes et les smartphones sont tenus la plupart du temps plus proches du visage que d’autres appareils comme les écrans de télévision et les ordinateurs de bureau. Et bien que les livres sont lus de près, des études ont montré que les enfants avaient tendance à les tenir plus éloignés d’eux que les écrans.

Autre aspect problématique des écrans : il a été démontré qu’ils perturbaient le sommeil. La lumière bleue émise par les écrans rétro-éclairés peut dérégler notre rythme métabolique naturel, en empêchant la sécrétion de mélatonine, l’hormone du sommeil. Cela peut également conduire à des troubles du sommeil, chez les enfants comme chez les adultes. Sandy raconte que si Jessica utilise la tablette avant d’aller se coucher, elle devient « clairement irritable ». Aussi, dit-elle, ils préfèrent utiliser des livres. Ce souci explique la raison pour laquelle la dernière version d’iOS  s’accompagne d’un « mode nuit », qui permute automatiquement de la lumière bleue de l’écran à une couleur plus chaude avant le couché.

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LES ÉCRANS SONT-ILS VRAIMENT DANGEREUX POUR NOS ENFANTS ?

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Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Adélie Floch d’après l’article « Smartphones won’t make your kids dumb. We think », paru dans Mosaic.

Couverture : Un enfant face à un iPad.