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DLX

J’ai grandi en faisant du skateboard à San Francisco, et comme tous les gosses à qui c’est arrivé, j’ai entendu des histoires sur Phelps. Un nouveau skatepark a ouvert quand j’avais 16 ans, et on disait que c’était Phelps qui l’avait conçu – ce qui semblait bizarre car le parc était (et il est toujours) horrible. Pendant le temps que j’ai passé en sa compagnie, Phelps m’a dit que la rumeur était fondée. Il avait fait un brouillon de plan du parc sur une serviette en papier de bar, sans penser une minute que les promoteurs allaient effectivement l’utiliser.

Je l’ai rencontré pour la première fois des années après, quand le troisième parc de la ville a ouvert dans le quartier de la Mission. Je m’entraînais sur une petite corniche en pente dans un coin, le genre de chose qu’il est agréable de faire en privé, à l’abri du regard des vrais bons skateurs. Phelps a roulé vers moi et a attiré mon attention sur le bas de la corniche. « Tu vois ça ? » m’a-t-il dit en pointant du doigt des tâches que je n’avais pas relevées. « C’est du sang. » Les gens pensent qu’une petite corniche de ce type n’est pas dangereuse, m’a-t-il expliqué, et puis ils comprennent. C’était il y a des années et je ne sais toujours s’il se moquait de moi ou pas.

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La paire de lunettes de Phelps
Crédits : Andrew Paynter

Phelps va dans ce parc, Potrero del Sol, plus ou moins tous les jours, et sa présence continuera de se faire sentir bien après qu’il aura disparu. Une de ses vieilles paires de lunettes est prise dans le béton. Il vit dans un appartement à loyer modéré à quelques pâtés de maisons de là, avec la même petite amie qui va et vient depuis vingt ans. Bien qu’il ne se soit jamais marié ou qu’il n’ait jamais eu d’enfants, il me dit qu’il considère les gosses du skatepark comme les siens. Quand il les côtoie, il se la joue oncle cool et déjanté. Il les encourage, les taquine, joue aux dés avec eux et leur taxe des cigarettes. Étant donné qu’il considère le fait de promouvoir les règles d’une sous-culture dégénérée comme son métier, c’est un rôle de modèle intéressant. Mais ses singeries ne font sens que si vous faites du skate, car le skateboard est assorti d’une vision du monde inhabituelle.

Les lieux les plus recherchés par les skateurs se résument à un bruit de fond désagréable pour la plupart des gens : des parkings, des cours d’écoles vides, des places désaffectées… C’est comme si deux univers coexistaient, identiques et connectés, et qu’il suffisait d’avoir un skateboard entre les mains pour voir le second. Cela fait maintenant 40 ans que Phelps regarde le monde de cette façon et il ne peut plus le voir autrement. Cela a instillé en lui un dégoût absolu pour toute forme de politesse, si basique soit elle. À San Francisco, il est doté d’un don magnétique : il attire autant qu’il repousse les étrangers. Cette tension est palpable au cours de la première journée que nous passons ensemble, alors qu’il se rend chez DLX, un magasin de skate sur Market Street. Phelps y achète une nouvelle planche, et tandis qu’il la prépare, un jeune homme du nom d’Alex entre dans la boutique, la tête penchée en arrière pour admirer les planches exposées au mur. Il a l’air totalement défoncé. Comme un cheveu sur la soupe, il demande à Phelps s’il connaît Van Wastell.

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Rihanna adore Thrasher

« Il est mort », dit Phleps. C’est vrai. Wastell était une étoile montante des skateboards Krooked, une société montée par Mark Gonzales, dit « le Gonz », peut-être le skateur le plus influent de tous les temps. Wastell est passé pro en 2008 et on l’a retrouvé mort peu de temps après dans une ruelle derrière un hôtel de Berlin.

L’histoire est si curieuse qu’elle a été reprise par le New York Times, mais les circonstances de sa mort – suicide, accident lié à l’alcool ou autre – n’ont pas été révélées. Alex ouvre le col de sa chemise, révélant le tatouage d’un monstre dessiné à gros traits sur un skateboard : la mascotte de Krooked. C’est Wastell qui l’a tatoué, d’après lui. (Plus précisément, il a dit : « Il a tatoué mon torse, quand même. ») « Stylé », dit Phelps d’un ton quelque peu dédaigneux. Il connaît le plan, il voit les signes d’un gosse défoncé qui n’est pas d’ici, et il semble ne pas pouvoir résister. Il se lance dans sa propre version de la mort de Wastell.

Il explique que Wastell était en tournée avec son sponsor de chaussures, et qu’il était accro aux opiacés. Ses coéquipiers ont décidé de lui confisquer son stock en espérant que ça l’aiderait à arrêter. Mais d’après Phelps, c’était idiot. D’habitude, les drogués emportent juste assez de came pour survivre le temps d’un voyage. Quand ses copains ont pris son stock, Wastell ne l’a pas supporté et il a sauté.

Ses coéquipiers étaient au bar de l’hôtel, en train de discuter de la façon dont ils allaient l’aider à se remettre quand ils ont entendu les sirènes. J’apprendrai plus tard qu’Alex était effectivement proche de Wastell, ce dernier lui a appris les kickflips.

Mais s’il est agacé ou même surpris par le récit glacial que fait Phelps des dernières minutes de son héros, il ne le montre pas. « C’était un skateur de dingue en tous cas », voilà tout ce qu’il dit. « Il n’était pas mauvais », dit Phelps en le regardant par-dessus ses lunettes, se préparant à réajuster – au sens chiropratique du terme – les canons du skateboard d’Alex. « Ce n’est pas Gonz. Ce n’est pas Eric Koston. Et il est mort, putain. »

Le projectile

Phelps admet facilement qu’il n’est plus très impliqué dans le travail quotidien de production du magazine. À ce stade de sa carrière, il fait plus figure de prête-nom : un représentant qui marche et qui parle pour étayer la revendication d’authenticité du magazine. (Le propriétaire actuel, Tony Vitello, le fils de Fausto, le qualifie « d’ambassadeur du capital ».) San Francisco n’est plus non plus La Mecque du skate comme elle l’a été par le passé.

Ces quinze dernières années, la plupart des lieux emblématiques ont été détruits ou sabotés (recouverts de petites bandes de métal qui rendent l’utilisation d’un skate impossible). La place Justin Herman a été anéantie, puis reconstruite pour redevenir un spot de skate génial… avant d’être finalement bousillée par les bandes de métal. Pareil pour Union Square. Les effets largement identifiés du boom de la tech sur le marché immobilier n’ont fait qu’accentuer le phénomène.

L’industrie du skate a été dérangée par la technologie au même titre que tous le secteur des médias. Thrasher a dû s’adapter et devenir une organisation multimédia viable en organisant des événements dans des spots qui s’apprêtaient à être démolis (pendant lesquels Phelps crie dans son mégaphone), en coproduisant une série web avec VICE, et en diffusant des vidéos sur le site. Les magazines de skate sont tout simplement devenus moins indispensables, maintenant qu’on peut regarder les images des pros sur YouTube et Instagram.

D’une certaine manière, Phelps est doublement anachronique : au sein même de sa sous-culture, comme une relique d’un ordre ancien, et en dehors, comme un avatar de la poussière de la ville que les geeks poussent de côté.

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Phelps et San Francisco
Crédits : Andrew Paynter

C’est un vendredi matin, et Phelps et moi nous glissons par la porte arrière d’un bus, le 49 Van Ness, avant de nous mettre à l’aise sur des sièges du fond. Le bus chemine vers le centre-ville et Phelps, monologuiste prolifique, déroule une histoire impromptue du côté sordide de San Francisco à mesure que la ville défile par les fenêtres. Dans les années 1980, Phelps vivait dans une maison anarchiste du quartier de la Mission. Il raconte que des lowriders écumaient le boulevard tous les week-ends.

Alors que nous passons devant la mairie, Phelps déclare : « C’est là que le maire a été tué » – il fait référence à George Moscone. Et lorsque le bus s’arrête, il pointe son doigt vers l’autre fenêtre, en direction du Herbst Theatre. « Je me suis fait renverser par un ascenseur juste là. » Un quoi ? « Un ascenseur. » (Apparemment, des ascenseurs sont cachés sous le trottoir.) « J’ai été mordu par un cheval, mordu par un chameau, je suis tombé d’un chameau, je suis tombé d’un cheval, j’ai été renversé par un ascenseur, par un cheval, par un bus, par une voiture et par un van », dit-il. « Toute ma vie j’ai été un projectile. » De tous les faits remarquables concernant Phelps, le plus impressionnant est peut-être celui-ci : il n’est pas mort.

Quand on lui parle de sa carrière, sa « cavalcade extrême et cool », il déroule une bobine sombre : il a été poignardé dans le torse par un junky dans le Haight et presque tué dans un drive-by à Antioch ; il a failli perdre un bras à cause d’une morsure d’araignée alors qu’il dormait sous une rampe verte à Oakland ; il a failli mourir deux fois en Australie – une fois alors qu’il conduisait dans le bush habillé en prêtre afin de pouvoir dire aux douanes qu’il était là pour distribuer des skates aux aborigènes, une autre après s’être cogné la tête sur une rampe (quand il est revenu dix jours plus tard, il a découvert que ses amis, convaincus qu’il était mort, avaient pris sa planche et vendu les pièces détachées). Il s’est cassé les deux jambes, les deux pouces, la clavicule et le pelvis. Il s’est aussi fracturé le crâne. Il a subi sept opérations des genoux, trois d’un côté, quatre de l’autre. Il dit que son dossier médical fait 290 pages. Il me le certifie : « J’ai passé plus de temps à l’hôpital que la plupart des gens en prison. »

Plus tard ce jour-là, nous rejoignons le bord de mer en marchant sur Polk Street jusqu’à ce que la rue commence à descendre vers la baie. Peu importe ce qui arrivera à San Francisco, Phelps est d’avis que la ville est trop bénie sur le plan topographique pour se débarrasser totalement des skateurs. Comme il dit : « On ne peut pas bousiller les collines. » Il n’y a pas de brouillard ce jour-là, et on voit clairement Angel Island et le cap Marin. Alors que nous descendons la rue, le décor qui nous entoure défile de plus en plus vite, mais pas l’image des collines au loin… le résultat est un magnifique travelling compensé à la Hitchcock. Nous passons devant des touristes sur des tricycles motorisés jaunes en train de filmer leur visite guidée de la ville. Phelps leur fait un bras d’honneur.

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Un t-shirt à l’effigie du magazine

Il grille deux feux rouges et me sème à tel point qu’il doit m’appeler sur mon téléphone pour me dire où il est allé : Aquatic Park, un amphithéâtre art déco en ruines à la frontière de la baie. Quand je le retrouve, il a enlevé son manteau et s’est assis en haut des bancs en béton. Il porte des verres polarisants et ils se sont déjà assombris dans le soleil de la mi-journée. Il parle de l’époque où il venait là étant gosse. Parfois, il voyait Carlos Santana jouer de la guitare. « Il y avait des crabes et des trucs dans l’eau », dit-il. « C’était beau. »

Phelps a récemment eu des problèmes avec les propriétaires de Thrasher, ce qui le pousse à méditer sur la question de sa longévité. « Mes docteurs » – il en a quatre – « m’ont dit que mon métier me tuait. Je leur réponds que je suis au courant. » Mais la pratique du skateboard tue rarement les skateurs, ce sont les accessoires qui le font.

Il venait de rentrer d’un voyage en Afrique du Sud pour un événement de Thrasher : une tournée à travers le pays avec des pros et un concert avec son groupe de hardcore, Bad Shit. (Phelps est guitariste principal du groupe et hurleur occasionnel, aux côtés du skateur de l’année Tony Trujillo et de sa femme, Ashley « Trixie » Trujillo.) Il a écrit un article pour le magazine au sujet du voyage, intitulé « La fête est finie » dans lequel il révèle, entre deux réflexions sur l’âge et l’abus de stupéfiant, qu’il s’est fait virer de son vol retour vers les États-Unis et enfermer dans un hôpital psychiatrique sud-africain. « Je croyais que Virgin Atlantic était une fête dans le ciel ? » écrit-il. « Ben c’est faux. » Il conclue l’article avec les paroles d’une chanson, « Recovery » – une allusion à  sa cure de désintox apparemment –, qui commence ainsi : « 30 jours dans un trou / il fallait que je m’en sorte / que je rebranche mon âme tordue. »

Phelps me dit que beaucoup de ses vieux amis sont morts. « Dans ma génération, on fumait du PCP, on sniffait de la peinture, tout ça », dit-il. « C’était du lourd, ça rigolait pas. » Thrasher aussi a eu plus que sa part de morts. Fausto Vitello est décédé d’une crise cardiaque en 2006. Il n’avait pas 60 ans. Cinq ans plus tard, Eric Swenson s’est tiré une balle dans la tête devant le commissariat du quartier de la Mission – apparemment pour éviter à sa famille d’avoir à retrouver son corps. Un ancien skateur pro adulé du nom de Phil Shao a été formé pour prendre la relève de Phelps, mais il s’est tué dans un accident de la route lié à l’alcool en 1998. Les gardiens de Phelps à Thrasher s’inquiètent de son bien-être, pour ne pas dire pire.

Tony Vitello voit dans l’apparence de Phelps – son incarnation de la marque – la cause même de ses misères. « Quand je le vois, c’est “Skate and Destroy”, le bien et le mal en même temps », me dit-il, faisant référence au slogan de Thrasher. « La seule chose qui l’intéresse vraiment, c’est de faire du skate, et il a “skaté et détruit” son corps jusqu’à la corde. » Même les contemporains de Phelps considèrent son dévouement à ce mode de vie comme irrationnel. Dave Carnie, le rédacteur en chef de Big Brother – un magazine de skate délirant publié par Larry Flynt et aujourd’hui arrêté – avait l’habitude de blaguer sur la philosophie de Thrasher en la qualifiant de « contre-courant ». C’est-à-dire que ces types ne descendent jamais de leurs skates, dans tous les sens du terme, même quand il serait logique qu’ils le fassent.

Carnie aime sortir de ce rôle. « J’aime bien jouer avec mes chiens et regarder des émission de cuisine parfois », dit-il. Phelps, lui, jamais. Et Carnie pense que c’est ce qui fait que le magazine marche. « Ce qu’il y a de si attirant chez Thrasher, c’est que c’est taré », dit-il – ce qui est parfait puisque c’est aussi le cas du skate. « Vous roulez, vous tombez, vous vous faites mal, vous vous relevez et vous recommencez. Ils ne plaisantent pas avec ça. »

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The Wall
Crédits : Thrasher

Cette vision punk de la culture skate occulte un fait dérangeant concernant le milieu : il a tellement bien résisté au fait de devenir un sport qu’il n’est aujourd’hui qu’un business – un business qui n’entraîne que plus de business et de businessmans. Phelps n’a aucune valeur dans cet écosystème parce qu’il ne démord pas de l’idée que le skate est hideux, irrémédiable et, par-dessus tout, en dehors de toute logique du reste du monde, ordonné et aseptisé. Comme il me le dit en regardant la baie : « Je n’aime pas quand les gens essayent d’adoucir l’image du skate, qu’ils s’en moquent ou qu’ils jouent avec. C’est sacré pour moi. »

C’est peut-être la chose la plus sincère qu’il m’ait dite et elle résonne en moi. La société révère les athlètes pour leurs victoires. Les skateurs sont des losers, ils ne peuvent pas gagner, alors ils recherchent plutôt une perfection dans la forme et une expansion des possibilités. Quand ils fétichisent la douleur, c’est uniquement parce qu’elle va de pair avec l’excellence.

Si vous pensez que cela sonne comme le genre de mièvrerie qui me vaudra les moqueries de Phelps – et ce sera peut-être le cas –, vous devriez l’entendre parler de son sentiment préféré, dévaler les collines de sa ville natale. « Mes roues avant s’emballent et je vole, je peux le sentir : ça tremble, c’est comme un petit balancement », dit-il. « Je suis à la limite de perdre le contrôle, et je vis totalement l’instant. » Il me dit que ça ne manque pas de sublime.


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret, Raphaël Rigal et Maha Ahmed d’après l’article « Thrashed », paru dans California Sunday Magazine. Couverture : Un blouson couvert de patchs Thrasher (par Andrew Paynter).


RENCONTRE AVEC LA PLUS GRANDE TATOUEUSE DE LA PLANÈTE

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Roxx vit à San Francisco. Elle opère dans le salon qu’elle a fondé, 2Spirit Tattoo. De l’avis de beaucoup, la meilleure du monde, c’est elle.

« J’ai prostitué mon art pendant une trop grande partie de ma carrière », me confie Roxx, tatoueuse à San Francisco. « J’écoutais ce que les gens voulaient et je le faisais pour eux. » Quand elle proposait ses propres idées, la plupart des clients refusaient – pour mieux revenir plus tard lui avouer qu’ils regrettaient de ne pas l’avoir écoutée. Aujourd’hui, personne ne dit plus à Roxx ce qu’elle doit faire. Ses clients viennent la trouver pour une consultation durant laquelle elle cherche à savoir qui ils sont et ce qu’ils veulent que leurs tatouages disent d’eux. Ils lui indiquent où ils veulent être tatoués et celles de ses œuvres qui les  touchent le plus. Roxx prend des notes et des photos. Contrairement à la plupart des tatoueurs, elle n’utilise ni pochoirs, ni matériaux de référence. « J’ai simplement besoin de ressentir leurs énergies et de leur poser quelques questions : “Qu’est-ce qui vous conviendrait ? Un tatouage plutôt guerrier ? Badass ? Joli et féminin ?” » Puis le modèle prend forme, elle le dessine à main levée et le travail commence. « Il n’y a rien de spirituel ou de philosophique là-dedans », assure-t-elle. Quand je lui demande ce qu’elle créerait pour moi après une demi-heure de conversation, elle s’exclame : « J’étais justement en train d’y penser ! » Et ce qu’elle me prescrit irait à merveille, même si je ne suis pas venue me faire tatouer.

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Un tatouage réalisé par Roxx
Crédits : 2Spirit Tattoo

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