Le vacarme en miettes

Une armée d’androïdes s’avance vers la ligne de départ. Au milieu d’une arène constellée de projecteurs et balayée par des faisceaux lumineux, ces robots aux visages humains fourbissent leurs armes. Le ronflement d’une disqueuse se mélange avec le cliquetis des lames. Sous une clameur couverte par la voix du présentateur, ils sont rejoints par une fille gracile, dont le carré plongeant encadre un visage d’ange.

Dans le manga Gunnm, publié au début des années 1990, Alita est un cyborg retrouvé au fond d’une décharge par le docteur Dyson Ido. Grâce à lui, elle revient à la vie en 2563. À Iron City, une ville dystopique infestée par les déchets et le crime, humains et robots ne forment souvent plus qu’un.

En février dernier, Robert Rodriguez a transposé l’histoire au cinéma. Dans Alita: Battle Angel, le réalisateur américain met notamment en scène ses courses de Motorball une version futuriste du Rollerball, imaginé par l’auteur William Neal Harrison en 1973. Alita y affronte huit appareils bien décidés à la tailler en pièces. « C’est un piège, il faut que tu te sortes de là, ils vont te tuer », la prévient Dyson Ido juste avant le départ.

Crédits : 20th Century Fox

Sur un fond de musique cyberpunk, les participants s’élancent alors dans un vacarme où se chevauchent les bruits de moteur, le frottement des roues sur la piste, le souffle de la vitesse, le sifflement des épées dans le vide, la ferraille enfoncée et quelques explosions. Au cinéma, ces sons circulent d’une enceinte à l’autre et s’entrechoquent comme les cyborgs à l’écran.

« C’est une séquence difficile à mettre en musique car il se passe beaucoup de choses », explique Paula Fairfield, conceptrice sonore du film. « Pour donner la sensation de vitesse, nous avons joué sur les gémissements et les vrombissements en utilisant différentes banques de sons. Pour le traitement, j’ai utilisé le plug-in Doppler+Air sur Sound Particles. » Sound Particles est un logiciel de design sonore. Parce qu’il donne aux cinéastes la possibilité de combiner une immense variété de sons en les dispersant dans l’espace, en trois dimensions, il est en train de révolutionner l’industrie hollywoodienne.

L’homme qui l’a créé vit pourtant loin du tumulte de Los Angeles. En décembre 2015, Nuno Fonseca a lancé Sound Particles depuis Leiria, une ville portugaise de 127 000 habitants située entre Lisbonne et Porto. Il était tout seul. Aujourd’hui, son équipe de 16 personnes peut se targuer d’avoir servi entre autres les films Mother!, Millenium : Ce qui ne me tue pas, Aquaman, Wonder Woman, Justice League, Spider-Man: Homecoming, Batman vs Superman ou encore la série Game of Thrones.

Titulaire d’un doctorat en informatique musicale, Nuno Fonseca a eu l’idée, il y a une douzaine d’années, d’appliquer les techniques de postproduction visuelle au montage sonore. « Comme je suis passionné de cinéma », raconte-t-il, « j’ai réalisé que la plupart des meilleurs effets visuels utilisaient des systèmes à particules : vous générez des milliers voire des millions de petits points pour recréer du feu, de la poussière, de la fumée ou des explosions. Et un jour je me suis dit qu’on pourrait faire exactement la même chose avec le son. »

Pour immerger le spectateur d’Alita: Battle Angel dans la course de Motorball, Paula Fairfield a pu disposer des milliers de particules sur la séquence. Elle avait ainsi autant de sources sonores potentielles. Puis, elle a choisi des bruits de moteur, de frottement de roues ou de sifflements d’épées et les a répartis à loisir. Le plug-in Doppler+Air s’est chargé de simuler les effets créés par le mouvement d’un objet dans l’air. Il ne lui restait plus qu’à enregistrer le tout avec un micro virtuel.

« C’est particulièrement utile si vous voulez créer quelque chose d’épique, avec plus de profondeur, et en moins de temps », souligne Nuno Fonseca. Beaucoup moins de temps. C’est ainsi que le PDG portugais s’est rendu dans les studios où sont tournés quelques-uns des plus gros blockbusters.

Une visite au ranch

Au nord de la baie de San Francisco, deux collines verdoyantes surplombent une large maison blanche. Avec son toit en ardoise, ses tourelles et ses innombrables encorbellements, le bâtiment ressemble à un manoir de conte. Entouré de vignes, d’un lac et d’une ferme, il comporte une grande bibliothèque, une verrière et un solarium. Il y a même un studio vidéo et audio au sous-sol. Quand Nuno Fonseca y a mis les pieds, il était comme un enfant.

Le Portugais était invité par le propriétaire du ranch Skywalker, George Lucas. « Son architecture est telle que quand vous êtes dans un bâtiment du ranch, vous ne voyez pas les autres », se souvient-il. « C’est très zen. » Mais son pouls a grimpé au petit-déjeuner, quand il a croisé quelques-uns des meilleurs ingénieurs du son au monde, travaillant pour Lucasfilm. « Pour un passionné de son et de cinéma qui connaît ces mecs-là à travers les making of, c’est incroyable », sourit-il.

Nuno Fonseca les suit depuis longtemps, comme cela fait longtemps qu’il tend l’oreille au cinéma. Car il a très tôt voulu occuper leur place. Intéressé par la musique dès l’âge de 10 ans, alors que ses parents étaient totalement étrangers au milieu de l’art, il ne tremble pas quand ses professeurs lui demandent ce qu’il veut faire plus tard : il sera ingénieur du son. Après avoir obtenu un master dans le domaine à Coimbra, il entame un doctorat à Porto. En parallèle, il donne des cours, publie deux livres sur le sujet, et collabore avec une société américaine qui conçoit « une espèce de synthétiseur chantant ».

Crédits : Mike McCune

Son diplôme en poche, en 2012, il a les mains libre pour créer le simulateur à particules dont il rêve. Deux ans plus tard, après avoir envoyé une brassée d’e-mails aux studios américains, il achète un ticket pour l’Audio Engineering Society Convention de Los Angeles. À cette occasion, Skywalker Sound l’invite au ranch. Dans les mois qui suivent, Fonseca est reçu par Universal, Paramount, Warner Bros. et la Fox. Après le tournage, leurs équipes chargées du son ont l’habitude d’ajouter des bruits sur d’autres logiciels. « Par exemple, elles vont mettre une explosion ici, une autre là et un claquement de mitrailleuse là-bas », illustre Nuno Fonseca. « En deux jours, elles peuvent ainsi accumuler une soixantaine de sons en même temps. »

Avec Sound Particles, jusqu’à 10 000 sons peuvent être placés sur 1,6 km² en moins de 10 minutes. « L’utilisateur peut visionner la scène, aller sur le logiciel et créer 100 sons par seconde tout en leur donnant la direction exacte souhaitée », vante son inventeur. « Il peut utiliser l’information existante pour assurer que tout soit parfaitement cohérent et choisir entre une approche manuelle ou automatisée. » Le logiciel a été utilisé pour la première fois sur le remake de Poltergeist, en 2015. Fonseca l’avait donné à ses équipes avant même le lancement officiel de sa société.

Alors que certains professionnels n’ont pas encore eu le temps de l’essayer, tant ils enchaînent les projets, d’autres l’achètent sans faire de bruit. Parfois, le Portugais ne découvre qu’il a servi sur tel ou tel film que des mois plus tard. « De temps en temps, nos utilisateurs nous demandent de l’aide sur une scène, mais dans 99 % des cas, ils l’utilisent tout seuls », indique-t-il. Et si la technologie est adaptée aux grosses productions, elle peut aussi servir des films à budgets modestes.

L’équipe de Sound Particles (Nuno Fonseca est le 2e en partant de la droite)

« Le son fonctionne beaucoup à un niveau inconscient », observe Fonseca. « Il arrive qu’on aille voir un film avec un mauvais son et qu’on en sorte en disant qu’on ne l’a pas aimé à cause de la photographie ou je ne sais quoi. Beaucoup de réalisateurs ne prêtent pas assez d’attention au son. » Pour Alita, Robert Rodriguez « voulait un son à la James Cameron », se souvient le monteur son Tim Rakoczy. Sound Particles lui a permis de ne pas perdre le public dans un mille-feuille de bruits. « J’adore jouer avec Sound Particles », complète-t-il.

Du côté de Leiria, Nuno Fonseca et ses équipes planchent désormais sur « une version interactive de Sound Particles pour les jeux vidéo » ; sachant que le logiciel a déjà été employé par Ubisoft pour Assassin’s Creed: Origins et Obsidian pour The Outer Worlds. L’entreprise continue donc de grandir. Elle entend recruter 3 à 4 personnes d’ici à la fin de l’année. À ce rythme-là, ses bureaux ressembleront bientôt au ranch Skywalker.

Crédits : Nicolas Prouillac


D’après une interview de Nuno Fonseca réalisée par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer.

Couverture : Game of Thrones. (HBO)