Tchernobyl sur mer

Sous les immenses chandeliers de la cathédrale navale Saint-Nicolas de Kronstadt, près de Saint-Pétersbourg, de jeunes mousses convergent devant une croix orthodoxe. Un à un, ils tendent leurs bougies vers l’autel, comme une flottille approcherait ses feux d’un phare. Les flammes ondoient doucement avant de s’éteindre. Ce jeudi 4 juillet 2019, alors que les États-Unis célèbrent leur indépendance, la Russie rend hommage aux 14 sous-mariniers qui ont péri dans l’incendie d’un submersible, trois jours plus tôt, en mer de Barents.

En marge des funérailles, le pouvoir dévoile enfin au public quelques détails sur l’accident, évoqué par la presse depuis mardi. Dans une vidéo du Kremlin diffusée par la télévision, le ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, explique à Vladimir Poutine que le brasier s’est déclaré dans un compartiment à batteries. Puis, au fil de sa propagation, des fumées toxiques ont terrassé les membres de l’équipage occupés à le freiner. Mais cela aurait pu être pire : si le réacteur avait été atteint, l’appareil aurait carrément explosé. Les victimes ont empêché une « catastrophe planétaire », ont appris leurs familles.

« Le réacteur nucléaire du vaisseau est complètement isolé », rassure Sergueï Choïgou. « Toutes les mesures nécessaires ont été prises par l’équipage pour le protéger, si bien qu’il est en parfait état de fonctionnement. » Le bâtiment mouille désormais dans la base de Severomorsk. Les Russes sont donc invités à faire leur deuil sans trop d’inquiétude, avec ce récit lacunaire. Quel appareil a pris feu ? Ils l’ignorent. Cette information « relève du plus haut niveau de confidentialité, donc il est absolument normal qu’elle ne soit pas dévoilée », écarte le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Vladimir Poutine et Sergueï Choïgou
Crédits : Kremlin

Selon le ministère, il s’agit d’un « vaisseau de recherche en eaux profondes ». Et selon la presse russe, emmenée par RBC et la Novaya Gazeta, il s’appelle le AS-12 Losharik. Construit à partir de la fin des années 1980 et lancé en 2003, ce sous-marin nucléaire de 60 mètres de long, dénué d’armes, peut au moins plonger jusqu’à 3 000 mètres de profondeur (le double, à en croire l’expert naval américain Norman Polmar). Ses missions sont secrètes mais des sources officielles à Washington, citées par la BBC, soutiennent qu’il a pour rôle de couper des câbles sous-marins.

Les voisins de la Russie ne sont guère rassurés par ces bribes d’informations. « Nous n’avons pas eu de contact officiel à ce sujet », déplore le directeur de l’Autorité norvégienne de radioprotection et de sûreté nucléaire, Per Strand. « Visiblement la situation a été mise sous contrôle rapidement, dans des conditions difficiles et, comme il n’y a pas eu d’incident nucléaire, [les Russes] n’étaient pas obligés de nous en informer. Mais nous aurions quand même aimé l’être. » Malheureusement, Moscou donne l’impression de manier l’atome dans son coin.

L’Akademik Lomonosov avant la peinture
Crédits : Margo.aga

Or, regrette Edwin Lyman, directeur du projet de sûreté nucléaire de l’ONG Union of Concerned Scientists, « il n’y a pas d’accord international contraignant sur les critères à respecter pour qu’une centrale soit sûre ». Jeudi matin, pendant l’hommage rendu aux 14 sous-mariniers, une centrale flottante a été officiellement remise à l’agence nucléaire Rosatom. Peint aux couleurs du drapeau russe, le navire de 144 mètres de long partira bientôt du port de Mourmansk pour traverser l’océan Arctique jusqu’au port de Pevek, à l’extrême nord-est. Avec ses deux réacteurs de 35 megawatts, lancés en novembre et avril, l’Akademik Lomonosov fournira de l’électricité aux habitants et aux entreprises d’extraction d’hydrocarbures de la région de la Tchoukotka.

Quand il n’était encore qu’en construction dans le port de Saint-Pétersbourg, en 2017, l’ONG Greenpeace s’inquiétait de ce « cocktail Lomonosov » dont « l’impact sur l’environnement [n’avait] pour le moment pas été évalué ». L’année suivante, elle frissonnait même en imaginant l’embarcation se transformer en « Tchernobyl sur glace », preuve que les démons de la catastrophe nucléaire de 1986 sont toujours là.

La ville fantôme

En trois décennies, le nuage radioactif originaire de Pripyat, dans le nord de l’Ukraine, s’est dissipé. Passant les frontières et les années, c’est devenu un vague souvenir, jusqu’au mois de novembre 2017. Le 9, l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) annonce avoir « mesuré la présence de ruthénium 106 dans le sud-est de la France ». Après analyse, il affirme que « l’origine la plus probable de ce rejet est le sud de l’Oural, sans qu’il soit possible de donner davantage de précisions ». Au centre toutes les attentions, la Russie réplique que « les entreprises de Rosatom n’ont rien à voir avec la fuite ».

Puis, le 20 novembre, elle reconnaît enfin être à l’origine de cette contamination radioactive de faible taux. « Le radio-isotope Ru-106 a été détecté par les stations d’observation d’Arguaïach et de Novogorny », éclaire-t-elle. Or, la première est située à seulement 30 kilomètres du complexe nucléaire de Maïak, où un drame s’était déjà produit à l’ombre du rideau de fer en 1957. Aujourd’hui utilisée pour nettoyer les déchets nucléaires, la centrale se trouve à quelques encablures d’une ville de 100 000 habitants, Osersk.

La centrale de Sosnovy Bor, dans la région de Leningrad
Crédits : RIA Novosti

Sous l’Union soviétique, elle répondait au nom de code Chelyabinsk-40 et n’apparaissait sur aucune carte officielle. C’est là qu’en 1946, l’URSS a posé les bases de son premier programme d’armes nucléaires, avec un empressement propre à la guerre froide. La première bombe en est sortie en 1949. Elle ne sautera jamais ; Osersk si. En fin d’après-midi, le 29 septembre 1957, ses habitants ont vu le ciel se marbrer de bleu. Les autorités soviétiques ont laissé passer une semaine avant d’évacuer quelque 10 000 personnes, en sorte que le drame, inconnu à l’étranger, en a affecté 270 000.

Cette année-là, le prix Lénine est décerné à l’architecte du projet nucléaire soviétique, Igor Kourtchatov. Le père de la bombe a déjà vécu un incident à Chelyabinsk-40. En 1949, le réacteur a dû être arrêté afin que l’uranium en fût extrait. Pour gagner du temps, les autorités ont décidé d’envoyer des milliers de prisonniers s’en saisir à la main. Kourtchatov, a raconté l’ingénieur Pavlovitch Slavski dans ses mémoires, a pris part à l’opération. « Il a personnellement supervisé le démantèlement des parties endommagées et a examiné l’uranium pièce par pièce. Nous ne savions pas quel danger cela représentait à l’époque, mais lui savait. Il a payé un prix cruel pour la bombe atomique. » Igor Pavlovich Kourtchatov s’est éteint en 1960, à 57 ans.

Insubmersible ?

Le 26 avril 1986, à la centrale de Tchernobyl, l’atome s’affole de nouveau. Peu après 1 heure, le réacteur numéro 4 de la centrale Lénine explose. Le lendemain, ignorant la gravité de l’événement, les pêcheurs plongent leurs appâts dans la rivière du coin. Le « réacteur de grande puissance à tubes de force » (RBMK pour « Reaktor Bolshoy Moshchnosti Kanalnyi ») souffrait d’un défaut de conception. Dans la foulée, les autres installations de ce type ont évidemment été améliorées et un programme de modernisation comprenant des systèmes d’arrêt d’urgence a été lancé pour 3 à 4 milliards de dollars.

Après l’arrêt des trois autres réacteurs RBMK de Tchernobyl entre 1991 et 2001, il en restait 11 en exploitation en Russie. Lancée en juin 1954, la première centrale civile au monde, Obninsk, a fermé en 2002. « Elle a été arrêtée pour des raisons économiques mais aurait pu continuer à fonctionner », observe l’ancien responsable de la communication de Rosatom (ex-Minatom), Nikolaï Chingariov. Selon l’Association nucléaire mondiale, il reste donc dix réacteurs RBMK : quatre à Koursk, trois à Saint-Pétersbourg et trois à Smolensk.

Pripyat
Crédits : Public Domain Pictures

En 1994, la Fédération a signé la Convention sur la sûreté nucléaire de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). L’agence Rosatom, créée en 2007, s’assure donc du respect des normes internationales. La tâche n’est pas si tranquille. À l’été 2010, la canicule a provoqué des incendies près des centrales de Maïak et de Sarov – heureusement protégées par les pompiers. L’année suivante, après la catastrophe de Fukushima, un rapport officiel s’inquiète que « la sismicité des sites de plusieurs centrales nucléaires [soit] sous-évaluée » et qu’un « système d’arrêt du réacteur automatique » manque à certaines installations.

Le document reconnaît aussi qu’une tempête a privé de courant la centrale de Kola, près des frontières norvégienne et finlandaise. Alors Premier ministre, Vladimir Poutine a ordonné à Rosatom « de vérifier l’état de toutes les centrales du pays bien qu’aucune d’entre elles ne se trouve dans des régions où se produisent des secousses sismiques ». À la présidence, « nous pensons aussi que des mesures de sécurité supplémentaires sont nécessaires pour la construction et la maintenance de centrales nucléaires », annonce Dmitri Medvedev. En 2016, un plan d’amélioration de la sûreté dans l’utilisation de l’énergie atomique est ainsi adopté, afin de respecter les critères de l’AIEA.

Le Losharik
Crédits : ministère de la Défense russe

Sur les centrales RBMK, il y a toutefois « des aspects fondamentaux d’origine qui n’ont pas pu être modifiés, quoi qu’en disent les officiels », juge Edwin Lyman. « Je ne pense pas qu’ils ont réussi à améliorer la sûreté afin d’atteindre les standards qu’on connaît pour un réacteur occidental à eau légère. » En revanche, l’Akademik Lomonosov dispose de nouvelles technologies. « C’est complètement injuste de la comparer à Tchernobyl », se récrie l’ingénieur en chef du projet, Vladimir Iriminkou. « Ce qui s’est passé à Tchernobyl ne peut pas se reproduire. Dans l’océan arctique, la centrale sera refroidie en permanence. »

Ses eaux gelées n’empêchent pas les accidents. C’est là que le sous-marin K-141 Koursk s’était abîmé en 2000, victime de deux explosions accidentelles lors du chargement d’une torpille. Les opérations tardives n’ont pu sauver aucun des 118 membres d’équipages. « Tous les cinq ou six ans, il y a un incident [sur un submersible russe] », constate Dmitry Gorenburg, chercheur au Davis Center for Russian and Eurasian Studies de Harvard. « Aux États-Unis, cela n’arrive que tous les 15 ou 20 ans. » En octobre 2018, un feu s’est déclaré sur le PD-50, tuant deux passagers.

Bien sûr, le Kremlin répète que ses installations nucléaires sont sûres. Mais qui peut donner quitus à un pouvoir faisant preuve d’un tel manque de transparence au sujet du Losharik ? Edwin Lyman espère en tout cas qu’il ne pêche pas par excès de confiance : « C’est ce qui a causé des problèmes aux Soviétiques », rappelle-t-il.


Couverture : Un sous-marin nucléaire russe.