Les violons sont de sortie, ce samedi 1er juillet 2017, au festival Jazz à Vienne. En fin d’après-midi, une figure mythique du rap français fait les balances sur la scène du Théâtre antique, au bord du Rhône. Auréolé de ses vieux disques d’or et coiffé de son éternel béret, MC Solaar va revisiter deux morceaux de 26 ans d’âge sur les notes de l’Orchestre national de Lyon. Pour l’une de ses rares apparitions, il joue sur la corde sensible. « Caroline » et « Western moderne » restent des classiques. Auteur d’un seul album depuis 2003, Claude M’Barali prépare aujourd’hui de nouveaux titres. À 48 ans, ce père de deux enfants garde visiblement une place au milieu des rappeurs qui lui ont succédé. Son public a vieilli mais répond toujours présent. Avant de s’y confronter aux côtés d’Ärsenik et des Sages poètes de la rue, Solaar termine les balances, donc, puis s’efface pour « emmener les petits manger »

Le hip-hop symphonique, c’est bath

Du rap de jardin

Solaar est loin d’être une exception. Toute une génération d’anciennes gloires continue de chanter ses succès d’antan devant des salles combles. La veille de la représentation de « Hip-Hop symphonique » à Vienne, France 2 rediffusait la cuvée 2016 à laquelle participait IAM. Le légendaire groupe marseillais était aussi présent sur certaines étapes de la tournée « L’Âge d’or du rap français », un pot-pourri réunissant, entre autres, les quadragénaires d’Assassin, des Sages poètes de la rue et des Nèg’ Marrons, mais aussi Busta Flex, Nuttea, Stomy Bugsy et Passi. Ce groupe d’étoiles à l’éclat lointain rappelle les paillettes ternes d’ « Âge tendre, la tournée des idoles » ou de « Stars 80 ». La première de ces grosses machines à remonter le temps donne accès aux années 1960 et 1970 et la seconde à la décennie suivante. Désormais, on peut aussi acheter un ticket pour parcourir la constellation hip-hop des années 1990.  « C’est amusant, quand on considère le côté sulfureux qu’a le rap, de voir ces gens s’engager dans des tournées à la Émile et Images », sourit Sylvain Bertot, auteur du livre Rap, hip-hop. La nostalgie faite opération commerciale semble aussi fonctionner dans le rap.

« Ah! le petit vin blaaanc »
Crédits : Live Arena

Le temps a passé, charriant pour leurs fans les souvenirs émus d’impros sur le terrain vague de La Chapelle, d’images de l’émission H.I.P. H.O.P.  et d’échos de la compilation Rapattitude. Que reste-t-il de ce mélange d’énergie et d’outrances dans les voix des pères de famille ? Si certains spectateurs de « L’Âge d’or du rap français » étaient ravis de « retrouver leur âme d’adolescents », d’autres se sont étranglés en constatant la désinvolture de Doc Gyneco lors de son concert à l’Olympia en mai 2016. Sans avoir jamais brillé par son entrain, au moins était-il audible il y a 20 ans. Mais plus que la forme, c’est le fond qui pose question. Dans le single de leur dernier album, Superstition, les Sages poètes de la rue compilent les dictons d’un autre-temps : « Ne vend jamais la peau de l’ours », « un “tiens” vaut mieux que deux “tu l’auras” », « il y a péril en la demeure », « chat noir ça porte la poisse », « n’oublie pas d’enlever ton couvre-chef lors de la messe », « ne passez pas sous une échelle ». Zoxea place un hommage à ses grands-parents et la litanie se termine par une punchline gênante tant elle manque de lucidité : « On revient du futur avec de la nouvelle musique. »

À force de cultiver sa différence avec le gangsta rap, IAM a fini par parler jardinage.

Chez IAM, on trouve un ton doux-amer aux relents moralisateurs. Les « raisons de la colère » évoquées sur le deuxième titre de l’album Arts martiens prennent racines assez loin du terrain de jeu habituel du rap. « J’ai dû rater un truc : “Peace, Love et Having Fun” / Sont devenus “Bitch, Drug et Heavy Guns” / Rares sont ceux qui ont des roses à offrir / Bienvenue à la table garnie au fish et aux frites / Où le sens de la vie s’est égaré dans la brume / Où les p’tits ne savent pas poser un nom sur un légume. » À force de cultiver sa différence avec le gangsta rap, le groupe a fini par parler jardinage. Sa vision du monde a assurément mûri. Le titre du dernier album, Révolution, « transcrit l’envie de changer les choses par une révolution construite, réfléchie et non violente, car la violence ne mène à rien », explique Akhenathon. On a connu révoltés plus virulents. « Gil Scott Heron disait “the revolution will not be televised” », poursuit-il. « La nôtre, je ne sais pas si elle sera télévisée ou non mais elle n’a pas eu lieu. C’est un vrai constat d’échec, celui d’illusions contrariées en effet. »

En plus d’entamer le deuil de ses illusions, IAM emploie des références d’une autre époque. « Si on devait réellement trouver un point commun entre tous ces rappeurs âgés, je dirais qu’ils ont perdu le discours un peu utopique qu’ils pouvaient avoir à 20 ans  », constate le journaliste rap Geno Maestro. L’icône Scott Heron, morte en 2011, a comme contrepoint la corruption politique symbolisée par l’affaire des diamants de Bokassa (1979), citée au détour du morceau « Monnaie de Singe », sorti en 2017. Pas sûr que ça parle aux plus jeunes.

L’Antiquité

Le rap français a mis du temps à comprendre qu’il pouvait vieillir. Le journaliste musical Thomas Blondeau se souvient « de longues conversations avec Kool Shen » au moment où sort son premier album solo, Dernier round, en 2004. « On parle d’être adulte, de la vie qui avance. Et à la fin de ces discussions vivifiantes, je lui dit souvent : “Mais putain, tous ces trucs dont on parle, c’est où dans ton album ? Pourquoi est-ce que quand je l’écoute j’ai l’impression que t’es un lascar en galère qui vend du shit en bas du bloc ?” Il me répond que le rap est une musique de jeunes, qu’on s’en fout des mecs qui vieillissent. » La transition s’opère grâce à « quelques rappeurs un peu marginaux comme par exemple Grain 2 Caf avec l’album Thomas Traoré, ou MC Jean Gab1 avec Ma Vie », pointe Geno Maestro. « Ils ont œuvré pour qu’on comprenne que le rap n’était pas qu’un truc de mec de moins de 25 ans. »

En 2009, quand le sociologue Anthony Pecqueux rédige un petit livre pour déconstruire les idées reçues sur le hip-hop, il constate que « les thématiques des rappeurs peinent à être véritablement celles des trentenaires qu’ils sont. Tout se passe comme s’ils ne faisaient plus que s’adresser à leur public, au lieu de parler d’eux ; ou plutôt, s’adresser à l’image de leur public renvoyée par la radio les diffusant, Skyrock. » L’adolescence sans lendemain mise en rimes par Solaar dans « La Belle et le bad boy » (2001), alors qu’il a déjà 32 ans, continue d’avoir sa place sur les ondes. Mais son temps est compté. Doc Gyneco vient de fouler aux pieds le message hédoniste donné par Première consultation en publiant un livre politique au titre grotesque Les Grands esprits se rencontrent – Sarkozy et moi, une amitié au service de la France (2007). Quelques mois plus tard, il est condamné pour fraude fiscale et s’affiche dans la presse people avec l’écrivaine Christine Angot. Joey Starr annonce le retour de NTM, au moment où la Fonky Family dépose les armes. Pour Booba, qui n’est alors qu’à une unité de l’âge du Christ, « NTM, Solaar, IAM : c’est de l’antiquité ». Dans le JDD, il revient sur cette phrase du morceau « Bo2Ba » : « Je respecte leur parcours, mais ils jouent les prolongations. Passé la quarantaine, il faut sérieusement songer à s’arrêter. » Sur leur tournée, Joey Starr et Kool Shen invitent un autre ancien, Lord Kossity. À Bercy, Olivier Besancenot et Pascal Obispo passent une tête. « Certains textes et paroles de NTM sont à placer au niveau de Léo Ferré », affirme le second comme si leur légitimité n’était pas entière. La variété française, d’ailleurs, « est très présente dans le rap même si son côté scandaleux la rend moins visible », remarque Sylvain Bertot. Dans son album solo « Gare au Jaguarr », Joey Starr a dû retirer son adaptation du « Gorille » de Georges Brassens sous la pression de ses ayant-droits, pour la remplacer par une version personnelle du « Métèque » de Georges Moustaki. « À travers ce texte », considère Thomas Blondeau, « il ne se la raconte pas bêtement comme un gamin ; il met au contraire en avant ses défauts, ses erreurs, ses expériences, avec un recul très adulte. Il est le premier à ressembler à un mec de 45 balais parfaitement à l’aise avec son âge. » Doc Gyneco voulait lui être « classé dans la variet » dès 1996. « Il faut comprendre que le rap a plus ou moins remplacé la variété dans les années 1990, notamment parce qu’il y avait des quotas de chansons en langue française à diffuser à la radio », indique Sylvain Bertot. Cette filiation explique l’importance donnée au texte. « La musique populaire », enchaîne le chercheur, « n’est considérée comme importante que dès lors qu’elle traduit quelque chose socialement. C’est un art mineur, utile en ce qu’il sert de mode d’expression aux gens défavorisés. » Les rappeurs dont les paroles sont moins engagées se retrouvent donc pointés du doigt par les tenants du rap old school. Ces derniers se réfèrent à un « âge d’or » qu’ils situent dans les années 1990.

Passé 40 ans, IAM, NTM et Solaar ont donc encore un public, tout comme Sniper, qui annonce son retour en 2010. Le membre des Sages poètes de la rue Zoxea retrouve quant à lui son ancien compère de IV My People, Busta Flex, sur le morceau « C’est nous les reustas ». « Depuis la nuit des temps j’rappe », déclame le premier en amorce à une attaque : « Pétée la relève n’a rien amené de neuf / Demande aux reufs comment ça rappait rough en 1.9.9.9. » Or, juge Geno Maestro, « tout le côté “real hip-hop”, “respect de la culture hip-hop”, etc., c’est le meilleur moyen de passer pour un affreux passéiste conservateur. » Les autres morceaux de l’album Tout dans ma tête, sorti en 2012, tels que « Boulogne Tristesse », « Déjà tout Petit » et « Oui je l’aimais » suintent la mélancolie.

Le Doc remonte sur les planches
Crédits : DR

Mais, alors qu’aux États-Unis, « la différence générationnelle est peu visible car doublée d’une différence selon les régions », d’après Sylvain Bertot, elle apparaît de manière plus nette en France. Surtout lorsque, à la faveur de l’anniversaire de leurs grands succès, les anciennes gloires refont surface. Coup sur coup, en 2014 et 2015, le Ministère A.M.E.R. et Doc Gyneco reprennent du service pour célébrer les 20 ans de 95200 et Première consultation. La reprise du tube de Charles Aznavour, « La Bohème », qui figure sur ce dernier, se trouve aussi sur une compilation rendant hommage au Secteur Ä.

Les anciens et les modernes

Boudée par Booba, moquée par Kery James et détestée par Hugo TSR, Skyrock lance une émission dédiée aux anciens morceaux en février 2016. « Skyrock Klassics » répond à « une véritable demande de la part des auditeurs », d’après le directeur des programmes. Sur sa propre radio, OKLM, le Duc de Boulogne annonce le retour de l’émission « Couvre feu » en avril avec Jacky des Nèg’Marrons au micro. « Booba m’a appelé pour remettre sur pied le programme, car il était lui-même nostalgique de cette époque », confie ce dernier. Le moment n’est pas encore venu de faire le bilan. Parallèlement, les Nèg’ Marrons sortent un nouvel album, Valeur sûre. Jacky et BenJ ne s’étonnent plus que « le temps passe vite » comme en 2000, ils constatent que « l’an 2000 c’était hier, mais c’est déjà loin ce millénaire / Tout est speed tout s’accélère, nouvelle époque, nouvelle ère. » La même préoccupation, en somme, rénovée par quelques remarques politiques : « Je pense à la montée des prix, à cette Europe qui s’unit / Des milliers d’emplois qu’on supprime, c’est pas c’qu’ils avaient promis. »

En 2017, Jacky et BenJ font un check-up

Les rappeurs retrouvent la scène aux côtés d’autres monstres sacrés du genre. Au casino de Paris, le 31 mai 2016, ils échangent le micro avec IAM, Ministère A.M.E.R., Daddy Yod, Ménélik, Les Sages poètes de la rue, X-Men & Hi-Fi, Bustaflex, Sully Sefil, Assia, Stomy Bugsy, Passi, Princesse Erika, Nuttea, 2Bal, Oxmo Puccino, Ärsenik, Driver, Ideal J, Assassin, La Cliqua, China Moses et les Nèg’Marrons… Le concert réunit « un public très large, de 14 ans à 80 ans », s’enthousiasme l’organisatrice, Valérie Atlan. « Il y avait les parents qui venaient avec leurs enfants pour qu’ils écoutent ce qu’eux-mêmes écoutaient quand ils étaient jeunes. » Le succès est tel qu’une tournée est organisée au quatre coins de la France en mars et avril 2017.  Avant de prendre la route, Les Sages poètes de la rue dévoilent le clip de « Superstition » au mois de janvier, en préambule de l’album Art contemporain. Les beats sont nappés de sons acoustiques. « Dans le rap actuel, même s’il y a beaucoup de choses intéressantes, je note une prédominance de textes légers avec une rythmique plus importante », déplore Zoxea. « Après réflexion, nous nous sommes dit qu’il serait bon de remettre le texte et la technique à l’honneur. » En rappeur expérimenté, il a bien conscience d’être à contre-temps.

À la différence de Doc Gyneco, apathique sur scène en mai 2016,  « L’Âge d’or du rap français » arrive à faire bouger les foules. « Tous les mecs de mon âge ont envie d’assister à ça, c’est normal – même si, en voyant Stomy ou autre sur scène, tu te rends bien compte qu’ils sont hors jeu », lâche Thomas Blondeau. Les concerts de NTM prévus en mars 2018 affichent déjà complets et ceux qui fêteront les 20 ans de L’École du micro d’argent, d’IAM, entre novembre et décembre 2017, ne sont pas moins attendus. Même Manau a annoncé, le 25 juillet dernier, préparer une tournée anniversaire de leur album culte, Panique celtique.

À droite, Martial Tricoche fait corriger ses textes pour le retour de Manau

Les foules se déplaceront « de la même façon que des tas de gens vont écouter Johnny Hallyday », moque Sylvain Bertot. Par son aptitude à toucher le grand public, le rap français des années 1990 attirera aussi quelques jeunes, comme Émile et Images. Deux décennies après sa supplique, Doc Gyneco est enfin entendu. Lui et nombre de ses contemporains peuvent désormais être classés dans la variet.


Couverture : RIP RAP. (Ulyces.co)