L’heure de la reconnaissance

Bertrand Amoussou a tout essayé. Depuis plus de dix ans, cet ancien athlète français fait des pieds et des mains pour la reconnaissance du MMA (Mixed Martial Arts) dans l’Hexagone. Sans relâche, il a travaillé au corps les ministres des Sports qui se sont succédé, avec toujours « l’impression de cogner contre un mur ». La France demeurait le seul pays européen à interdire les compétitions, abstraction faite de la Norvège. Et puis, le 29 mars 2019, il a publié une photo de sa fille sur Instagram. À peine plus grande qu’un meuble du salon, la petite en jupe et gilet rose lance un sourire à vous mettre K.O. Elle tient un drapeau français et un autre de la fédération internationale de MMA (IMMAF), que présidait son père jusqu’en 2015. « L’heure de la reconnaissance du MMA par le gouvernement français a plus que sonné », écrivait-il en légende. Il ne pensait pas si bien dire.

Quatre jours plus tard, sur la chaîne RMC, Roxana Maracineanu faisait part de son « envie de réglementer pour pouvoir avoir un œil sur cette discipline, sur ce sport assez complet ». Alors que ses prédécesseurs lui reprochaient l’autorisation des coups au sol et la cage octogonale qui sert de ring, la ministre des Sports se voulait pragmatique : « Aujourd’hui on a ce sport très pratiqué en France mais pas reconnu, il y a donc le danger que des éducateurs interviennent sans diplôme, et il y a aussi le danger que cette pratique se déroule dans des lieux avec des personnes pas très bien intentionnées, je pense à l’aspect radicalisation dans le sport ou par le sport. » Depuis janvier 2020, le MMA est donc légal en France et les premiers combats ont été organisés le 8 octobre 2020 lors de l’événement UFC Fight Pass.

En apprenant l’annonce « comme tout le monde », Bertrand Amoussou a été « agréablement surpris ». Il n’avait pas été prévenu mais voilà une juste récompense. « Ces deux dernières années, on mettait vraiment le paquet pour que les choses arrivent », confie-t-il. Le défi était de taille. Le 3 octobre 2016, le ministère des Sport a pris un arrêté bannissant tout combat officiel de MMA. Si la discipline n’est jamais citée au détour des « règles techniques et de sécurité applicables aux manifestations publiques de sports de combat », elle est visée par l’exclusion des « coups de poings, coups de pieds, coups de coudes et coups de genoux visant un combattant au sol ». L’octogone dans lequel sont livrés les combats ne peut du reste pas être considéré comme un tapis ou un ring, seules arènes admises par la loi.

Bertrand Amoussou sur RMC Sport

Ce texte ne fait qu’inscrire dans le marbre un état de fait. Le 26 avril 2015, sur le plateau de l’émission Stade 2, le secrétaire d’État chargé des Sports, Thierry Braillard, avait considéré que « les compétitions avec autorisation de coups portés au sol sont une atteinte à la dignité humaine. Elles ne sont pas tolérées par le code du sport, qui plus est dans des cages, ce qui rappelle les jeux du cirque. » L’ancien député du Rhône faisait référence à l’article L 331-2 dudit code, qui prévoit l’interdiction d’une manifestation si elle « présente des risques d’atteinte à la dignité, à l’intégrité physique ou à la santé des participants ». Il a évidemment provoqué le courroux des pratiquants, qui martèlent que leur sport n’est pas plus dangereux que d’autres arts martiaux.

Alors, fallait-il craindre le MMA ? « Je suis allée voir comment on l’enseigne et bien c’est finalement un sport qui regroupe toutes les techniques de combat », poursuit Roxana Maracineanu devant les caméras de RMC. Il y a quelques semaines, la ministre a rendu visite à Bertrand Amoussou et ses amis à la MMA Factory, située dans le 12e arrondissement de Paris. « Nous avons pris le temps de répondre à ses questions pour la rassurer », raconte celui qui est dorénavant entraîneur. « Nous lui avons montré que les frappes au sols sont moins percutantes que celles de haut, que l’octogone est maintenant en plastique et non en fer, et que sa forme sert à protéger les combattants. »

Parmi les pensionnaires du centre, des combattants comme Rizlen Zouak et Francis Ngannou font aujourd’hui partie de l’élite. Mais le MMA français ne se pratique pas que dans la capitale. Aujourd’hui membres de l’UFC, Cyril Asker a fourbi ses armes dans le Vaucluse et Tom Duquesnoy dans le Pas-de-Calais. La première ligue mondiale de la discipline a aussi accueilli Nordine Taleb et Thibault Gouti. « Au vu de la situation, le niveau est exceptionnel », juge Bertrand Amoussou.

QLF

En mars 2019, Bertrand Amoussou recevait Roxana Maracineanu à l’est de Paris, près de la station de métro Porte Dorée. La devanture noire laquée de la MMA Factory est située à deux pas du bois de Vincennes, en face d’une brasserie et d’une boutique de magie, dont elle est séparée par les lignes du tramway. À l’intérieur, derrière des vélos d’appartement, des photos des meilleurs athlètes du MMA français, une ceinture sur les épaules, sont affichés au mur. L’un de ces hommes aux muscles saillants et au regard sombre est présent en personne. Son sourire ressemble à celui de la fille à la jupe et au gilet roses. C’est Karl Amassou, le petit frère de Bertrand. Surnommé Psycho, il a fréquenté différentes ligues étrangères telles que le M-1 (Russie), le Strikeforce (USA), le Dream (Japon) et le Bellator FC (États-Unis), dont il a remporté le tournoi mi-moyen.

Bertrand en est fier, mais l’un des pensionnaires les plus prometteurs de la MMA Factory est selon lui un partenaire d’entraînement de Karl, Francis Ngannou. Arrivé sans papier ni argent du Cameroun en 2013, il a intégré l’UFC deux ans plus tard et fait désormais partie des meilleurs combattants de la discipline. « Predator » a promis de rapporter la ceinture de champion du monde dans son pays, et ce titre serait aussi un peu celui de la France. Car c’est là qu’il a progressé, sourit Bertrand Amoussou.

« Techniquement, c’est un sport très exigeant dans la mesure où il faut avoir des compétences en judo, en boxe thaï et en jujitsu », explique le doyen du MMA français. Contrairement à Francis Ngannou, qui montait déjà sur le ring à Douala, l’entraîneur a tout appris en France. Mais son talent doit aussi quelque chose au continent africain.

Crédits : MMA Factory

Originaire du Bénin, le père de Bertrand Amoussou était instructeur de judo et de karaté à Dakar, au Sénégal. Arrivé en France avec lui à quatre ans, son fils est au judo en 1977. À la fois turbulent et athlétique, le garçon aime tout de suite le corps à corps. S’essayant à d’autres sports, il se découvre un certain talent pour le javelot, si bien qu’un choix doit être fait à 16 ans. En compétiteur, Bertrand Amoussou opte pour le judo, où il se voit mieux réussir. Sitôt majeur, l’adolescent intègre d’ailleurs l’équipe de France junior puis l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (Insep).

Déçu de ne pas être retenu pour les Jeux olympiques de Barcelone, en 1992, alors qu’il était « numéro 1 français », il se tourne vers le jiu-jitsu. Aucun adversaire ne lui résiste. La polyvalence dont il fait preuve l’amène à s’intéresser à une discipline encore balbutiante appelée free-fight. Au cours de la première compétition Ultimate Fighting Championship (UFC) organisée en 1993, le critique de télévision Howard Rosenberg la rebaptise mixed martial arts (MMA). Inspiré par les valeurs des combattants du Japon, Bertrand Amoussou participe de son côté à la version nippone, les Pride Fighting Championships (PFC) de 1997.

« Au début, les athlètes regroupaient des compétences, puis le MMA est devenu une discipline à part entière à mesure que la technique progressait », témoigne le premier Français à avoir remporté les Pride en 2004. Dans le même temps, elle gagne en popularité, notamment par le biais de l’émission de télé-réalité The Ultimate Fighter. Pour étendre cette progression, l’UFC engage quelques Français comme Cheick Kongo, Kristof Midoux, Xavier Foupa-Pokam, Cyrille Diabate, Jess Liaudin, Samy Schiavo, David Baron et Francis Carmont. Ces combattants sont tout heureux de pouvoir se mesurer aux meilleurs, alors que ça leur est impossible en France. « Ceux qui voulaient être professionnels ont dû s’exiler », s’exclame Bertrand Amoussou, devenu président de la Commission nationale de MMA française en 2008. Chez eux, ils se heurtaient à un mur.

Question d’art

Maintenant que le processus de légalisation a été enclenché par Roxana Maracineanu, Bertrand Amoussou peut jeter un bref coup d’œil dans le rétroviseur. « Nos arguments n’ont jamais changé », insiste-t-il. « C’étaient les mêmes il y a dix ans. Ce sont les journalistes qui ont peu à peu évolué, en essayant de comprendre la discipline. » Puis les décideurs politiques s’y sont mis. À une époque où elle peinait à gagner, la championne française d’escrime Laura Flessel a essayé le MMA auprès de Bertrand Amoussou, au Lagardère Paris Racing. Des années plus tard, en mai 2017 elle est devenue ministre des Sports et les deux anciens athlètes se sont revus. L’heure de la reconnaissance avait sonné. Mais « quinze jours avant de faire l’annonce, elle a dû démissionner », raconte Bertrand Amoussou.

Laura Flessel (deuxième en partant de la gauche) au MMA Factory
Crédits : MMA Factory

Dès lors, son portefeuille pouvait tout à fait échoir à un opposant farouche du MMA : ils ont déjà été si nombreux à s’y opposer. En 2008, alors que le secrétaire d’État aux sports est favorable à une autorisation des compétitions, sa ministre de tutelle, Roselyne Bachelot met son veto. Trois ans plus tard, il n’en est plus question. « Il n’y aura pas de légalisation du MMA » tranche Chantal Jouanno en 2011. « C’est contraire à toute éthique, à toutes les valeurs du sport que l’on essaie de défendre, à toute forme d’art au sens propre. Cela n’a rien à voir avec le sport. Pour moi, ce n’est que du jeu de paris d’argent et c’est cela qui détruit parfois le sport. On ne va pas légaliser les combats de chiens ou les combats de coqs. C’est la même logique. »

L’avis de la socialiste Valérie Fourneyron est à peine plus favorable. « Le MMA est interdit en France et je souhaite poursuivre cette interdiction », indique-t-elle à Stade 2 en mars 2013. « Je prône un sport qui soit respectueux des valeurs éducatives, de l’intégrité physique, de la dignité humaine, de la santé, du respect de l’adversaire. Un sport qui se déroule dans une cage, qui permet de frapper au sol son adversaire, est un sport qui ne respecte tout simplement pas ces valeurs éducatives. » Un mois plus tard, l’entraîneur Fernand Lopez, pilier de la MMA Factory, estime le nombre de pratiquants français à 9 000. Bertrand Amoussou pense qu’ils sont 15 000 en 2014 et Le Figaro surenchérit à 50 000.

Quoique le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) ait recommandé aux chaîne de ne pas diffuser de MMA – considérant que le sport « porte atteinte à la dignité des participants », est « susceptible de nuire gravement à l’épanouissement physique, mental ou moral des mineurs et est contraire à la sauvegarde de l’ordre public » –, RTL attire jusqu’à 300 000 spectateurs le dimanche, en seconde partie de soirée. Les vedettes s’appellent alors David Baron, Cheick Kongo, Cyrille Diabate et Francis Carmont. Six Français figurent parmi le top 50 des différentes catégories en 2013 contre trois en 2008. Et dans le sillage de Karl Amoussou, une nouvelle génération arrive.

Cheick Kongo à l’UFC 97
Crédits : Elite Sports Tour

Ils s’appellent Damien Lapilus, Tom Duquesnoy, Mansour Barnaoui, Nordine Taleb, Gregory Babene, Kevin Petshi, Mehdi Baghdad, Thibault Gouti, Salahdine Parnasse ou encore Cyril Asker et remportent ceinture sur ceinture. Personne n’égale toutefois Francis Ngannou. Chez les femmes, il faut compter sur Morgane Ribout, Maguy Berchel, Anissa Meksen, Zarah Fairn et Valérie Domergue, entre autres. « Il y a aussi Manon Fiorot, qui vient de passer professionnelle après avoir obtenu le titre de championne du monde chez les amateures », ajoute Bertrand Amoussou. Le pionnier initie aussi les enfants. Il s’attend à voir le nombre de pratiquants augmenter encore.

Pour les « 98 % qui ne font pas de compétition », le natif de Dakar a créé un système de mitaines colorées sur le modèle des ceintures du judo, qui nivellent les progrès. Il a été repris par les instances internationales. En France, alors que les premiers combats officiels ont eu lieu le 8 octobre 2020, le MMA est chapeauté par la Fédération française de boxe. « Ça va nous permettre de continuer à grandir pour ensuite voler de nos propres ailes », dit-il.


Couverture : IMMAF.