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Quand tout est perdu

La bataille n’opposait pas seulement les membres de la coalition à l’État islamique : ils s’affrontaient aussi entre eux. Des querelles historiques ainsi que de vieilles rivalités sont remontées à la surface, traduites par des revendications de victoire contradictoires, des actes de couardise et une suspicion de tous les instants entre les trois forces en présence (l’armée irakienne, les peshmergas et les combattants sunnites). Le conflit identitaire entre les Kurdes de l’armée irakienne et les peshmergas du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) n’arrangeait rien : « On veut savoir : faisons-nous partie de l’armée irakienne ou sommes-nous des peshmergas ?! » a hurlé Amin à un peshmerga au lendemain de la première bataille. (Amin et ses hommes faisaient partie des peshmergas avant qu’ils ne soient affectés à l’armée irakienne en 2004, dans le cadre d’un accord avec le GRK négocié par le gouvernement de la coalition formée par les États-Unis.)

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Mahmoud Lhebi, l’inghamasi de Daech
Crédits : DR

Quand les peshmergas ont quitté les lieux avec les journalistes, les unités de l’armée irakienne se sont également repliées. Daech a saisi l’opportunité pour lancer une attaque en force depuis deux villages voisins. C’était le 5 février, aux environs de minuit. Les peshmergas ont fait volte-face mais ils se sont retrouvés coincés près de l’entrée du village, pris pour cible par des tirs de mortiers, de lance-grenades (des RPG), de mitrailleuses lourdes de l’ère soviétique (des DShK) et par des rafales de fusils d’assaut. Amin, qui n’avait pas encore quitté le village, a fait part de la situation au général Sirwan Barzani, le commandant en chef des forces du GRK sur les fronts de Gwer et Makhmour : « Retournez-y et tentez de tenir vos positions », lui a dit Barzani, « mais seulement si vous êtes sûr que vous ne tomberez pas aux mains de Daech. » Amin et une poignée de ses hommes sont retournés précipitamment dans les maisons situées sur les hauteurs du village où ils ont vite été encerclés.

Durant les heures qui ont suivi, Amin et son unité ont résisté en faisant preuve d’un courage inimaginable. Coupés du gros de leurs forces, ils ont combattu sans trêve jusqu’à se retrouver bientôt à court de munitions. C’est alors qu’un capitaine peshmerga du nom de Sherdl – qui signifie « cœur de lion » – a fait irruption dans la position encerclée au volant d’un Hummer, une caisse de munitions à ses côtés. Il a rejoint Amin sur le toit du seul bâtiment qu’ils contrôlaient encore et qui était la cible de tirs incessants. « Je me suis rendu compte que les autres priaient déjà pour le salut de nos âmes quand Sherdl est arrivé », raconte Amin. « La situation était désastreuse », se souvient Sherdl, « et j’ai eu peur que Daech ne puisse progresser jusqu’à Makhmour. Je devais venir en aide à mes camarades. »

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Le major Amin avant la contre-attaque de Daech
Crédits : Scott Atran

Un combattant isolé du nom de Shkak, qui gardait la maison, s’est jeté tête baissée avec la caisse de munitions dans une tombe fraîchement creusée, auprès de laquelle gisait le corps de son ami Zuber. Il a ensuite couru jusqu’au Badger où Karzan, l’artilleur, tenait en respect les combattants de l’EI à seulement 18 mètres de là – il dit en avoir tué cinq. Les drones américains ont repéré le combat mais les adversaires étaient trop proches les uns des autres – jamais à plus de 120 mètres d’écart. Une frappe aérienne aurait été trop dangereuse dans ces conditions. « Daech poussait son cri de guerre : “L’État islamique demeure et s’étend ! Nous vous décapiterons tous, vous les infidèles et les apostats !” » raconte Karzan. « Ce cri fait naître la peur dans les cœurs. » Mais pas dans celui de Karzan, qui a immédiatement répliqué (comme le confirment ses camarades) : « Je jure devant Dieu que je vous tuerai tous un par un ! » leur criait-il en ondulant comme les femmes arabes lors des mariages, juste « pour les rendre fous ». D’autres Kurdes leur hurlaient : « Daech, vous êtes L’État des obsédés sexuels ! » (dawla seksiyya au lieu de dawla islamiya, l’État islamique). Amin a téléphoné aux quartiers généraux de Gwer : « Je suis perdu si vous ne rappliquez pas tout de suite. » Le capitaine Taha, qui avait quitté précipitamment sa maison pour se joindre aux renforts de l’armée irakienne (40 hommes répartis dans trois Hummer et un pick-up) a fait une percée jusqu’à Amin au moment où tout semblait perdu : « Mon véhicule a été touché cinq fois », raconte Taha. « Daech criait : “Allahu Akbar !” Dieu seul sait qui a raison… »

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Karzan sur son Badger à Kudilah
Crédits : Scott Atran

Vingt autres véhicules, dont une majorité de pick-ups transportant 100 à 200 soldats de l’armée irakienne, sont arrivés une heure plus tard. À 4 h du matin, Kudilah était à nouveau sous contrôle de la coalition et les combattants de l’État islamique se sont réfugiés dans les villages voisins de Mahane et Kharbadan. D’après le général de brigade peshmerga Ziryan, commandant en second du front de Makhmour, on comptait 52 morts dans les rangs de l’EI (dont la plupart étaient tombés sous les frappes aériennes de la coalition) et moins de 100 blessés. L’un d’eux, un combattant âgé de 15 ans, a été pris vivant, mais nous n’avons pu récolter aucune information à son sujet car le renseignement du GRK emporte les combattants qui ne sont pas immédiatement exécutés et personne ne les revoit. Le général Ziryan, qui se bat depuis les années 1970 contre Saddam Hussein et les menaces qui lui ont succédé, nous a confié que repousser la contre-attaque de l’État islamique avait été la bataille la plus difficile à laquelle il avait jamais pris part. « Les émirs de Daech combattent jusqu’à la mort », dit Zirzyan. « Ils nous ont attaqués avec le cœur, totalement dévoués à leurs croyances », ajoute Karzan. « C’était beaucoup plus vicieux qu’à Falloujah ou Ramadi. “La mort ou la victoire.” Ils n’ont pas reculé jusqu’à ce que nos renforts les submergent. » « Et ensuite », dit Shkak, « j’ai entendu les explosions de cinq, six, peut-être sept inghamasi qui se sont faits sauter pour couvrir la retraite. Il est difficile d’être sûr de quoi que ce soit quand le combat fait rage autour de vous. » La bataille semblait gagnée, mais elle ne l’était pas.

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Les forces de la coalition pouvaient entendre Abou Ali, le commandant des forces de Daech dans la bataille, ordonner à ses hommes par talkie-walkie de reprendre à tout prix Kudilah aux « croisés de la coalition » – ordre direct du calife Abou Bakr al-Baghdadi. La détermination féroce des soldats de l’État islamique à battre contre des forces en surnombre évident a convaincu les combattants sunnites qu’ils ne devaient pas se redéployer dans Kudilah sans être épaulés par l’armée irakienne ou les peshmergas. Mais on avait ordonné à l’armée de se retirer et les peshmergas n’avaient aucune envie d’occuper une position isolée, entourée sur trois côtés par des villages aux mains de l’EI, quelle que soit son importance stratégique. Les combattants des tribus arabes se sont donc retirés à leur tour. Le bulletin d’informations local de l’État islamique, Al-Naba Wiliyat Dijlah, a annoncé qu’ « après des combats féroces contre les hérétiques des peshmergas et les forces de mobilisation Rafidhi [une référence à la milice chiite du même nom, qui n’a pas participé au combat mais qu’ils voient comme les toutous de l’armée irakienne], soutenus par les bombardements intensifs de la coalition des croisés, les soldats du Califat ont réussi, Dieu soit loué, à lancer une contre-attaque qui a mené à la capture de Kudilah à l’aube du samedi Rabia’ al Akher [6 février], après deux jours de combats sans merci. »

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Kudilah reprise par les combattants de Daech
Crédits : DR

La révolution

D’après le commandement militaire américain en Irak, les plans de bataille pour reprendre Mossoul demandent huit à 12 brigades de combat (environ 50 000 soldats). Ces troupes surpasseraient les forces locales de l’État islamique à plus de 5 contre 1. Mais à moins que n’émerge un véritable esprit combatif et davantage de coordination au sein de l’armée irakienne, la supériorité numérique ne suffira pas. Croire que les conseillers américains feront « toute la différence », comme le suggèrent certains « spécialistes de l’Irak », est se bercer d’illusions. Comme le lieutenant colonel en retraite Daniel Davis l’a écrit dans le National Interest : « Il semble évident que les problèmes qui ont causé la désintégration de l’armée irakienne en 2014 quand elle a été confrontée à l’État islamique sont bien trop profonds pour qu’une poignée de conseillers militaires américains puissent les résoudre – sans compter l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui, qui n’annonce rien de bon pour la bataille de Mossoul. » Depuis la route qui relie Makhmour à Aliawa, on peut apercevoir le camp qui abrite la 15e division de l’armée irakienne, entraînée pour prendre Mossoul d’assaut. Actuellement faite pour accueillir 4 500 soldats, il est fort probable que ses rangs s’élargissent.

Le 19 mars, une roquette tirée par l’EI a tué le sergent chef américain Louis Cardin.

L’État islamique prend fréquemment le camp pour cible. À l’aube du 15 mars, l’EI a tiré partie du brouillard et de la pluie pour lancer un attentat-suicide. Trois inghamasi de Daech se sont jetés à l’assaut des portes : deux d’entre eux ont été abattus avant de les atteindre et le troisième s’est fait sauter dessus, blessant quatre soldats. À l’aube du 21 mars, cinq inghamasi sont morts sur la route du camp, avec deux soldats irakiens. Le général Najat Ali, le commandant peshmerga du front de Makhmour, assure qu’il a averti plusieurs fois que le camp était situé à un endroit peu sûr et qu’il serait vulnérable aux attaques de Daech. Les combattants de ces derniers ne cessent d’affluer et ne semblent se préoccuper ni des risques, ni des sacrifices. « Ils sont téméraires et se battent sans aucun calcul », nous a confié un combattant kurde communiste qui a pris part à la bataille de Kudilah aux côtés des peshmergas mais qui fait habituellement partie du PKK. Il nous a dit qu’il entendait souvent des chansons chiites au camp. « Ce n’est jamais bon signe », dit-il, car il pense qu’un conflit pourrait naître entre les chiites et les Arabes sunnites de la division, que certains suspectent de livrer des informations à l’État islamique depuis l’intérieur. Les quelques soldats du camp avec lesquels nous nous sommes entretenus nient cependant que ce soit le cas.

Le combattant du PKK nous a également rappelé qu’initialement les Arabes sunnites de Mossoul avaient soutenu Al-Qaïda contre les Américains et qu’ils avaient accueilli Daech à bras ouverts, voyant en eux le moyen de reprendre le pouvoir aux mains des chiites qui sont, selon eux, à la tête du pays à cause des Américains. Le 19 mars, une roquette tirée par l’EI a tué le sergent chef américain Louis Cardin et blessé plusieurs autres marines de la Fire Base Bell alors qu’ils se trouvaient au camp irakien. Ce n’était que la deuxième fois qu’un soldat américain mourait sur le territoire irakien depuis le retrait des troupes américaines d’Irak en 2011. Le Pentagone a immédiatement annoncé qu’ils enverraient davantage d’hommes dans le secteur pour soutenir l’opération Inherent Resolve, dont la bataille de Kudilah faisait partie. Tout compris, il y a déjà 5 000 soldats américains en Irak bien que le chiffre officiel fasse état de 3 870 combattants.

Un canon de la Fire Base Bell en action
Crédits : U.S. Marine Corps/Cpl. Andre Dakis

La base de Fire Base Bell, dont personne n’avait jamais entendu parler avant la mort de Cardin, serait le premier poste de combat américain en Irak depuis 2011. Sa mission est de fournir une « force de protection » à la 15e division. La base est équipée d’obusiers Howitzer M777 155 mm, qui donnent aux 200 marines une force de frappe conséquente, suggérant une implication plus importante des forces américaines dans les combats que ce que le gouvernement veut bien admettre. À l’aube du 24 mars, la 15e division de l’armée irakienne a lancé avec succès une offensive pour nettoyer Kudilah et certains des villages alentours détenus par l’EI, au cours de ce que le Premier ministre Haider al-Abadi a décrit comme la première phase de la campagne pour libérer Mossoul. Elle était appuyée par l’US Air Force ainsi que par bon nombre des combattants sunnites qui avaient pris part à la précédente bataille de Kudilah, et quelques marines de Bell pour assurer les tirs de couverture. Les peshmergas sont restés à l’arrière en renforts, mécontents de la lenteur à laquelle avançait l’armée irakienne. Depuis leur premier revers à Kudilah, les combattants sunnites se battent courageusement et beaucoup ont été blessés ou tués, dont un des cheikhs qui avait pris la tête du premier assaut lancé sur Kudilah. Mais ils ne peuvent pas avancer sans être étroitement épaulés par les soldats de l’armée irakienne, et ils craignent par ailleurs que les soldats ne donnent pas aux rescapés de leurs villages – dont certains vivent sous la férule de Daech contre leur gré – une chance d’évacuer la zone.

Ils ont apparemment retenu une leçon de la bataille de Kudilah du mois précédent : la nécessité de mobiliser des forces écrasantes pour déloger les combattants de Daech. Mais les problèmes plus profonds demeurent : comment assurer le maintien de la coopération entre les différentes forces de la coalition sur le long terme ? Et que fera-t-on à l’avenir pour recoller les morceaux de l’Irak, trouver une solution à ses profondes divisions sectaires et prévenir l’intervention de puissantes forces géopolitiques dans la région ?

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« Les combattants locaux de Daech sont courageux pour certains, mais la plupart sont des lâches. Les combattants étrangers, en revanche, sont impitoyables », dit Rashid, un jeune combattant yézidi qui a profité de ses vacances d’été en 2014 pour s’entraîner une semaine durant aux côtés des Kurdes marxistes de Syrie (les YPG) car il savait qu’après la chute de Mossoul en juin 2014, l’État islamique ne tarderait pas à s’en prendre à son peuple au pied du mont Sinjar. Si lui et une poignée de ses camarades n’avaient pas été là pour ouvrir une petite brèche dans les lignes de l’EI le jour où l’organisation terroriste a encerclé Sinjar, au début du mois d’août 2014, plusieurs milliers de Yézidis n’auraient probablement pas échappé au massacre qui a coûté la vie à des milliers d’entre eux. « Et après ? » lui ai-je demandé. « Que s’est-il passé une fois que le couloir a été sécurisé ? » Sa réponse était désarmante et pleine d’espoir : « Je suis retourné à l’école. L’archéologie, c’est très important. » Les Kurdes et les Yézidis se battent pour leur survie, ou plutôt, comme ils disent, pour la survie de la « kurdité » et de la « yézidité ». Ce sont des valeurs culturelles fondamentales, sacrées et inaliénables qui donnent une réponse pleine de sens aux questions comme « qui suis-je ? » et « pourquoi suis-je ici ? » dans un monde fait de sables perpétuellement mouvants. Leur niveau d’engagement au combat – ils sont prêts à mourir et à sacrifier leurs familles – égale, voire surpasse celui des combattants de l’État islamique (et des combattants du Front al-Nosra affilié à Al-Qaïda) avec lesquels nous nous sommes entretenus et à qui nous avons fait passer divers tests psychologiques pour mesurer leur « volonté de se battre ».

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Séance de tests avec des Kurdes et des Yézidis
Crédits : Scott Atran

Mais ni les Kurdes, ni les Yézidis ne veulent s’aventurer au-delà de leur terre natale pour combattre l’État islamique, sinon en tant que soutiens mineurs d’une coalition de tribus arabes sunnites menée par les États-Unis, la France et d’autres alliés européens. Et voilà le hic. Les tribus arabes sunnites d’Irak ont pour la plupart accueilli avec enthousiasme l’arrivée de l’État islamique qu’ils appellent « la révolution » (Al-Thawra). Ils voient l’organisation comme un moyen de retrouver leur domination politique et de prendre leur revanche sur la déchéance économique et sociale dont ils ont fait les frais sous le gouvernement irakien chiite imposé d’après eux par les Américains et qui serait aujourd’hui aux mains de l’Iran.

Les relations n’ont pas tardé à tourner à l’aigre, tout particulièrement entre les cheikhs et les hauts responsables de l’État islamique qui ont commencé à s’emparer de leur pouvoir et de leurs richesses. Les relations se sont rapidement détériorées quand l’amnistie et le pardon que leur promettait Daech se sont révélés être une ruse pour faciliter leur enchâssement dans la population locale – généralement après une dizaine de jours. Ils ont par la suite conduit des exécutions cruelles, abattant tous ceux qui s’opposaient à leur pouvoir, toutes les personnes liées de près à l’armée ou à la police, tout adulte chiite (les enfants pouvaient encore être convertis au sunnisme), et toute personne cherchant à protéger ceux qui étaient condamnés. Même si une coalition de combattants sunnites parvient à déloger l’État islamique de ces territoires, et même si l’on parvient à éviter des règlements de comptes sanglants à grande échelle entre sunnites et chiites, ainsi qu’entre les factions tribales anti et pro-EI, les conditions qui ont mené à l’émergence de l’État islamique parmi les Arabes sunnites d’Irak et de Syrie n’auront pas bougé. Selon toute probabilité, elles auront même empiré. Et bien que les Kurdes et les Yézidis désirent que l’Amérique, la France et les autres pays européens interviennent au sol, ce n’est pour l’instant pas le cas des Arabes sunnites. S’ils doivent choisir entre vivre sous le règne de l’État islamique ou devoir obéir à une coalition menée par les Américains, à la loi chiite ou les deux, la plupart d’entre eux pourraient bien choisir Daech ou pire, comme cela a déjà été le cas à l’époque d’Al-Qaïda.

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La ligne de front de Burj, en pointillés
Crédits : Scott Atran

L’apocalypse

Quel sens recouvre le mot « Amérique » sur le champ de bataille irakien ? Nos entretiens avec différents acteurs de la bataille de Kudilah ont révélé une perception de la force spirituelle et de la force physique des États-Unis très différente de celles de l’État islamique. Les combattants de Daech comme les combattants kurdes ont tendance à situer la force physique de l’Amérique tout en haut de l’échelle mais ils estiment que sa force spirituelle est médiocre. Au contraire, les combattants de l’EI comme les Kurdes estiment que la force physique de Daech est de niveau moyen ou médiocre mais que sa force spirituelle est au maximum. La plupart des combattants des différents camps sont d’avis que les États-Unis sont motivés par leurs propres intérêts et par la réalisation de prouesses technologiques, tandis que l’État islamique est porté par ses convictions spirituelles et son engagement. Daech comme les Kurdes pensent également que la force spirituelle des peshmergas est plus élevée que leur force physique, tandis que celle de l’armée irakienne est significativement plus basse que leur force physique (à l’exception des Kurdes membres de l’armée irakienne qui ont tendance à noter les unités kurdes de l’armée irakienne de la même façon que l’EI et les autres Kurdes notent les peshmergas).

Les notes qu’attribuent les combattants de l’EI et les Kurdes au PKK et aux YPG sont sensiblement les mêmes que celles de l’État islamique : ces trois forces sont vues comme les plus puissantes de toutes sur le plan spirituel. Au cours d’autres tests, nous avons découvert que plus les gens sont convaincus de la force spirituelle de l’ennemi, moins ils sont enclins à faire des sacrifices matériels conséquents contre lui. La force spirituelle de l’État islamique, telle qu’elle est perçue, semble intimider voire paralyser certains de leurs adversaires.

Ces découvertes donnent du sens à la façon dont se déroulent les combats et à l’issue finale de la bataille de Kudilah.

Pour les Kurdes présents sur la ligne de front qui ont tendance à percevoir leur propre force spirituelle à égalité avec celle de l’État islamique, cela se traduit aussi par une réticence à l’idée de faire des sacrifices dans leur combat contre Daech – à moins qu’ils n’aient l’impression que les terroristes s’en prennent directement à leur valeur sacrée de « kurdité ». En ce qui concerne les combattants sunnites qui affrontent l’EI (qu’ils fassent partie de l’armée irakienne ou des milices), l’impression de manquer de force physique ou spirituelle va de pair avec un manque de volonté de se battre jusqu’à la mort, tout particulièrement si le combat est perçu comme une tentative de préserver l’Irak plutôt que de reconquérir des terres traditionnelles. Comme nous l’a dit un colonel arabe sunnite alors que le combat faisait rage : « Je me bats à 0 % pour l’Irak et à 100 % pour notre territoire sunnite. »

Ces découvertes donnent du sens à la façon dont se déroulent les combats et à l’issue finale de la bataille de Kudilah – une issue peut-être tout aussi pertinente que les efforts visant à reconquérir Mossoul et battre l’État islamique. Les planificateurs de la coalition s’en doutaient mais le résultat est très différent de ce qu’ils imaginaient. Le sergent-chef kurde Hamid, qui s’est battu aux côtés des Américains à Falloujah, Ramadi et dans une douzaine d’autres endroits (il a déjà été blessé trois fois), nous a confié après Kudilah : « Nos hommes, même nos généraux, sont subordonnés aux Américains. Sans les forces aériennes américaines et françaises, nous ne serions pas capables de tenir le coup, et ce bien que nous soyons prêts à mourir pour le Kurdistan – c’est mon cas, je pourrais mourir et sacrifier ma famille pour mon pays. Et les combattants locaux de Daech ne seraient peut-être pas aussi prêts à mourir s’il n’y avait tous ces combattants étrangers pour leur donner des ordres et renforcer leur état d’esprit, car ce sont les plus téméraires, les plus féroces et les plus vicieux de tous les soldats. J’espère que l’Amérique et la France vont rester à nos côtés. » Le pouvoir des idées contre la force physique est source d’un débat philosophique, politique et militaire depuis l’aube de l’histoire. Comme Sun Tzu le faisait remarquer dans L’Art de la guerre il y a plus de 2 500 ans : « La loi morale rend les gens insensibles au danger. »

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Certains résultats des tests
Crédits : Scott Atran

L’ancien général de la marine américaine Doug Stone (qui a grandi dans une réserve navajo où il a appris que le pouvoir des idées était un élément décisif, même dans une bataille) a demandé à Hamid : « D’accord, ils sont courageux parce qu’ils croient en leurs idées et cela peut faire une grande différence sur le champ de bataille. Cela peut même permettre de gagner des guerres même après que des batailles ont été perdues. Mais que croyez-vous que Daech ferait si les Américains revenaient ici avec des soldats et des tanks ? » La réponse de Hamid : « Ils ne reculeraient pas, ils lanceraient l’assaut et mourraient. » Ce à quoi Stone a répliqué : « J’adore ce genre d’ennemis mais je ne pense pas qu’ils soient si stupides. » On pourrait se dire : « Et si les combattants de Daech étaient si insensibles au danger qu’ils ne verraient pas de problème à charger et mourir ? » Mais la réalité de la région n’est pas si simple, rien ne l’est ici. Nos études suggèrent fortement que l’État islamique croit dur comme fer en lui-même et que ses adversaires le croient davantage poussé par des valeurs spirituelles que par des intérêts matériels. Pourtant, l’EI croit également à la puissance militaire : ils croient que plus ils seront nombreux, plus vite adviendra la volonté de Dieu. L’EI croit également que la force spirituelle de ses combattants leur permet de faire beaucoup avec peu – un facteur critique dans une guerre asymétrique.

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Une combattante du PKK
Une des trois forces majeures étudiées
Crédits : Scott Atran

Par conséquent, les inghamasi ne se jettent pas bêtement au devant de la mort. Ils sont le plus souvent entraînés pour manœuvrer à travers les lignes de bataille et survivre jusqu’à ce qu’ils atteignent l’ennemi ou une cible spécifique. Ils représentent l’arme la plus dévastatrice et la plus crainte dont dispose l’État islamique. Cette démonstration de détermination ultime inspire ses autres combattants et donne une signification considérable au sacrifice. Un pouvoir militaire écrasant peut probablement détruire le commandement de l’État islamique, l’organisation et sa réserve actuelle de combattants. Mais que va devenir ce monde sunnite de plus en plus fragmenté (qui, au contraire du chiisme, n’est pas doté d’une autorité mondialement reconnue) ? Qu’est-ce qui pourra remplacer l’état d’esprit et la passion qui attirent tant de jeunes hommes venus de France, de Belgique, de Grande-Bretagne, d’Espagne et d’une centaine d’autres pays qui se constituent volontiers en martyrs ?

La force brute à elle seule ne parviendra pas à guérir ce mal. Elle pourrait au contraire favoriser la reconversion des mêmes éléments en rebelles sans drapeau, sans cause, mais peut-être plus prêts que jamais pour le Jugement dernier. À moins de comprendre cette insensibilité envers la mort qui habitait les nombreux combattants de Daech lors de la bataille de Kudilah, ou bien la volonté de mourir de la plupart des terroristes des attentats de Paris, il nous est impossible de saisir comment l’État islamique parvient à s’étendre. Et pourtant, il s’étend, à travers une myriade de groupes rebelles en Afrique du Nord, en Asie centrale et en Asie du Sud-Est, et jusque dans les cœurs d’Européens et d’Américains qui, à tort ou à raison, ont le sentiment que la démocratie libérale ne se soucie pas d’eux et prend pour cible des gens auxquels ils s’identifient. En l’absence d’une alternative aussi pleine de passion et de sens, nombre de ceux qui rejoignent les rangs de l’État islamique semblent nous dire : « Mieux vaut souffrir avec l’espoir qu’un monde meilleur en sortira, quelles que soient les souffrances et les horreurs que demande sa venue. » Et c’est là le cœur de la mentalité apocalyptique : pour sauver ce monde, il est peut-être nécessaire de le détruire et de remettre l’espoir à une vie ultérieure. C’est l’expression ultime du pouvoir d’idées apparemment absurdes appliquées au réel : ce privilège de l’absurdité qui n’appartient qu’à l’être humain.


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « On The Front Line Against ISIS: Who Fights, Who Doesn’t, And Why », paru dans le Daily Beast. Couverture : Un combattant irakien dans les environs de Kudilah.


COMMENT LES KURDES ET LES IRAKIENS ONT PRÉPARÉ LA BATAILLE DE MOSSOUL

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Après la libération de Sinjar, les nombreuses factions kurdes et yézidies doivent mettre un terme au désordre et s’entendre pour mettre le cap sur Mossoul.

Il y a quelques mois, Massoud Barzani, le président du gouvernement régional du Kurdistan, organisait une conférence de presse sur les hauteurs de Sinjar, une ville du nord-ouest de l’Irak. La veille, pour la première fois depuis août 2014, un bombardement de Sinjar par l’aviation américaine permettait aux forces kurdes de reprendre le contrôle de la ville, jusqu’alors aux mains de Daech. Alors que derrière lui, des panaches de fumées s’élèvent et des hélicoptères décollent, Barzani, perché sur une estrade faite de sacs de sable, déclare la ville « libérée ».

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Le président Barzani donne une conférence de presse
Crédits : Cengiz Yar

Un cortège de gardes du corps escorte le président jusqu’à un 4×4, puis correspondants étrangers et journalistes locaux descendent la colline pour constater les dégâts. Autour de Sinjar, les routes – endommagées, encombrées de camions militaires et couvertes de débris – sont devenues impraticables. Avec mon interprète, nous décidons de nous garer et de continuer à pied. La ville, qui comptait autrefois 100 000 habitants, est dévastée. La quasi-totalité de la population, dont une grande partie de Yézidis – une minorité religieuse irakienne – a été tuée par les djihadistes ou a dû fuir. Les occupants ont brûlé leurs maisons, pillé les magasins et saccagé leurs lieux saints. Puis les frappes aériennes américaines se sont chargées de détruire tout le reste. Armé d’un fusil, un homme solitaire semble connaître les lieux. Nous hâtons le pas pour le rattraper. « Je vais jeter un œil sur la maison de mon oncle », nous dit-il.

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