X-Man

Un buffet un peu spécial attend le public du congrès SynBioBeta, mardi 3 octobre 2017, dans une petite salle du centre de conférences Mission Bay de San Francisco. « Prenez de l’ADN, un guide et du whisky », lance Josiah Zayner aux nouveaux arrivants. Ce biologiste américain est là pour « mettre l’édition génomique dans les mains des consommateurs ». La campagne de financement participatif qu’il a démarrée fin 2015 a rapporté près de 60 000 euros à sa start-up, The Odin. Aujourd’hui, les kits qu’elle vend entre 25 et 1 200 euros permettent de « créer des organismes uniques à la maison ». Un jeu d’enfant.

Le biohacker Josiah Zayner
Crédits : The Odin

À l’en croire, la manipulation de l’ADN de plantes ou d’animaux est à la portée de tous. « Vous avez probablement entendu parler de CrispR », enchaîne-t-il derrière un bureau. Entre deux gorgées de scotch, ce trentenaire à la mèche blonde fait l’impasse sur l’acronyme pour mieux en déplier les promesses. Les échantillons distribués ne sont pas destinés à créer des champignons résistants, des souris aux pattes vertes ou des chats fluorescents comme des scientifiques l’ont déjà fait en laboratoire. Josiah Zayner dit savoir comment créer l’homme augmenté, et il est prêt à payer de sa personne pour le démontrer. Après trente minutes de présentation, l’entrepreneur passe aux travaux pratiques. Il sort de son sac « de l’ADN mélangé avec une polyéthylèneimine » ainsi qu’une seringue. « Ça va modifier les gênes de mes muscles pour les faire grossir », assure-t-il. En moins de 20 secondes, le produit entre dans ses veines sous les applaudissements du public. « Je ne sais pas pourquoi les gens n’essayent pas », parade-t-il. Sous ses dehors d’adolescent badin, Josiah Zeyner mène sa petite entreprise économique et scientifique avec un sérieux sens de la communication. Titulaire d’un doctorat en biophysique de l’université de Chicago, il a été chercheur pour la NASA avant de se lancer dans la course à l’amélioration du génome. En a-t-il gardé la tête dans les étoiles ? Toujours est-il que le rêve n’est jamais exclu du discours scientifique. Quand on lui demande quel super-héros il voudrait être, le « biohacker » répond Iron Man ou Diablo, de la série X-Men. À la différence de ce dernier, Josiah Zayner ne sera très certainement jamais capable de se téléporter (quoique). Mais pourquoi ne pourrait-il pas avoir la peau bleue si des chercheurs de l’université anglaise de Bath sont parvenus à créer des souris vertes ? Leurs résultats récemment obtenus sur les rongeurs font suite à une série d’expériences aussi concluantes avec des chats et des cochons. À chaque fois, la même méthode est employée. Associée à une protéine spécifique, Cas9, une séquence de l’ADN baptisée CrispR vient inactiver, ajouter ou enlever des gènes à l’endroit souhaité. On peut ainsi cibler ceux qui sont responsables de maladies en espérant les guérir. La précision est telle que la méthode est souvent représentée par l’image d’une paire de ciseaux microscopiques. Elle se distingue de la transgenèse, « qui consiste à insérer un gène additionnel dans un génome, en espérant qu’il confère un caractère nouveau à la cellule ou à l’organisme, mais sans cibler délibérément son emplacement d’insertion précis », souligne le professeur de génétique moléculaire Bernard Dujon. S’étant approprié la technique, Josiah Zayner pourrait donc en toute théorie ajouter un gène favorisant une musculature développée à son génome. En juin 2015, un groupe de chercheurs chinois a apporté la preuve que la suppression de gènes restreignant la croissance des muscles et des poils chez les moutons, à l’aide de CrispR-Cas9, avait permis à ces derniers d’être plus forts et plus laineux. L’homme, lui aussi, pourrait en bénéficier, pense Zayner. Il n’est pas le seul puisque des dizaines d’entreprises proposent des solutions similaires aux particuliers. Celle du groupe américain Horizon Discovery s’appelle même « X-Man ».

Le parfait attirail du petit généticien
Crédits : The Odin

Un palindrome dans du yaourt

En 2000, lorsque sort le premier film inspiré de la série de comics Marvel, X-Men, le chercheur français en biologie moléculaire Philippe Horvath est recruté par l’entreprise française d’agro-alimentaire Rhodia Food. Entre autres missions, l’Alsacien doit repérer et étudier les bactéries lactiques résistant aux virus. Un an avant la sortie du deuxième opus, en 2003, son équipe étudie à la loupe un spécimen qui entre dans la fabrication du lait et du fromage, le Streptococcus thermophilus, dont les séquences d’ADN se répètent étrangement. En fait, elles comportent les mêmes éléments de base disposés alternativement à l’endroit et à l’envers. Chacun étant désigné par sa première lettre, A, C, G, T, le mot ainsi formé est identique qu’on le lise dans un sens ou dans l’autre : un palindrome. En 1995, L’universitaire espagnol Francisco Mojica leur avait par conséquent donné le nom de CrispR, pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats (en français, « courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées »). « On a réalisé », explique Philippe Horvath, « qu’il s’agissait d’une mémoire de séquence virale concentrant des petits fragments de virus que la bactérie stocke à cet endroit du génome pour mieux reconnaître un nouvel envahisseur et mieux le détruire. » Cette défense immunitaire naturelle est peu à peu retrouvée dans un très grand nombre de micro-organismes, et notamment les procaryotes. En introduction à l‘article qu’il fait paraître en mars 2007 dans la revue Science avec d’autres chercheurs, Horvath écrit que CrispR est impliqué dans la résistance à certaines bactéries. « La séquence ne fait rien seule », précise Christine Pourcel-Vergnaud, chercheuse à l’Institut de biologie intégrative de la cellule, à Paris. « Les protéines Cas qui sont associées à la structure génétique réalisent une série d’actions pour protéger la cellule. » Ce mécanisme qui existe à l’état naturel est isolé à la même période, en 2012, par plusieurs équipes. Passé sous le pavillon du Danois Danisco, Philippe Hortvath et ses collègues sont concurrencés par le biochimiste lituanien Virginijus Šikšnys, le généticien américain George Church, le neuroscientifique du MIT Feng Zhang et le duo formé par la biochimiste américaine Jennifer Doudna et la microbiologiste française Emmanuelle Charpentier. Tous s’aperçoivent alors que CrispR-Cas9 peut désormais être utilisé à peu près n’importe où, de façon précise et pour un coût dérisoire. Un an plus tard, Josiah Zayner entre à la NASA grâce à son doctorat en biophysique. Mais l’institution de l’aéronautique n’est pas à la hauteur de ses rêves. « Il y a peu d’accomplissements car soit les gens n’y travaillent pas, soit ils n’ont pas grand-chose à faire ou bien leur dernière expérience scientifique remonte à quarante ans plus tôt », grince-t-il. Pour tuer l’ennui, le chercheur passe une petite annonce anonyme début 2015. Il se fait passer pour un criminel millionnaire à la recherche d’un spécialiste des gènes capable de modifier son information génétique de sorte qu’ils ne soit pas confondu par une analyse ADN. Vite repérée, la publication « ressemble à une publicité pour The Avengers ou Les Quatre fantastiques », note Gizmodo. En réalité, il s’agit de « science spéculative », finit par admettre Josiah Zayner en dévoilant le canular. « J’ai pensé : si quelqu’un était accusé de crime, comment s’y prendrait-il pour biaiser un test ADN ? » Entre-temps, quelques réponses lui ont été envoyées. « J’ai 13 ans d’expérience dans l’édition génétique, et notamment avec CrispR », écrit une personne intéressée qui se dit professeur à Cornell. « Je sais, vous allez dire que CrispR n’a été découvert qu’il y a un an, mais nous pouvons en parler en privé. » Au contraire, Josiah Zayner va parler de CrispR en public.

Un gène de méduse donne sa fluorescence au liquide
Crédits : The Odin

Super-pouvoirs

Le biohacker a beau admettre la farce, il ne plaisante qu’à moitié. « Ce n’est pas une blague, ce n’est pas une pub pour le prochain Iron Man, c’est une possibilité », prévient-il. Dès la fin de l’année, une campagne de financement participatif est lancée afin de produire des kits de modification génétique grâce à CrispR-Cas9. Alors que grimpe le compteur, il prépare en parallèle une transplantation fécale à domicile pour régler ses douleurs intestinales et conçoit, en décembre 2016, une bière qui brille dans le noir en y instillant le gène d’une méduse fluorescente. La boisson n’est pas étincelante mais enfin, elle émet de la lumière. Sur lui, les résultats seraient moins probants encore. Josiah Zayner raconte s’être injecté le gène de la méduse sans observer aucun changement, mais, selon les analyses que lui auraient fourni une entreprise de biotechnologie, le gène serait bien venu se loger dans ses cellules. Il est toutefois loin de désespérer. « Je veux vivre dans un monde où, au lieu de faire des tatouages, les gens bourrés se diraient : “Je vais me CrispRiser !” » lâche-t-il devant l’auditoire du SynBioBeta de San Francisco. Si le patron de The Odin arbore une myriade de tatouages et de piercings, ses muscles n’ont pour l’heure pas bougé.

Il n’est pas exclu qu’un homme développe des sens sur-développés comme ceux de Wolverine.

« Quand ils sont déjà développés, qu’ils sont matures, il y a peu de chance que vous puissiez les rendre plus gros ou plus forts sans exercice », estime le biochimiste américain de l’université d’Utah, Dana Carroll. « Sa déclaration est très exagérée, volontairement, pour impressionner son auditoire », ajoute Christine Pourcel-Vergnaud. Avec cette méthode, « quelques cellules vont peut être recevoir l’ADN mais le muscle ne sera pas atteint et il est fort probable que l’ADN sera dégradé. » En laboratoire et à un stade de développement moins avancé, la mutation pourrait en revanche produire des effets. Il n’est pas non plus exclu, en principe, qu’un homme développe une queue comme Diablo, ou des sens sur-développés comme ceux de Wolverine, étant donné que ces emprunts pourraient être faits au monde animal : la vision nocturne d’un chat, et le flair d’un chien, par exemple. « On peut en théorie ajouter n’importe quelle fonction si l’on possède le gène fonctionnel correspondant », observe Christine Pourcel-Vergnaud. Toute la difficulté réside dans la capacité à prendre en compte la complexité du gène ou du groupe de gènes nécessaires à la production du caractère désiré. Au reste, « une coupure à un endroit non désiré du génome ou à l’interférence de la nouvelle fonction avec celles de la cellules modifiée », avertit la chercheuse, entraînerait potentiellement une mutation non désirée. Pareils désagréments sont déjà été constatés par une équipe de chercheurs américains en mai dernier. « Des inquiétudes persistent concernant des mutations secondaires dans des régions non ciblées », expliquent-ils. Une fois ces risques maîtrisés, si tant est qu’ils puissent l’être, une mutation ne se produirait qu’à condition de connaître le nombre de gènes nécessaire au développement du caractère voulu et d’être suffisamment habile pour les transmettre sans affecter le reste du code génétique. Dans le cas du développement des muscles voulu par Josiah Zayner, le risque d’un dommage est faible, à en croire Dana Carroll. « Pour faire de l’édition du génome vraiment efficace, il va falloir un laboratoire bien plus complexe et sophistiqué que le matériel qu’il fournit », pointe le biochimiste. C’est bien sûr moins vendeur et plus cher, mais ça existe. En plus des espoirs de guérisons de maladies génétiques qu’elle suscite, la méthode enclenche aussi la machine à fantasmes. Elle n’est pas encore en mesure de donner des super-pouvoirs aux êtres humains, mais les plus aventureux d’entre eux fourbissent déjà leurs armes. Leurs expérimentations ne tarderont pas à révéler la véritable force dont il disposent avec CrispR-Cas9.


Couverture : Mains vertes. (Amrita Marino/Ulyces)