Imaginez. Il est encore tôt ce matin du 16 août 1977 dans la propriété de Graceland, plusieurs heures avant l’aube, quelques heures seulement avant la fin. Crickets et cigales chantent déjà dans l’air brûlant de Memphis. Plus à l’est, le soleil est levé, mais ici il ne fait pas encore jour. Au loin, on entend les aboiements aigus et répétés d’un petit chien. Une sirène gémit avant de s’évanouir. Tout est calme à part cela, tout, à l’exception d’un étrange bruit provenant d’une annexe que cache la maison principale. C’est une vraie cacophonie, à laquelle vous ne vous attendiez pas. Alors, sans bruit, vous vous rapprochez. Vous avancez sur la pointe des pieds, tel un intrus, un voyeur dans le passé. Vous n’êtes pas censé vous trouver là. Pourtant, au beau milieu de ce rêve lucide, vous appuyez votre oreille contre la porte verrouillée et écoutez. Vous tentez de saisir des bribes de voix. La voix. Sa voix. Peut-être espérez-vous qu’il est en train de jouer de la guitare, qu’il s’éclate avec son groupe. Au lieu de cela, vous entendez des bruits familiers, inattendus. Vous entendez qu’on joue, mais pas de la musique. Le grincement de chaussures sur un parquet vitrifié, le bruit et les vibrations d’une balle en caoutchouc bleue, frappée par un cordage artificiel, suivi du claquement qui résonne dans la pièce close lorsqu’elle vient cogner contre le mur. C’est un autre genre de musique, ces boums et ces pongs qui résonnent lorsque la balle vient s’écraser contre la paroi en verre, à l’arrière. Vous restez là un moment, à écouter le claquement aigu produit par une balle joliment frappée, et la courte volée de plusieurs coups droits ravageurs qui résonnent comme des pétards. Boum, boum, boum. Des rires. Beaucoup de rires. Parce qu’Elvis Presley, le King, joue au racquetball (un dérivé du squash très populaire aux États-Unis, ndt). Et le King adore ce jeu. Vous connaissez peut-être le racquetball, mais vous ne connaissiez pas cette facette d’Elvis, vous ne connaissiez pas cette partie-là de l’histoire. C’est un jeu auquel vous avez peut-être joué, ou celui de votre père, un jeu sonore, un jeu de rapidité. Et cette nuit, vous n’avez qu’une seule envie : ouvrir grand la porte et rejoindre la partie.

Memphis, la ville du King Elvis PresleyCrédits

Memphis, la ville du King Elvis Presley
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1935-1977

Très tôt cette journée d’août, quelques heures seulement avant sa mort, Elvis Aaron Presley jouait sa dernière partie de racquetball. Victime une fois encore d’insomnie, il a fait venir ses amis pour une partie. Il a demandé à avoir sa raquette préférée, Red Guitar – qu’il a baptisée ainsi à cause de la silhouette de guitare rouge peinte sur ses cordes. Et il a demandé à son meilleur ami, son cousin Billy Smith, à la femme de ce dernier et à sa petite amie Ginger, de se joindre à lui pour un match. Il est difficile de comprendre avec certitude ce qui a poussé Elvis à se rendre sur le court cette nuit fatidique, ou même ce qui l’a incité à jouer au racquetball tout court. Peut-être Elvis cherchait-il un moyen de s’évader, comme moi lorsque j’ai commencé à jouer, à l’approche de la quarantaine. J’aime me dire que lui aussi adorait le fracas et le claquement de cette simple balle bleue, et que jouer lui permettait d’oublier les tracas de la vie. C’est qu’il est addictif, cet échappatoire. Ce jeu de raquette. Ce point de rencontre entre le sport et la musique. Car quand le jeu est aussi bon que la musique, le terrain prend tous les bruits parasites du monde, toute la pression et la souffrance, il les absorbe, il les détruit et les noie dans un son bleu purificateur. Chaque jeu est incertain, frémit jusqu’à la dernière seconde. Peut-être Elvis aimait-il ce tremblement, ou peut-être voulait-il seulement rire un bon coup, connaître une dernière poussée d’adrénaline avant de mourir. Peut-être a-t-il pensé que tout cet exercice l’aiderait finalement à dormir. Elvis s’était mis à jouer après que sa femme Priscilla l’eut quitté pour son professeur de Tae Kwon Do… Ma propre thérapeute m’a suggéré de faire de l’exercice régulièrement pour venir à bout de mon anxiété et de ma dépression. Elle m’a assuré que le racquetball m’aiderait à être plus heureux, et je dois bien avouer qu’elle a vu juste.

Graceland, la propriété d'ElvisCrédits

Graceland, la propriété d’Elvis
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Peu importe les raisons qui ont motivé la dernière requête d’Elvis, il était dur de refuser quoi que ce soit au King, même à cette heure impossible. Ses amis lui ont accordé quelques jeux puis sont allés se détendre autour du piano bar d’à côté pendant un moment. Selon la légende, Elvis aurait chanté ses deux dernières chansons assis à ce piano. La plupart des spécialistes semblent s’accorder à dire que ces chansons étaient « Unchained Melody » et « Blue Eyes Crying in the Rain ». Après quoi le King a souhaité bonne nuit à ses amis. Il était fatigué, aussi est-il allé prendre une douche et troqué ses vêtements de sport contre un pyjama confortable. Il s’est glissé dans son lit à côté de Ginger, s’est assis et a lu quelques pages d’un livre intitulé A Scientific Search for the Face of Jesus (« Une quête scientifique du visage de Jésus »), de Frank O Adams. Quand Ginger s’est retournée dans le lit un peu plus tard et qu’elle a entrouvert un œil, cherchant Elvis à tâtons, il était toujours éveillé, en train de lire le livre d’Adams. Il lui a dit qu’il allait à la salle de bain. Puis il s’est levé, le livre toujours dans sa main, et Ginger s’est rendormie. C’était la dernière fois qu’elle voyait Elvis en vie. Ils ont retrouvé le livre sur le sol de la salle de bain, auprès de son corps. ulyces-racquetball-03bis Elvis est mort en train de lire sur les toilettes – ou du moins, tout près de ses toilettes. Mais la plupart des sources disent que ce n’est pas le cocktail des quatorze médicaments trouvés dans son système qui aurait causé sa mort, mais une arythmie cardiaque – autrement dit une crise cardiaque. Et quand j’ai appris aux gens qu’Elvis avait fait une partie de racquetball peu avant sa mort, certains se sont demandé si ce n’était le racquetball qui avait tué Elvis. Ils se sont demandé si l’effort n’avait pas été trop intense pour son cœur, qui était déjà en piteux état. Je pense pour ma part que sa mort paraît simplement trop normale, tellement banale sous bien des aspects : il est mort d’une crise cardiaque alors qu’il lisait sur ses toilettes. Cela pourrait arriver à n’importe lequel d’entre nous. Peut-être Elvis a-t-il été victime du rythme du racquetball, d’un battement irrégulier, d’un bruit sourd ou d’un coup frappé dans son cœur, provoqué par le vacarme du jeu, ou bien de l’effort physique qu’il a fourni en courant après la balle d’un bout à l’autre du terrain. Mais je ne sais guère si ces théories tiennent la route, je ne connais pas les probabilités médicales et à vrai dire, cela ne m’intéresse pas tellement. Je me moque de savoir si le racquetball a tué Elvis. Car je suis à peu près persuadé que le jeu lui a aussi permis de vivre un peu plus longtemps, et de vivre pleinement, même si ce n’était l’histoire que de quelques heures.

Un détail obsédant

D’après ce que j’ai entendu, Elvis n’était pas un dieu du racquetball. Mais cela ne l’a pas empêché de faire construire son propre court à Graceland, peu après avoir découvert ce jeu grâce au fils de son fidèle médecin, le Dr. Nick (George Nichopoulos), une figure tout aussi controversée que le célèbre docteur de Michael Jackson, qui lui prescrivait de nombreux médicaments. Mais en plus de le gaver sans cesse de médicaments délivrés sous ordonnance, le Dr. Nick avait aussi paradoxalement réussi à mettre Elvis au sport.

Le racquetball est un sport ou le physique est primordialCrédits : International Racquetball Tour/Facebook

Le racquetball est un sport ou le physique est primordial
Crédits : International Racquetball Tour/Facebook

Tout comme il contribuait au déclin d’Elvis, il prolongeait indubitablement sa vie. On ne peut s’empêcher de faire de l’exercice quand on fait du racquetball, et c’est un sport si amusant qu’on s’en rend à peine compte. Même si l’on joue sans grand entrain, le jeu est un excellent moyen pour se dépenser, puisqu’il permet à la fois de travailler la musculation et l’entraînement cardiovasculaire. En outre – et c’est probablement dû en grande partie à l’activité physique que lui prescrivait le Dr. Nick –, Elvis a perdu plus de dix kilos et peut-être évité – au moins durant les quelques mois qui ont précédé sa mort – que tous ses organes ne lâchent au même moment. Si on a raison de dire qu’un exercice régulier est bon pour la santé, il est de clair que le racquetball a également rendu le King un peu plus heureux. Ce sport était aussi une activité sociale pour Elvis, des moments qu’il partageait avec sa bande, qu’on appelait la « mafia de Memphis ». Elle était constituée de ses amis les plus proches, entre autres des membres de sa famille. En plus d’une passion commune pour les feux d’artifice et l’alcool, les armes et les belles voitures, il semblerait que leur amour pour le racquetball ait rapproché le groupe. Bien que ces histoires semblent fabriquées de toute pièce, on raconte que le King et sa bande jouaient souvent dans la banlieue de Memphis à la fin des années 1970. Qu’ils débarquaient en nombre à un club de racquetball pour passer du bon temps, et que leur arrivée était souvent suivie d’une cohue de fans hystériques. Si Elvis a tenu à faire construire son propre terrain à Graceland, c’est en partie pour l’attraction qu’il représentait lorsqu’il organisait ses sorties racquetball avec la Mafia.

La salle de racquetball sert aujourd'hui de muséeCrédits

La salle de racquetball sert aujourd’hui de musée
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On dit aussi qu’Elvis rêvait de construire des complexes de racquetball à travers le pays. Certes, le Club de natation et de racquetball Elvis Presley, les Terrains du King, ou tout autre club de gym inspiré par Elvis dont je peux rêver n’ont jamais vu le jour… Mais cette idée de clubs de sport urbains privés était un rêve qui s’est en quelque sorte réalisé, notamment autour de Memphis, la capitale musicale du Tennessee où s’est tenu, pendant quatorze années consécutive, le Championnat national américain de racquetball. En vérité, je suis plus fasciné par l’attrait d’Elvis pour le racquetball que par les détails de sa mort. Je veux amputer tous les détails de la légende d’Elvis qui ne m’intéressent pas. Me débarrasser de sa vie privée tumultueuse, de sa relation instable avec Priscilla et d’autres femmes, ou encore de son impuissance présumée et de la paranoïa qui le consumait vers la fin de sa vie. Ou même ses soi-disant prises de bec avec sa petite amie, Ginger, au soir de sa mort. Passent encore les histoires où il fait don de ses Cadillac et s’amuse avec des feux d’artifice, mais je dois admettre que je ne m’intéresse que modérément à sa musique. Je lui suis toutefois reconnaissant pour ses premiers titres et les quelques fois où j’ai chanté en chœur sur « Viva Las Vegas », que diffusait la radio durant les longues heures passées sur la route.

Elvis est plus connu pour ses frasques que pour le racquetballCrédits

Elvis est plus connu pour ses frasques que pour le racquetball
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Mais je ne veux rien savoir de la longue liste des médicaments qu’on a retrouvés dans son système après sa mort. Je me moque éperdument de savoir si le King est mort sur son trône, ou bien à côté ou bien juste devant, ou de savoir si son pantalon de pyjama était baissé ou non, notamment car je trouve ce genre de discussions dégradantes et vaines, mais aussi car nous sommes tous humiliés lorsqu’on meurt. Métaphoriquement parlant, chaque mort est une expérience intime et nombre d’entre nous meurent le pantalon au bas des chevilles, vulnérables, le visage contre le sol au pied des chiottes, en lisant, avec un peu de chance, un livre plus intéressant que celui qu’Elvis avait entre les mains. Ce qui m’importe réellement, c’est la décision qu’a prise Elvis, quelques heures à peine avant sa mort, de jouer au racquetball, un jeu que j’aime pour tant de raisons, un jeu auquel je pense sans arrêt… J’y vois là un signe, cette infime part d’expérience partagée. Cet espace qui nous unit, un terrain de racquetball, était le dernier endroit où Elvis a joué et, ainsi, peut-être le dernier moment où il s’est vraiment senti vivant. C’est du moins ce que j’aime à croire. Certes, c’est un élément trop souvent négligé, un détail comparé aux histoires les plus salaces qu’on raconte sur cette nuit-là – comme le fait qu’Elvis soit allé chez son dentiste à minuit, qu’il portait un uniforme de la DEA, et qu’il avalait des petits sachets de pilules préemballés. Mais le choix du King de jouer au racquetball avec ses amis m’intrigue plus que n’importe quel autre détail de sa vie – ou de sa mort.

 Du racquetball au rock ‘n’ roll

Tout comme le rock ‘n’ roll, le racquetball est une invention hybride lancée dans les années 1950 aux États-Unis par un groupe de visionnaires. Même si ce n’est pas à lui qu’on doit son nom actuel, Joe Sobek, né à Greenwich dans le Connecticut, est connu pour être l’inventeur du jeu, et celui qui l’a popularisé sous sa forme d’aujourd’hui. Le but de Sobek était de créer un sport plus rapide et plus simple qui combine à la fois des éléments du handball et du squash. Le handball mobilise le corps et le squash demande une grande concentration. Le racquetball, un mélange des deux comme on n’en fait (presque) qu’aux États-Unis, a connu un succès immédiat au sein du mouvement de jeunesse chrétienne où Sobek travaillait et dans les centres de la communauté juive et autres clubs de gym du pays.

Au racquetball, tout se joue au moment du serviceCrédits

Au racquetball, tout se joue au moment du service
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Même si le racquetball et le squash sont liés, leurs personnalités sont très différentes. Au squash, certaines règles disent où vous pouvez taper le mur avec votre balle, quels murs vous devez taper en premier, et lesquels vous ne pouvez pas taper en premier. Mon père, qui avait plus tard commencé le squash, a essayé de m’expliquer les règles un jour et je n’y ai pas compris grand chose, comme lorsqu’il a tenté de m’expliquer comment jouer au crib. La racquetball est différent. Les règles sont faciles à intégrer parce qu’il y en a relativement peu. Au racquetball, chaque mur compte. Tout compte. Cependant, ce qu’il y a de plus important, c’est l’existence au racquetball du « service frappé bas ». Ce coup nécessite une grande puissance ainsi qu’une excellente maîtrise. Le « service frappé bas » est un coup que l’adversaire ne peut pas retourner. La balle touche le mur très bas, parfois même au point où le mur rencontre le sol, et elle rebondit, impossible à rattraper, tuant l’élan de balle et avec lui les chances de l’adversaire. Les raquettes de racquetball sont classées selon leur « qualité de service frappé bas », et la stratégie du jeu consiste surtout à se conditionner pour réussir un tel coup.

Elvis avait 42 ans quand il a commencé à jouer au racquetball, à la suite de sa séparation puis de son divorce.

Ce coup n’existe pas au squash. La règle l’interdit. Ce simple contraste définit les principales différences entre les deux sports. Autrement dit, le squash est une danse stratégique, un jeu de finesse et de puissance, comme un concours de valse avec un partenaire. Le racquetball, lui, ressemble plus à un pogo sur du speed metal avec votre adversaire… C’est un jeu qui met en avant l’individualisme, la puissance et la force, la vitesse et l’agressivité. Un sport aussi typiquement américain que le rock ‘n’ roll, l’apple pie, les monster trucks… ou Elvis. Elvis jouait au racquetball avec ses amis, mais on ne sait pas bien si sa bande aimait véritablement le jeu ou s’ils appréciaient seulement la compagnie du King. Le sport, même s’il ne s’agit que d’une partie entre amis, peut être un test, il peut tirer sur les liens qui définissent votre amitié et votre identité. Nous avons tous vécu cela, quand un bon moment peut soudainement se transformer en compétition, quand un mec prend une partie trop au sérieux et fait alors basculer toute la dynamique. Ce mec, en général, c’est moi.

La raquette personnelle d'ElvisCrédits

La raquette personnelle d’Elvis
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Elvis avait 42 ans quand il a commencé à jouer au racquetball, à la suite de sa séparation puis de son divorce. J’avais à peu près le même âge quand j’ai commencé à jouer. Peut-être était-ce pour moi une sorte d’évasion, ou une réponse thérapeutique à mes propres problèmes. Je jouais par intermittence, quand j’avais le temps, ou quand je trouvais quelqu’un avec qui jouer. J’étais un peu le vieux rusé de la salle de sport. J’ai les genoux en mauvais état, une épaule qui déconne quand ce n’est pas les deux, et je suis extrêmement lent. Mais le point positif, c’est que j’ai des bras de simien, et que je comprends plutôt bien comment cette folle balle bleue rebondit et se déplace dans l’espace. J’ai également compris à quel point la patience est importante au racquetball. Vous devez laisser la balle venir à vous. Vous devez l’observer, pas vous jeter dessus. Vous ne pouvez pas imposer votre volonté à la balle car de toute façon, elle ne rebondira pas comme vous le voulez. Vous pouvez passer tout le match à courir après cette chose, elle sera toujours plus rapide que vous et son rebond vous surprendra toujours. Si l’on en croit les récits, au cours de son dernier match, Elvis n’a pas fait étalage d’un incroyable talent physique – comme je me plaisais à l’imaginer. Au contraire, le match s’est rapidement transformé en une partie de balle au prisonnier où chacun jouait pour soi et où Elvis jetait la balle sur ses amis et sur sa petite amie, Ginger, en riant de leur douleur à la manière d’un tyran. Il n’est pas exclu que les esprits se soient échauffés et qu’une raquette ou deux aient été balancée ! Cette version me dérange. Cela voudrait dire que cette partie n’avait pas aux yeux d’Elvis la signification que je voudrais lui donner. Cela voudrait dire que le racquetball n’était pour lui qu’une activité parmi tant d’autres, pour l’aider à trouver le sommeil, ou pire, un moyen de se sentir puissant à nouveau. Cependant, les fans et les biographes semblent davantage se soucier de savoir quelles chansons il a chantées au piano bar, ou ce qu’il a dit à Billy, à Ginger ou aux autres cette nuit-là. Ou bien ils se demandent quels médicaments il a ingérés, quels vêtements il portait, quel livre il lisait… Peu de gens semblent se soucier autant que moi du King et de son court de racquetball, son temple du bruit et de l’énergie, ni de savoir comment s’est déroulée sa dernière partie. Une part de moi a envie de sauver le King de cette image de tyran, de pitre sur le terrain. J’ai envie de croire qu’il valait mieux que ce qu’on raconte.

Peu de fans s'intéressent au fait qu'Elvis jouait au raxquetballCrédits

Peu de fans s’intéressent au fait qu’Elvis jouait au racquetball
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Une histoire parfaite

Maintenant, imaginez cette autre possibilité : il est tard cette nuit-là et la lune est si grosse qu’elle risque d’éclater. Vous êtes de retour dans ce Graceland imaginaire, et vous écoutez. Vous vous faufilez dans le passé car cela vous est facile, peut-être que parce que jusqu’à ce jour, à vos yeux, Elvis n’était qu’une création de la culture populaire, une caricature aux traits accentués par les autres détails croustillants de la nuit de sa mort. Et parce que de telles créations sont aussi malléables que l’argile, vous savez que vous pouvez les façonner selon votre propre idée, que vous pouvez les rendre meilleurs, ou du moins vous les approprier d’une certaine manière. Imaginons alors que nous sommes peut-être un jour ou deux avant que le King ne passe l’arme à gauche, à l’écart de la pénombre de cette triste journée du 16 août. Elvis est à nouveau debout, il ne trouve pas le sommeil et joue pour se détendre et s’amuser. Peut-être avez-vous pu rentrer sur le terrain, cette fois-ci. Peut-être êtes-vous passé de l’autre côté de la vitre qui vous séparait du King. Elvis frappe une balle bleue, qui rebondit. Il porte un survêtement blanc avec des coutures jaunes et des rayures bleues qui s’étirent jusqu’au bas des manches et de ses jambes. Il porte un bandeau et sa raquette Red Guitar fend l’air. Il se moque de vous car vous portez un short large et des bracelets éponge. Vous être en train de jouer au racquetball avec le King, même si ce n’est que pour un service ou deux.

Le pont de MemphisCrédits

Le pont de Memphis dans les années 1970
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Même s’il n’arrive pas à en jouer aussi souvent qu’il le voudrait, Elvis apprécie de toute évidence la concentration et la précision d’un service frappé bas qui touche presque le sol, ainsi que la musique et la géométrie des longs coups lobés qui frappent le haut du mur et rebondissent prestement. Parfois, quand il n’arrive pas à retourner un coup, il regarde simplement la balle rebondir, il la suit du regard comme un chien de chasse sa proie, l’écoutant. C’est quelque chose que vous pouvez partager tous les deux, vous appréciez le bruit et le mouvement du jeu. Elvis sourit souvent lorsqu’il joue, visiblement apaisé par la berceuse qu’est le grincement des chaussures sur le parquet, le claquement des semelles, les grognements et les aboiements de l’effort, les hanches qui viennent s’écraser contre les murs. Vous pouvez voir qu’Elvis aime viscéralement le bruit du jeu. Tout comme vous, il adore le bruit vif d’un smash en coup droit, le vacarme, semblable à celui de tirs d’artillerie, et ce petit tour de magie physique qui fait que vous entendez la balle frapper le mur une fraction de seconde après qu’elle l’ait réellement atteint.

Je ne veux pas croire que le racquetball fait partie de son héritage seulement parce que c’est le dernier jeu que le King a joué

Il est assez costaud, ce qui pourrait aisément renforcer son image de tyran, mais ce n’est pas ainsi qu’Elvis se comporte sur le terrain. Pas ce soir. Sur le terrain, il a quelque chose d’enfantin et de naturel. Il joue, il joue vraiment, et peut-être qu’il est un peu trop content lorsque vous loupez votre coup. Peut-être qu’il rit trop fort quand vous frappez mais que vous manquez la balle. Il essaie peut-être de vous tirer dessus, une ou deux fois, juste pour voir. Mais il s’éclate, à faire du bruit avec vous. Ce n’est pas un joueur hors pair et il n’aurait probablement pas fait long feu s’il avait joué contre votre père, ni même contre vous si vous aviez joué à votre meilleur niveau. Et une partie de vous veut lui donner des conseils, lui enseigner deux-trois trucs sur le jeu. Vous voulez lui parler de patience et de concentration. Vous voulez lui parler de discipline et de service frappé bas. Pendant le jeu, vous voulez le sauver. Et pourtant, il est toujours là, en vie, en train de courir de tous les côtés, il frappe la balle avec sa Red Guitar et s’amuse comme un fou. Vous entendez ses chaussures grincer sur le parquet. Vous entendez tout, et surtout comment l’acoustique du court semble sauver sa voix des excès qu’il a faits dans la vie. Elle résonne, profonde, comme nouvelle, et vous vous dîtes que vous pourriez l’écouter jouer toute la nuit. Je ne veux pas croire que le racquetball fait partie de son héritage seulement parce que c’est le dernier jeu auquel le King a joué, juste un truc en passant, sans importance, et qu’il ne compte que parce que c’est ce qu’il a fait juste avant de chanter ses dernières chansons.

Pour les amateurs d’exégèse, supposons que dans les heures qui ont précédé sa mort, Elvis a choisi de tout donner, et d’être fair-play, de se battre pour gagner, ou au moins d’apprécier une bonne séance de jeu, sur le terrain avec ses amis. ulyces-racquetball-11Supposons qu’il a décidé d’abandonner une partie de lui-même dans cette partie de racquetball, qu’il s’est débarrassé de ses inhibitions et qu’il a joué, vraiment. Et imaginons qu’Elvis arrivait au moins à frapper fort dans la balle, si non même à faire un bon service. Même si sa dernière partie n’était pas parfaite, une telle image du King ne change-t-elle pas le visage de cette nuit-là ? Sa dernière partie, qu’importe comment elle a été jouée, a-t-elle rendu le dernier souffle du King plus ou moins tragique ? Je n’ai pas la réponse à ces questions. Mais ce que je sais, c’est que pour moi, ce fait, ce choix, rend l’histoire de cette nuit infiniment plus intéressante, plus profonde et plus complexe. Le simple fait qu’Elvis a joué au racquetball peu de temps avant de mourir éloigne un peu de lui cette image caricaturale, cette invention de la culture populaire. Il fait de lui un homme plus vrai, plus honnête, et plus humain. Sa décision de jouer est peut-être plus noble et humble que ce qu’on peut penser au départ, et plus compliquée que d’autre choix qu’Elvis a fait cette nuit-là. Cette décision de jouer est une décision de survivre, de s’élever et de ressentir le bruit du jeu. Je n’ai jamais visité Graceland, et je dois avouer que cette perspective ne m’intéresse pas plus que cela. Mais j’aimerais voir son court de racquetball, ou ce qu’il en reste. Apparemment, le terrain du King accueille depuis longtemps l’exposition de ses disques d’or et de platine. Vous ne pouvez pas louer une raquette et taper quelques balles sur le terrain du King. Mais il faut croire que c’est le bon endroit pour y coller une vitrine. Dans mon imagination, ce terrain est un temple pour l’Elvis heureux et créatif, pour l’Elvis inventif, imaginatif et spontané, et j’aime penser que je pourrais me tenir là, au milieu de ses disques, et entendre l’écho fantomatique de son dernier jeu qui continue de résonner contre les murs.


Traduit de l’anglais par Marine Bonnichon d’après un texte extrait d’Ultrasonic. Couverture : Elvis Presley, « Jailhouse Rock ». Création graphique par Ulyces.