Au bout d’un couloir sombre, la porte de l’appartement 607 ouvre sur un spectacle inquiétant. Sept hommes gisent, inertes, au milieu du salon. Dans la salle de bain, un huitième repose dans une baignoire. Après quelques secondes de suspense, il ouvre enfin les yeux, tiré de son sommeil par l’inconnu venu filmer la scène avec son vieux caméscope. Du sang coule par terre. « Je ne peux pas mourir parce que c’est mon univers », scande le rappeur de Philadelphie Lil Uzi Vert, peu avant la fin de ce clip aux allures de film d’horreur. Dehors, des éclairs lézardent un ciel violacé.

L’esthétique de Lil Uzi Vert emprunte à Manson

Pour plusieurs médias qui ont remarqué sa sortie, mardi 4 septembre, le clip du titre « XO Tour Llif3 » présente un univers comparable à celui de Marilyn Manson. À raison. Le célèbre rockeur connu pour ses provocations macabres l’a lui-même postée sur son compte Twitter dès le lendemain. Une semaine plus tard, il annonçait qu’un projet de collaboration était en germe. Lil Uzi Vert, a-t-il dit, « veut sortir un album de rock et j’adorerais voir ça se concrétiser, parce que je pense qu’il pourrait faire quelque chose de nouveau ». En soit, le featuring ne serait pas un cas isolé. Marilyn Manson a chanté avec son ami Gucci Mane en 2013 pour le titre « Fancy Bitch ». Il affirme que Rick Ross rêve d’en faire autant et il est par ailleurs apparu avec le père de Drake sur une photo. Lui qui n’a jamais hésité à citer des rappeurs en exemple se retrouve à son tour honoré par ceux-ci. À travers sa figure et quelques autres, l’esthétique du metal fait une percée inédite dans le hip-hop.

La croix renversée

De sa voix gutturale, Marilyn Manson met l’audience en haleine. « Ça ressemble à un scénario impossible », prévient-il ce lundi 11 septembre 2017 au micro du journaliste Zane Lowe, sur la radio Beats 1. Cette histoire hors du commun se passe de date et de lieu. « J’étais dans un hôtel en train de dîner avec Rick Ross, quand il m’a dit que son rêve était de travailler avec moi », confie simplement le rockeur. En quelques secondes, il faut non seulement imaginer ce fluet antéchrist à la table d’un poids lourd du rap, par ailleurs fervent croyant, mais aussi se représenter les deux hommes sur une même scène. Manson est déjà passé à autre chose : « La même nuit, j’ai traîné avec Lil Uzi après avoir discuté avec lui. On a beaucoup parlé. »

La chaîne de Lil Uzi Vert à l’effigie de Manson
Crédits : Ben Baller

Le rappeur au nom de flingue voue une fascination pour celui que l’Amérique ultra-conservatrice accusa d’avoir influencé les auteurs du massacre de Columbine, en 1999. À l’époque, Symere Woods ne s’appelle pas encore Lil Uzi Vert. Un garçon de 4 ans ne peut qu’ignorer l’existence de Marilyn Manson. Il le découvre plus tard, sur un programme de MTV diffusé pour la première fois un an avant la tuerie. Celebrity Deathmatch fait combattre un personnage aux traits du rockeur contre celui qui lui a inspiré son nom de scène, le tueur en série Charles Manson. Dans ce dessin animé trash, Marilyn désosse Charles. Au lycée, la popularité gagnée par un camarade de classe grâce à un freestyle donne à Symere Woods une âme de musicien. Alors que leur duo, Steaktown, capte l’attention, le rappeur improvisé s’attire surtout des ennuis en solo. Jeté de chez lui par sa mère après avoir perdu son travail, Lil Uzi se tatoue le mot faith sur le front. « Je me suis dit que si je me faisais ce tatouage sur le visage, j’allais devoir me concentrer. Je ne pourrais pas bosser dans un bureau en costard avec cette merde. Je devrais me concentrer sur ce que je voulais vraiment faire. » Sa musique plaît au producteur Don Canon et au cofondateur du collectif A$AP Mob, Steven « Yams » Rodriguez. Au cours de son ascension fulgurante, Lil Uzi dilue le terme « foi » dans une collection hétéroclite de tatouages plus visibles. Il se teint les cheveux et fait briller son sourire : « J’ai vu Marilyn Manson », raconte-t-il. « Il avait un dentier en platine, c’est à ce moment-là que j’ai eu mon premier. Honnêtement, je ne l’ai même pas acheté. Ma grand-mère s’en est chargée et je l’ai remboursée directement. » Sur le tournage du clip « Bad & Boujee », où il kicke avec le trio Migos, le rappeur porte fièrement des t-shirts noirs ornés du visage de Marilyn Manson.

En février 2017, ce dernier salue la sortie du single « XO Tour Life » sur Instagram : « Lucifer est en pleine forme. » Lil Uzi reprend l’imagerie sataniste caractéristique du metal. Aussi, son habitude d’arborer une croix renversée au bout d’une chaîne inquiète-t-elle Offset, un membre de Migos. « Vous qui portez des croix dans le mauvais sens, mes petits partenaires, arrêtez cette merde les gars vous avez l’air con », écrit-il le 22 mai 2017. « Tout ce culte de merde pour le diable… Viens à Dieu, mec. » Pour seule réponse, Lil Uzi poste alors la photo d’une autre croix à l’envers assortie du numéro « 666 ». Quelques semaines plus tôt, il s’était acheté un pendentif de 55 carats à l’effigie de Marilyn Manson pour 100 000 dollars.

Uzi porte un t-shirt de Marilyn Manson dans « Bad and Boujee »

Le manoir blanc

À quelques centaines de mètres de Hollywood, au milieu de la forêt de Laurel Canyon, un manoir isolé surplombe la ville de Los Angeles. Construit en 1918, ce bâtiment blanc comporte dix chambres dotées de petits balcons. Un drapeau de pirate est accroché sur l’un d’eux, au-dessus de la porte d’entrée. En 1999, c’est ici que Marilyn Manson se réfugie peu après le massacre de Columbine pour enregistrer l’album Holy Wood (In the Shadow of the Valley of Death). Il est l’invité du producteur Rick Rubin, cofondateur du label Def Jam avec Russell Simmons. Né à New York le 10 mars 1963, Frederick Jay Rubin ne s’embarrasse pas avec les frontières qui délimitent les genres musicaux. Fondateur d’un groupe de punk à l’université, The Pricks, il découvre le rap dans un club de reggae de la Second Avenue, Negril. « C’était l’un des premiers endroits où vous pouviez écouter du hip-hop sans avoir à aller dans le Bronx ou à Harlem », raconte le producteur barbu. Après avoir signé la formation rock Hose sur le label qu’il crée en 1982, Def Jam, Rubin apprend le beatmaking auprès de son ami, Jazzy Jay. Ce qui lui permet de donner une instru au jeune LL Cool J. « I Need A Beat » sort en 1984. Dej Jam devient le creuset du mélange entre rap et rock. Sur le premier album des Beastie Boys, Licensed to Ill (1986), Rick Rubin sample Black Sabbath, AC/DC, Led Zeppelin et fait jouer quelques solos par le guitariste de metal Kerry King, membre du groupe Slayer. Bien que le trio new-yorkais tire ses origines de la mouvance punk, la collaboration avec ce « metalhead » ne dépasse pas le cadre professionnel. « Je ne pense pas que son esthétique leur parlait », commente Rubin. Ceux de Run DMC ont encore plus de mal à sortir de leur univers quand Def Jam leur propose de poser sur la musique d’Aerosmith. « Russell Simmons leur a alors dit : “Faites ce que Rick vous dit de faire” », s’amuse le patron du label.

Marilyn Manson (en blonde) et Trent Reznor (NIN) au début des années 1990

Mais Rubin n’est pas le seul producteur à trouver matière à tube autant dans le rock que dans le rap. Reconnu pour avoir lancé Bruce Springsteen et Patti Smith, l’ingénieur du son Jimmy Lovine fonde Interscope Records en 1989 avec l’intuition que « la musique va changer ». Le premier disque du label porte le sceau du groupe de rock industriel Nine Inch Nails. D’autres contrats sont signés avec Helmet ou No Doubt avant que Tupac débarque en 1991.

Deux ans plus tard, le leader de Nine Inch Nails souffle le nom de Marilyn Manson à Jimmy Lovine. « Nous avons eu beaucoup de problèmes avec Manson comme avec Tupac », se lamente le producteur. Dans les deux cas, les paroles choquent une frange de l’Amérique et plaisent à une autre. Quand arrive Eminem à Interscope pour être le « Marilyn Manson du rap », en 1998, Marilyn Manson est déjà parti, fâché. « Je pense que j’ai fait de bons albums et ils ont essayé de diluer l’essence de ce pour quoi ils avaient signé », expliquera-t-il plus tard. « “Ne soit pas aussi choquant” ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Ne soit pas ce pour quoi on t’a signé ? Ne soit pas ce que tu es ? » Défait des injonctions artistiques du label, Marilyn Manson se rapproche du rap par l’intermédiaire de Swizz Beatz. « Beaucoup de gens l’ignoraient mais j’étais dans le marché du rock », explique ce beatmaker connu pour son travail avec des rappeurs comme LL Cool J et T.I. « Je n’en ai jamais parlé parce que je faisais partie du mouvement hip-hop mais je produisais pour Limp Bizkit et Marilyn Manson. » À ce dernier, il propose alors de collaborer avec un rappeur signé sur Dej Jam, DMX. « Je devenais proche de Marilyn Manson après avoir fini de travailler sur son album », poursuit Swizz Beatz. « Donc je me suis servi de ça pour aller du côté de DMX. Je savais que ça cassait les codes, mais je sentais que DMX avait un potentiel rock. »

Manson et Eminem au Razzmatazz, à Barcelone
Crédits : Ross Halfin

Trois ans plus tard, Manson enregistre une version hard rock du titre « The Way I Am », d’Eminem, et se montre sur scène à ses côtés. Le titre fait référence à la tuerie de Columbine à laquelle Manson a injustement été lié. Comme lui, Slim Shady se sent montré du doigt par une société démunie et donc en mal de bouc émissaires.

De la drogue et des pogos

Après les Beastie Boys et Run DMC, d’autres formations rap continuent à emprunter au metal. En 2005, Lil Wayne sample Iron Maiden pour un morceau de l’album Tha Carter II et Lil Jon donne une version personnelle de « Crazy Train » d’Ozzy Osborne. Ce dernier est aussi invité sur une reprise du titre « Iron Man » de Black Sabbath par Busta Rythmes en 1998. Moins bien accueillies que les mélanges des années 1990, ces expérimentations s’inscrivent dans une certaine logique historique, estime le documentariste américain Peter Beste, auteur du livre Houston Rap. « On peut trouver des trucs en commun aux deux scènes : elles représentent des sous-cultures musicales en marge, avec leurs propres sens éthique et esthétique, avec leurs propres règles. C’est globalement la même chose. » L’alliance des deux iconoclastes Marilyn Manson et Eminem contre une vision puritaine de la musique met en évidence d’autres points communs. « Ce sont les deux genres qui ont donné le plus de maux de tête aux tenants de la censure, aux chefs religieux et aux parents », résume le journaliste musical américain Patrick Lyons. « Tous deux ont des sous-genres pour les amateurs de drogues ; ils passent aussi plus de temps à explorer le concept du “mal” que n’importe quel autre style de musique ; et ils sont responsables des meilleurs pogos auxquels j’ai jamais participé. » Lorsque le rap a commencé à devenir de plus en plus populaire, il s’est logiquement scindé en catégories, certaines se référant au funk ou au jazz, d’autres aux musiques électroniques et une au metal.

Le fils de Shaggy et son style metalleux

En Floride, une esthétique d’outre-tombe imprègne les œuvres de Denzel Curry, Yung Simmie et Robb Bank$. Fils du chanteur de reggae jamaïcain Shaggy, le dernier s’est fait un nom dans le rap tout en affichant son goût pour certains groupes de rock. « Je suis un fan de black metal, Mayhem, Darkthrone, des trucs comme ça », indique le rappeur. « J’ai toujours respecté les artistes qui font ce dont ils parlent. C’est pour ça que je kiffe Mayhem et Varg Vikernes, des gens qui agissaient pour une raison bien précise. Comme dans le rap, tout le monde déclare faire ceci ou cela, mais tout le monde ne vit pas la chose. » De son côté, Denzel Curry n’a pas appelé sa tournée « Black metal terrorist » par hasard. « Comme le metal, ma musique est assez musclée », observe l’auteur d’un morceau intitulé « Dark & Violent ». « Je suis très influencé par Slayer et Suicidal Tendencies. » Dans cet aller-retour entre metal et rap, Marilyn Manson occupe une place iconique, sinon centrale de par sa renommée et ses propres influences.

C’est en Floride, alors même qu’il essayait de se couper du rap qui passait à la radio, que le titre « Straight Outta Compton » de N.W.A., suscite chez lui comme une révélation. « Je me suis dit que N.W.A. était plus punk que n’importe qui. » Fasciné par le succès grandissant du rap, il change et copie ses méthodes de production. Au lieu de jouer les riffs de guitare en premier, « l’empereur pâle » construit d’abord le beat du morceau « This is the New Shit » sur l’album The Golden Age of Grotesque (2003), dans le clip duquel Manson porte des grillz. Dix ans plus tard, l’artiste ne fait plus mystère de ses fréquentations. « J’aime fumer et traîner avec des rappeurs gangsta et le public hip-hop », déclare-t-il en 2013 au Phoenix New Times. « Je viens de terminer un son la nuit dernière avec un mec qui produit et écrit beaucoup pour Chris Brown. » Rencontré à l’avant-première du film Spring Breakers, dans lequel il apparaît, Gucci Mane ne fait pas qu’inviter Marilyn Manson en studio. Les deux hommes deviennent amis. « C’est mon pote », lâche le premier. « On a fait le son le plus cool du monde, le plus fou jamais produit. Il est super cool. » Si cool que Lil Uzi Vert n’est pas le seul à revêtir un t-shirt à son effigie. Justin Bieber s’y met aussi, suivant un véritable phénomène de mode : Kanye West se montre avec un t-shirt Megadeth, Travis Scott arbore le logo de Slayer et ScHoolboy Q pousse son public au pogo. Des hommages pour la forme qui agacent Denzel Curry : « Si tu ne connais pas le truc, tu ne devrais pas t’en emparer. J’ai demandé à un pote qui portait un t-shirt Metallica s’il avait déjà écouté un album, il m’a répondu : “Ils sont hard mec, c’est pour ça que je le porte.” »

Travis Scott porte du Slayer, Manson porte du Gucci Mane, Kanye porte du Testament
Crédits : GQ/Marilyn Manson/Instagram/DR

Marilyn Manson n’a pas non plus goûté l’initiative de Bieber, qualifiée de « grave erreur ». Mais il se retrouve complètement dans la démarche de Lil Uzi Vert.  « Il a cette attitude qui me rappelle moi à son âge », dit-il. Leur pacte diabolique est visiblement fait pour durer.


Couverture : Manson et ses potes. (DR/Ulyces.co)