Questions sans réponses

Une chose est sûre : Ashraf Marwan, un homme que certains décrivent comme le plus grand espion du XXe siècle, était en vie quand il est tombé du balcon de son appartement londonien de 4,4 millions de livres, situé au cinquième étage. L’homme d’affaires égyptien a atterri, peu après 13 h 30 le 27 juin 2007, dans une roseraie privée au numéro 24 du Carlton House Terrace ;  rue qui compte parmi ses anciens occupants trois Premiers ministres (Palmerston, Earl Grey et Gladstone) et qui se trouve à quelques centaines de mètres de Piccadilly Circus. Le ciel de midi était exécrable, avec des hélicoptères déferlant au-dessus du convoi isolé par Téflon de Tony Blair, qui conduisait le Premier ministre au palais de Buckingham où il donnerait sa démission. Une femme a crié. Quelqu’un a appelé la police. Les ambulanciers sont arrivés trop tard. Marwan est mort d’une rupture de l’aorte. ulyces-marwandeath-01Les détails des dernières minutes de la vie de Marwan sont plus opaques. Non pas qu’il n’y ait pas eu de témoins : le matin de sa mort, quatre hommes avaient rendez-vous au troisième étage d’un bâtiment adjacent, au 116 Pall Mall, dans une pièce avec une vue dégagée sur le balcon de Marwan. Et, curieux rebondissement, ces hommes – József Répási, Essam Shawki, Michael Parkhurst et John Roberts – travaillaient pour l’une des sociétés de Marwan, Ubichem PLC. Ils attendaient que leur patron les rejoigne. Il était en retard. Quand ils l’ont appelé aux alentours de midi pour en connaître la raison, celui-ci a assuré au groupe qu’il serait avec eux sous peu. Répási, qui était assis de telle sorte que la fenêtre se trouvait à sa gauche, se souvient qu’il a sursauté quand l’un de ses collègues a crié : « Regardez ce que fait le Dr Marwan ! »

À l’époque, deux des autres témoins ont affirmé qu’ils avaient vu Marwan sauter du balcon. Lorsque Répási s’est déplacé pour regarder par la fenêtre, il a vu « tomber le Dr Marwan ». Shawki, qui était alors le directeur d’Ubichem, a descendu les escaliers de l’immeuble en courant pour lui porter secours. Les trois autres hommes sont restés dans la pièce, choqués et perplexes. Après quelques instants, Répási a regardé à nouveau par la fenêtre, se forçant à regarder l’endroit où avait atterri Marwan. « J’ai vu deux personnes qui semblaient venir du Moyen-Orient regarder en bas depuis le balcon d’un des appartements », me dit-il par courriel – bien que ni lui ni ses collègues ne sachent si les hommes se tenaient sur le balcon de l’appartement numéro 10, à l’adresse de Marwan. Marwan a-t-il sauté ou a-t-il été poussé ? L’autopsie a révélé des traces d’antidépresseurs dans le sang du Dr Marwan. Un rapport de son médecin indique qu’il avait été « soumis à un stress considérable » et qu’il avait perdu 10 kg en deux mois. Mais il y a des raisons de penser que le suicide est une thèse improbable. Il n’y avait pas de mot d’adieu. Marwan devait prendre l’avion ce soir-là en direction des États-Unis pour un rendez-vous avec son avocat. Il venait d’être accepté au sein du Reform Club dont le prince Charles et l’ancienne directrice du MI5 (le service de contre-espionnage britannique), Dame Stella Rimington, comptaient parmi les membres.

Quelques jours plus tôt, il avait acheté une Playstation 3 à son petit-fils pour son anniversaire. Marwan et son épouse, Mona Nasser, la fille de l’ancien président égyptien, étaient censés emmener leurs cinq petits-enfants en vacances. Marwan avait des projets. Il avait des rendez-vous. Il avait des raisons de vivre. « Il n’y a aucune preuve de troubles mentaux ou psychiatriques », a déclaré William Dolman, l’officier de police judiciaire, après une enquête criminelle de 2010 sur la mort de Marwan qui n’a rendu aucun verdict. Il n’y avait « aucune preuve d’une quelconque intention de se suicider », a conclu Dolman. Mais paradoxalement, il a également déclaré qu’il n’y avait « absolument pas de preuve » qui soutienne l’hypothèse que Marwan ait été assassiné. Mais bien que Marwan n’ait sans doute pas eu l’intention de risquer sa vie, il craignait certainement pour elle. La dernière fois qu’il s’était trouvé seul dans son appartement avec sa femme, il lui a dit qu’il « pourrait être tué ». Il a ajouté solennellement : « J’ai de nombreux ennemis différents. » Durant les mois qui ont précédé sa mort, Nasser se souvient que son mari vérifiait la porte et les verrous chaque soir avant d’aller au lit, une nouvelle habitude qu’elle n’avait pas connue durant leurs 38 précédentes années de mariage. Selon la famille de Marwan, il y avait une autre preuve sur la scène du drame – ou, plus exactement, une absence de preuve. Le seul exemplaire connu de ses mémoires, qu’il était sur le point de terminer, aurait disparu de sa bibliothèque le jour de sa mort. Les trois volumes, d’environ 200 pages chacun, ainsi que les cassettes sur lesquelles Marwan avait dicté le texte, n’ont jamais été retrouvés.

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Ashraf Marwan et sa femme Mona Nasser
Crédits : DR

Selon un spécialiste, Marwan avait travaillé, au fil des années, pour les renseignements égyptiens, israéliens, italiens, américains et britanniques ; était-il en train de se préparer à révéler des secrets qui auraient pu gêner des rois et des pays ? Qui a pris les documents, s’ils existaient bel et bien ? Et sa mort faisait-elle partie d’un tout ? Marwan était le troisième Égyptien vivant à Londres à mourir dans des circonstances similaires. (Juin 2001 : l’actrice Souad Hosni tombe du balcon de Stuart Tower, un immeuble de Maida Vale, après qu’elle s’est rapprochée d’un éditeur en lui proposant d’écrire ses mémoires. Août 1973 : El-Leithy Nassif, ancien chef de la garde présidentielle du défunt président égyptien Anouar el-Sadate, tombe d’un balcon de la même tour. Lui aussi écrivait ses mémoires.) Chacune des trois victimes entretenait des liens avec les services de sécurité égyptiens. L’enquête criminelle sur la mort de Marwan a manqué de fournir beaucoup de réponses. « Nous ne connaissons tout simplement pas les faits malgré une enquête minutieuse », a déclaré Dolman, l’officier de police judiciaire à la cour en 2010. En effet, après trois ans d’examen par deux brigades judiciaires distinctes, dont l’élite de la police judiciaire de Scotland Yard, il reste, comme le dit Dolman, « des questions sans réponse ». Cette histoire est attrayante car ses mystères détonnent des circonstances de ce jour-là – une mort à midi, en plein centre de Londres, avec des témoins. La scène est pleine d’indices, mais il n’y a apparemment aucune preuve qui permette de classer l’affaire. Et pourtant, l’histoire de Marwan continue de déranger les curieux. Le portier du 24 Carlton House Terrace m’a confié que les journalistes passaient régulièrement, « environ un par an », pour chercher des réponses sur ce qu’il s’est passé ce jour-là. Remplissez une demande d’accès à l’information au sujet d’Ashraf Marwan et vous recevrez une liste exhaustive qui souligne les nombreuses exemptions qui protègent les documents des services de renseignements britanniques sur le sujet. La vie et la mort de Marwan demeurent toutes les deux opaques et se composent de détails confus qui poussent les auteurs des rubriques nécrologiques à recourir de façon sinistre aux « si » et aux « peut-être ».

Angel

Au moment précis où Ashraf Marwan est tombé de son balcon, Ahron Bregman était assis dans son bureau du département d’études des guerres du King’s College de Londres, à attendre l’appel de l’espion qu’il n’a jamais reçu. Au bout de quelques heures, Bregman est reparti à Wimbledon, où il a emmené sa famille déjeuner chez Nando’s. Alors qu’il quittait le restaurant, son téléphone portable a sonné. C’était sa sœur qui appelait d’Israël : Marwan était mort. La nouvelle a déboussolé Bregman mais au vu de leur rendez-vous manqué, cela n’était pas totalement inattendu. Marwan lui avait également laissé sur son répondeur, les jours précédents, une série de messages paniqués. Bregman savait que son ami craignait que sa vie ne soit en danger. Et Bregman savait qu’il était en partie responsable de cette situation. La relation qu’entretenait Bregman avec Marwan était compliquée. Ils ne s’étaient rencontrés en personne qu’une seule fois auparavant, quatre ans plus tôt, à l’hôtel InterContinental de Londres. « Je suis arrivé prudemment par de petites rues pour être sûr de ne pas être suivi », raconte Bregman. « J’étais en retard. Il était déjà là. Grand. Avec une écharpe rouge. » Néanmoins, leurs vie étaient désormais liées. Avant que Bregman n’entre dans la vie de Marwan, l’Égyptien était connu – si tant est qu’on le connaissait – comme un riche homme d’affaires et un fervent admirateur de Chelsea (il possédait 3,2 % des parts du club et, à un moment donné, ses sociétés immobilières ont pris le contrôle des stades de football de Chelsea et Fulham avant de les revendre en réalisant un grand profit). Tout cela a changé quand Bregman est arrivé.

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Une rue du Caire, au début des années 1950

Marwan vit le jour en Égypte en 1944. Son père était un officier militaire qui servit dans la garde présidentielle. À l’âge de 21 ans, Marwan reçut avec la mention très bien un diplôme en génie chimique de l’université du Caire, et fut appelé dans l’armée. En 1965, Marwan faisait une partie de tennis à Héliopolis, qui fait partie de la périphérie de la capitale égyptienne, quand il aperçut une jeune fille séduisante, Mona Nasser, la troisième fille et la favorite du président – elle avait alors 17 ans. Leur amour s’épanouit et ils se marièrent l’année suivante, faisant entrer Marwan dans les cercles de l’élite. Le jeune homme continua son service militaire pendant deux années supplémentaires avant de s’installer à Londres pour commencer un Master de chimie. Là, des sources affirment que Marwan ne se satisfit pas de l’argent qu’il avait reçu de la famille. Tout au long de sa vie, Marwan a été financièrement ambitieux ; sa fortune finale dépassait les 400 millions de livres. Cabra Investment, nom donné à la société mère immobilière de Marwan, signifie en arabe « s’agrandir ». Aussi, un historien raconte que pour compléter ses revenus d’étudiant, il séduisit la femme d’un cheikh koweïtien, qui lui fournit une aide financière supplémentaire. Quand le président Nasser apprit l’arrangement quelques mois plus tard par l’ambassade égyptienne de Londres, il ordonna sommairement à son beau-fils de divorcer de sa fille. Le couple refusa et avec le temps, Nasser se calma. Il ordonna plutôt à Marwan de rester au Caire et de ne prendre d’avion pour Londres que pour rendre ses devoirs et passer ses examens.

Au printemps 1969, alors que le White Album des Beatles s’accrochait encore dans le classement des meilleures ventes, Marwan se rendit à Londres, soi-disant pour consulter un docteur de Harley Street pour une affection à l’estomac. Selon le récit plutôt théâtral qu’en fait l’historien Howard Blum dans son livre paru en 2003, The Eve of Destruction: The Untold Story of the Yom Kippur War, Marwan remit au docteur ses radios ainsi qu’un fichier FAT contenant des documents officiels de l’État égyptien. Il demanda à ce qu’ils soient remis à l’ambassade israélienne à Londres. Trois jours plus tard, un agent du Mossad, l’équivalent israélien du service de renseignements extérieurs, contacta Marwan alors qu’il faisait un tour chez Harrods, le grand magasin londonien (il se disputera avec le futur propriétaire, Mohamed al-Fayed).

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L’ange

C’est faux, affirment des agents aguerris du Mossad qui ont raconté une version tout aussi précise de l’histoire à l’ancien analyste des renseignements de Tsahal dans son livre, Hamalach (« L’Ange »), paru en 2010. Marwan, disent-ils, a appelé l’ambassade d’Israël et a demandé à parler à un membre de la sécurité. On lui a raccroché au nez – deux fois au moins – avant de finalement l’autoriser à laisser un message. Marwan s’est identifié lui-même par son propre nom et a déclaré vouloir travailler avec les renseignements israéliens. Il a choisi de ne pas laisser de numéro de téléphone mais, comme il devait retourner en Égypte le jour suivant, il a dit qu’il rappellerait plus tard dans l’après-midi. Quand il le fit, il n’y eut pas de réponse. Cette fois, Marwan laissa le numéro de téléphone de son hôtel. Shmuel Goren, le responsable européen du Mossad, était à Londres à l’époque. Goren prit le message de Marwan et reconnut tout de suite le nom. Grâce à la proximité de Marwan avec les dirigeants égyptiens, le Mossad avait déjà ouvert un fichier à son sujet en tant que potentielle recrue. Ils avaient même une photographie de Marwan, prise lors de son mariage quatre ans plus tôt. Goren appela le numéro que Marwan avait laissé et, sachant qu’il restait peu de temps, lui dit de rester dans sa chambre d’hôtel. Le téléphone sonna de nouveau. Marwan devait se rendre dans un café proche de l’hôtel.

Dans le café, un homme s’assit à une table en lisant un journal. Il jeta un coup d’œil à la photographie posée à côté de sa tasse de café et la compara à l’homme élégant qui venait de passer la porte d’entrée. Puis il regarda par la fenêtre et acquiesça en direction d’une seconde figure attendant à l’extérieur, qui entra à son tour dans le café, se dirigea à grandes enjambées vers Marwan et lui dit : « M. Marwan ? Ravi de vous rencontrer. Je m’appelle Misha. » Marwan se leva pour lui serrer la main. L’homme au journal, Shmuel Goren lui-même, quitta le bâtiment en restant inaperçu. Tandis qu’ils parlaient, Marwan expliqua à Misha (dont le vrai prénom était Dubi) ses relations et ce qu’il pourrait offrir aux Israéliens. Marwan fit glisser une enveloppe en travers de la table. « Voici un échantillon de ce que je peux vous offrir », dit-il. « Je ne demande rien pour l’instant, mais j’attends d’être rémunéré à notre prochain rendez-vous. » Son tarif ? 100 000 dollars. Le Mossad doutait des intentions de Marwan. Avait-il l’intention de devenir un agent double dans le but de fournir à Israël de fausses informations ou bien de transmettre des secrets à son beau-père ? Marwan avait une réponse à cela. Il était, dit-il à Misha, consterné par le fait que l’Égypte avait été vaincue lors de la guerre des Six Jours en 1967. Il voulait tout simplement être du côté des vainqueurs. Après le rendez-vous, Misha se concerta à nouveau avec Goren dans un taxi. Les deux hommes examinèrent les documents de Marwan tandis qu’ils roulaient vers l’ambassade. Les papiers semblaient authentiques. « De tels documents provenant d’une telle source, c’est quelque chose qui n’arrive qu’une fois tous les cent ans », a déclaré Goren ce jour-là d’après le Jerusalem Post. D’après Blum, un autre agent du Mossad a décrit la situation en ces termes : « C’est comme si nous avions quelqu’un dans le lit de Nasser. » Le surnom de Marwan au sein du Mossad montre clairement la façon presque céleste dont il sera considéré : Angel.

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Le président Nasser au mariage de sa fille avec Ashraf, à droite

Marwan continua à gagner de la confiance en Égypte. Après la mort de son beau-père en septembre 1970, il aurait fourni des documents israéliens secrets au successeur de Nasser, Anouar el-Sadate, gagnant ainsi en influence. Les doutes que le Mossad aurait pu nourrir envers Marwan trois ans plus tard s’intensifièrent quand, en avril 1973, il envoya un message aux Israéliens les prévenant d’une attaque égyptienne imminente. Israël envoya des dizaines de milliers de réservistes et plusieurs brigades au Sinaï. Il n’y eut pas d’attaque. Selon certaines sources, l’état d’alerte coûta la bagatelle de 35 millions de dollars à Israël. Le 4 octobre 1973, l’espion avertit de nouveau Israël d’un assaut égyptien imminent. Marwan appela son officier traitant depuis Paris, où il était en visite avec une délégation égyptienne. Il lui dit vouloir discuter de « produits chimiques » – le code convenu pour prévenir d’une guerre imminente. À 8 heures le lendemain matin, le cabinet israélien se réunit pour une séance d’urgence. Ils décidèrent d’agir selon les informations de Marwan et commencèrent à mobiliser leurs tanks. Cette fois, l’information était correcte bien qu’il ne restât plus longtemps : Marwan avait prévenu que les Égyptiens attaqueraient au coucher du soleil. L’invasion commença quatre heures plus tôt, à 14 heures. Pourquoi Marwan est-il entré dans le café londonien cet après-midi-là ? Il savait sans aucun doute que ses services seraient prisés.

À l’époque, la population israélienne comptait moins de trois millions de personnes. L’armée du pays comptait sur les réservistes et le gouvernement avait besoin d’informateurs pour les aider à savoir quand mobiliser ces derniers. La motivation de Marwan est très probablement la clef pour décoder sa véritable loyauté ainsi que l’identité de ses possibles assassins. Étant dans une situation financière difficile et furieux contre son beau-père, a-t-il décidé de vendre ses services à Israël dans le but de devenir riche ? (Une source affirme qu’au cours de sa carrière, il a reçu plus de trois millions de dollars de la part des Israéliens.) Ou bien a-t-il, en tant que patriote irréprochable, tout simplement voulu fournir au Mossad des informations erronées en prétendant jouer le rôle d’agent double ? Le fait que Marwan ait travaillé avec les Israéliens n’est pas contesté. Son épouse, Mona, a révélé qu’au début des années 2000, elle avait affronté son mari. Il a d’abord nié avoir fait passer des informations aux Israéliens. Plus tard, il a admis avoir fait passer des informations mais a affirmé qu’elles étaient fausses. Quelle est la vérité ? Bregman croit connaître la réponse. Mais il est torturé par une autre question : est-il responsable de la mort de l’espion ?

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Traduit de l’anglais par Pauline Enguehard d’après l’article « Who killed the 20th century’s greatest spy? », paru dans le Guardian. Couverture : Nasser salue la foule. Création graphique par Ulyces.


La révélation de sa couverture a-t-elle signé l’arrêt de mort de cet espion ?

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