La blogueuse et le ministre

La plus célèbre journaliste d’investigation de Tunisie est une blogueuse de 34 ans : Olfa Riahi. Elle a révélé la plus grosse affaire de l’ère post-révolution, le Sheratongate, et activement protégé les acquis libéraux de la révolution des visées islamistes. Quand le premier ministre tunisien Mehdi Jomaa a rencontré le président Barack Obama, il s’est vu promettre une garantie de prêt de 500 millions de dollars et confirmer l’engagement des États-Unis à soutenir la transition démocratique du pays. Mais sans Riahi, cette transition aurait sans doute été tuée dans l’œuf. Le Sheratongate, du nom de l’hôtel où le scandale sexuel et financier a éclaté, a été révélée le 26 décembre 2012. Deux ans plus tôt, le premier soulèvement du Printemps arabe avait chassé du pouvoir le dictateur tunisien Zine el-Abidine Ben Ali. Mais la troïka qui lui a succédé, dominé par le parti islamiste Ennahdha, a tenté d’imposer la loi islamique en Tunisie. Le Sheratongate a mis en évidence l’hypocrisie de ses nouveaux dirigeants et renversé le ministre des Affaires étrangères Rakik Abdessalem – le gendre du leader d’Ennahda, Rached Ghannouchi.

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Rafik Abdessalem
Crédits : Alexander Zemlianichenko

Cette affaire, mais aussi l’immense mobilisation populaire qui a suivi l’assassinat de deux leaders libéraux et le rejet grandissant de l’hégémonie d’Ennahdha, a fini par faire tomber le gouvernement tout entier. Il a été remplacé par le gouvernement technocrate du Premier ministre Jomaa. La nouvelle constitution tunisienne a été saluée par John Kerry et beaucoup d’autres comme un « modèle pour le monde entier ». En récompense des services rendus à son pays, Olfa Riahi est devenue la cible privilégiée des extrémistes salafistes tunisiens… Elle a été privée de sortie du territoire pendant huit mois et traînée devant la justice pour des chefs d’accusation qui auraient pu lui valoir jusqu’à cent ans de prison. La blogueuse a raconté son histoire sur son site, to be good again : Riahi est devenue une star dans les médias tunisiens et s’attire félicitations et conseils journalistiques partout où elle va. « J’affiche toujours un grand sourire en public », confie-t-elle.  « Je ne veux pas que les hommes politiques pensent qu’ils m’intimident. Je suis une démocrate. Je crois en la transparence et la bonne gouvernance. C’est le visage que la Tunisie doit montrer au monde entier. »

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Olfa Riahi au Québec en juin dernier
Crédits : Olfa Riahi

Beaucoup de confrères de Riahi la renvoient à son statut de blogueuse et son travail sur le scandale du Sheraton est souvent minimisé – une simple « fuite » orchestrée par un parti politique d’opposition. Riahi, qui a étudié les mathématiques et la finance, refuse la carte de presse car c’était ce qu’utilisaient les membres de la famille du dictateur pour voyager à l’étranger. À l’instar de Riahi, nombre des meilleurs journalistes de Tunisie n’ont pas suivi de formation en journalisme. Sûrs d’eux, ils apprennent leur métier sur le tard, pendant que la Tunisie invente la presse libre qu’elle n’a jamais eu en 50 ans de dictature.

Sheratongate

J’ai rencontré Riahi un jour de février. Elle m’a emmené dans un parc construit à l’endroit où se dressait le palais de Ben Ali. Les beaux jardins panoramiques qui surplombent la baie de Carthage sont désormais ouverts au public. Au volant d’une Volkswagen poussiéreuse aux sièges recouverts de plastique, Riahi portait un jean, des baskets et un manteau blanc. Son sourire rayonnait sous ses cheveux noirs bouclés, coupés courts. Elle fumait et parlait vite. Alors que nous roulions vers le portail du palais, le garde a abaissé sa mitrailleuse, fait un geste de la main et lui a rendu son sourire. Riahi a fait demi-tour dans l’allée et s’est garée au bord de la route. Elle a laissé ses deux chiots, Dex et Didi courir dans le parc. Ses « enfants », comme elle les appelle, sont un curieux mélange de bulldog français et de Jack Russell. Ils effrayaient les enfants, qui couraient vers leurs parents en pleurant.

En Tunisie, les chiens de compagnie, aussi mignons soient-ils, sont aussi rares que craints. La vue imprenable sur la baie et les ruines de Carthage permettait de voir jusqu’à Tunis et la Citadelle. Les dirigeants tunisiens ont toujours su vivre. Née d’un père colonel et d’une mère traductrice, Riahi est l’aînée de sa fratrie. Elle a vécu en France pendant quatre ans à partir de l’âge de deux ans, alors que son père suivait une formation d’hydrologue à Brest. « J’étais toujours la première de ma classe », se souvient-elle. Lorsqu’elle a passé son bac S, elle était même la meilleure élève de toute la Tunisie. Elle a été récompensée par la prise en charge de son cursus universitaire. Elle a commencé par étudier les maths, puis bifurqué vers l’économie à l’Institut des hautes études commerciales de Carthage. Un de ses professeurs, Naoufel Ben Rayana, sachant l’étudiante exceptionnelle qu’elle était, a même demandé à toucher 5 % du capital de l’entreprise que fonderait Riahi. « Ça m’a donné l’idée de créer ma boîte », m’a-t-elle expliqué. Avec un ami, elle a lancé RHO Services Multilingues, une entreprise spécialisée dans la traduction, l’interprétation et les sous-titrages. Aujourd’hui, RHO a une flopée de clients à l’international et emploie cinquante personnes.

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Pied de nez
Crédits : Olfa Riahi/Facebook

Ben Rayana a joué un rôle essentiel dans la vie de Riahi. En fondant sa propre entreprise, Express FM – l’équivalent tunisien de BFM Business –, Ben Rayana voulait éviter d’engager des journalistes de la vieille garde ayant travaillé sous Ben Ali. Il a donc embauché des gens avec une expérience business et les a formés au journalisme. Puis il a mis Riahi aux commandes du prime time, de midi à quatorze heures, alors qu’elle commençait à peine à couvrir l’actualité et alimenter le site web de la radio. Les journalistes de l’ancien régime, qui la renvoient encore à son statut de blogueuse, n’ont aucune idée l’assiduité avec laquelle Riahi s’est formée au métier de journaliste. En plus de ses autres jobs, elle travaille comme professeure adjointe à l’École supérieure de journalisme de Paris (la plus vieille école de journalisme du monde, qui a ouvert une branche à Tunis en 2011). Alors que Riahi se frayait un chemin vers la notoriété grâce à son blog et ses tweets, elle a intégré une équipe de quatre personnes, aux côtés d’un sociologue, d’un psychologue et d’un avocat, pour se pencher sur la question de la peine de mort en Tunisie. Elle a passé trois semaines dans les prisons du pays à interviewer les détenus dans le couloir de la mort. Elle a découvert que les gens défavorisés étaient arbitrairement condamnés à la peine capitale et qu’au moins une personne était encore derrière les barreaux alors que son innocence avait été prouvée.

L’équipe a publié un livre excellent, Le Syndrome de Siliana, une référence en matière de lutte contre la peine de mort. Riahi a terminé ses entretiens en prison le 24 décembre 2012. Sachant que son accès aux détenus prendrait fin dès qu’elle dévoilerait l’affaire du Sheratongate, elle a attendu le 26 décembre pour publier les documents compromettants sur son blog. Les factures de l’hôtel ont révélé que le ministre des Affaires étrangères Abdessalem avait détourné des fonds publics – ainsi que des fonds secrets d’un million de dollars fournis par le ministre du Commerce chinois – pour louer des suites à l’hôtel Sheraton et divertir ses amis sans compter – dont une femme qui n’était pas son épouse. L’hôtel Sheraton est situé juste en face du ministère des Affaires étrangères, de l’autre côté de la rue. Le ministère possède des chambres réservées à l’usage du ministre. Mais apparemment, elles n’étaient pas assez discrètes pour l’occasion. « Il a démontré à quel point le nouveau gouvernement était aussi corrompu que l’ancien », raconte Riahi. « Ce n’est pas ce pour quoi nous avons fait la révolution. Ce n’est pas ce pour quoi nous nous sommes battus et que certains ont perdu la vie… Tout ça pour voir de nouveaux escrocs succéder aux anciens. Dégage ! », s’exclame-t-elle en reprenant le cri qui résonnait dans toutes les protestations révolutionnaires en Tunisie. « Dégage de là et va en prison. C’est là qu’est ta place. »

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Une des preuves récoltées par Olfa Riahi
Crédits : Olfa Riahi

Pas d’excuses, que des sources

Riahi ne s’excuse pas de la façon dont les documents du Sheraton lui sont parvenus. Elle ne s’excuse pas non plus du fait qu’elle est une ancienne supportrice du CPR, le Congrès pour la République dirigé par Moncef Marzouki. Le CPR devait incarner un contrepoids progressiste au milieu de la troïka de partis qui gouvernaient la Tunisie avant le Sheratongate. « J’ai donné au parti de Marzouki tous mes contacts. J’ai travaillé dur, rassemblé des soutiens, et maintenant je le regrette », admet-elle. « Marzouki a fait trop de compromis pour rester au pouvoir et sa base de soutiens a foutu le camp. Aucun d’entre nous ne votera à nouveau pour lui. » Pour Riahi, la façon dont un journaliste obtient ses informations importe peu. Ce qui compte, c’est de les vérifier et de protéger ses sources, ainsi que les témoins innocents. En utilisant ses compétences en business, elle a passé deux mois et demi à chercher les comptes du ministre en Chine et il n’a jamais pu nier l’exactitude de son rapport financier. Elle a effacé le nom de la femme qui a passé la nuit au Sheraton – elle n’avait aucun intérêt à ruiner la réputation de quelqu’un. Elle se préoccupait uniquement de l’usage qui était fait de l’argent public et de l’hypocrisie des hauts responsables d’Ennahdha qui, à cette époque, poussaient la Tunisie a adopter la charia, la loi islamique. Dégage !

« Aujourd’hui, la Tunisie compte plus de gens riches qu’avant la révolution. »

Riahi n’a jamais révélé le nom de la mystérieuse femme. Elle n’a pas non plus vérifié son identité. Et finalement, une cousine du ministre a avoué être la personne qui lui avait rendu visite au Sheraton, pour discuter de problèmes familiaux. Quand l’info est sortie, Riahi a fondu en larmes en public en imaginant la pression qui avait dû peser sur les épaules de cette femme pour qu’elle se dénonce et raconte cette histoire à laquelle personne n’a cru. Une fois les articles de Riahi publiés, une armée de politiciens et d’avocats se sont donnés pour mission de défendre le Premier ministre. Riahi a été traînée devant la justice pour huit chefs d’accusation, parmi lesquels « falsification de documents » et « usurpation de fonction ». Autrement dit, on lui reprochait de travailler comme journaliste sans avoir de carte de presse. Il a fallu attendre longtemps avant de voir Abdessalem comparaître pour abus de biens publics. Il persiste à clamer son innocence et fait traîner son procès le plus longtemps possible. Désormais autorisée à voyager, Riahi vit aux États-Unis, où elle passe un doctorat en politiques publiques à l’université de Duke. Elle garde un œil sur la mise en œuvre de la nouvelle constitution tunisienne,  mais elle admet être encore « obsédée » par le Sheratongate. « Je ne peux pas me reposer tant que l’affaire ne sera pas jugée. Je veux voir Abdessalem en prison, c’est là qu’est sa place. »

Après que ses chiens ont eu fini de s’ébattre dans les herbes folles du jardin, Riahi m’a invité à déjeuner. Sur la route, nous nous sommes retrouvés coincés entre deux Mercedes Benz et une Jaguar toute neuve. « Qui est assez riche pour conduire ça ? » ai-je demandé. Elle m’a répondu « qu’aujourd’hui, la Tunisie compte plus de gens riches qu’avant la révolution… Voilà un truc dont on n’a pas parlé, d’ailleurs. » Le terrorisme a effrayé les touristes mais étrangement, l’économie tunisienne en a paradoxalement bénéficié. L’effondrement du régime de Kadhafi en Libye a conduit des milliers de personnes – dont beaucoup d’entre elles étaient très riches – à passer la frontière tunisienne. ulyces-olfariahi-02 Après avoir enfermé ses chiens dans la cour d’une amie, nous nous sommes arrêtés dans une pizzeria non loin de la rue où nous avons déjeuné. Riahi a été accueillie comme une rock star. Des gens qui ne la connaissaient pas s’arrêtaient à notre table pour la remercier pour son action. Riahi continuait de sourire et fumer à la chaîne ses Cristal, la marque de cigarettes tunisienne bon marché. Elle les achète pour être solidaire des travailleurs pauvres du pays, me dit-elle. Une femme s’est approché pour lui parler d’une affaire de corruption en chuchotant. Riahi m’a demandé un bout de papier pour écrire son numéro de téléphone. La femme lui a confié qu’elle avait des documents et qu’elle souhaitait les lui transmettre. « Je cherche toujours de bonnes sources », dit Riahi. « Le problème, c’est que maintenant, j’en ai trop. »


Traduit de l’anglais par Laura Diacono et Arthur Scheuer d’après l’article « A Woman Blogger’s Scoop Helped Save Tunisia From Islamists », paru dans le Daily Beast. Couverture : Olfa Riahi. (Zoubeir Souissi)