Il est plutôt difficile d’approcher l’entourage de Steve Jobs, d’autant plus quand on cherche à raconter les années les plus sombres de sa carrière. Beaucoup de ses anciens collègues ou amis refusent purement et simplement de s’exprimer, peut-être parce que la disparition du fondateur d’Apple en 2011 est encore trop récente. Heureusement, certains ont accepté de se confier, et loin du mythe l’entourant, les amis du génie créatif se souviennent d’une période très importante de la vie du créateur de l’iMac : sa traversée du désert, entre 1985 et 1996. « C’est le meilleur script de film qui soit ! Je ne crois pas que vous puissiez écrire une meilleure histoire », m’assure au téléphone Ken Segall, directeur créatif de NeXT, puis d’Apple. « C’est parce que Steve a été poussé à la porte d’Apple qu’il a fait toutes ces choses à son retour, qu’il est devenu un homme accompli et un bien meilleur homme d’affaires », ajoute le consultant créatif new-yorkais. Voyage dans le passé, direction l’année 1984. À l’époque, Steve Jobs a 30 ans. Neuf ans plus tôt, il a cofondé avec Steve Wozniak, dans le garage de ses parents, Apple Computer. En quelques années, la société à la pomme a révolutionné l’industrie du PC, en concevant l’Apple I, puis l’Apple II, l’un des premiers ordinateurs personnels fabriqué à grande échelle. En 1984, au siège d’Apple, à Cupertino en Californie, Steve Jobs présente le Macintosh. Conçu en deux ans par une petite équipe d’ingénieurs, il est pour lui, « l’ordinateur qui changera le monde ». La machine est alors acclamée par le petit monde de l’informatique pour ses capacités graphiques. Mais rapidement, malgré une importante campagne marketing, ses défauts se font jour. Le Macintosh est lent, très lent. Face à d’autres ordinateurs, comme l’IBM PC/AT, sorti lui aussi en 1984, il est très limité en mémoire. Et au nom de l’esthétique du produit, il ne comporte ni ventilateur, ni disque dur interne. J’ai rendez-vous dans un café parisien avec Daniel Ichbiah. Cet ancien journaliste à SVM Mac et auteur du livre Les quatre vies de Steve Jobs, constate avec un sourire : « Les ingénieurs d’Apple ont dû composer avec les décisions techniques parfois complètement abracadabrantes de Jobs. Ces choix incohérents, de vrais caprices d’artiste, sont en partie responsables des ventes catastrophiques du Macintosh. »

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Steve Jobs tenait à l’Apple II

Noël 1984 : le Mac peine à se vendre. Les entreprises préfèrent IBM, une marque plus rassurante, loin de l’image hippie de Steve Jobs. Apple n’a vendu que 10 000 unités par mois (10 % des objectifs de vente initiaux), alors que l’Apple II représente encore 70 % des ventes de la société. L’ambiance est lugubre. Steve Jobs tient beaucoup à son bébé, sur lequel il confie n’avoir jamais « travaillé aussi dur ». Depuis San Francisco, le designer Tom Suiter, ancien directeur créatif d’Apple en 1984 et grand ami de Jobs, me confie sur Skype : « Il est alors obnubilé par le Mac, sur lequel il mise énormément, et ne pense pas assez au reste de la compagnie : Apple, ce n’est pas que la division Macintosh. » Face au président-créateur d’Apple, se tient John Sculley, le directeur général de la société. En 1983, l’ancien directeur de PepsiCo a été recruté par Steve Jobs pour ses qualités « d’as du marketing ». Mais deux ans plus tard, ce dernier commence à s’inquiéter. John Sculley a pour principal souci de redresser la barre. Le conseil d’administration d’Apple, qui regroupe des investisseurs, des gestionnaires et des banquiers un peu perdus face à la personnalité tonitruante et instable de Steve Jobs, est inquiet. Il met la pression sur Sculley pour obtenir des résultats. « On l’a embauché pour tenir la boîte, mais celle-ci commence à être plombée par le Mac. Et Jobs, qui est très têtu, n’arrive pas à comprendre que c’est à cause de lui que l’ordinateur ne se vend pas : ce qu’il a réalisé est fantastique, mais ce n’est pas adapté au marché », raconte Daniel Ichbiah. Chez Apple, l’aura de Steve Jobs décroit de jour en jour. En février 1985, Steve Jobs accorde une interview au magazine Playboy, dans laquelle il semble annoncer à demi-mot sa propre éviction : « Je resterai lié à Apple pour toujours. J’espère que, toute ma vie, le fil de mon existence et celui d’Apple resteront intimement mêlés, comme la trame d’une tapisserie. Il se peut que je prenne mes distances quelques années, mais je reviendrai toujours. Cet éloignement sera peut être inévitable. » Steve Jobs, la tête enfouie dans le sable, attribue la responsabilité de la mévente du Mac à John Sculley et à sa « mauvaise gestion » d’Apple. Il considère le CEO de la société comme un incapable, qui ne pense pas assez aux produits, et bien trop aux résultats financiers. De son côté, John Sculley voit en Steve Jobs quelqu’un de « dynamique, visionnaire, charismatique, mais aussi entêté, refusant tout compromis, totalement impossible à gérer ». Dans son livre Odyssey : Pepsi to Apple… A Journey of Adventure, il se souvient : « Steve était très immature, fragile, sensible et vulnérable. »

Visionnaire

Le combat des chefs commence. Alors que Steve Jobs, persuadé qu’il est le seul à pouvoir changer les choses, tente de renverser John Sculley, ce dernier essaie de son côté de mettre le fondateur d’Apple sur une voie de garage. « Avec n’importe quel CEO, cela n’aurait pas fonctionné : Jobs était un électron libre, trop libre, et le directeur général est là pour faire en sorte que la société tourne », explique Daniel Ichbiah, en secouant la tête.

« Steve devait esquisser la technologie de demain, élaborer les grands produits de la génération suivante. » — John Sculley

Le conseil d’administration, qui finit lui aussi par considérer Steve Jobs comme « ingérable », tente de l’écarter de la direction de l’équipe Macintosh et du management, pour lui confier la responsabilité d’un centre de recherches, l’Apple Labs. L’idée est de donner à Jobs le rôle de « génie créateur », inventeur de nouveaux produits : il garderait son titre de président d’Apple, mais sans véritables responsabilités managériales. Ainsi, il ne pourrait perturber la mission de John Sculley : redresser Apple. « Steve devait esquisser la technologie de demain, élaborer les grands produits de la génération suivante, comme il l’avait fait pour le Macintosh. Je voulais qu’il se concentre sur les nouvelles technologies et les produits, et me laisse diriger Apple : c’est pour cela que j’avais été engagé », raconte John Sculley à Playboy en septembre 1987. Un instant, Steve Jobs hésite. Mais finalement, il refuse d’abandonner la division Mac à Jean-Louis Gassée, directeur d’Apple France. Il tente même, vainement, une révolution de palais, une sorte de putsch, profitant de l’absence de John Sculley, parti en voyage d’affaires. Pour le CEO, qui se sent trahi, la coupe est pleine : il ne tentera plus de soutenir, même du bout des doigts, celui qu’il considérait jusque-là comme un ami. Arthur Rock, investisseur et membre influent du conseil, que Steve Jobs considérait comme « un second père », lui reproche d’agir comme un « sale gosse pourri gâté ». Finalement, le 31 mai 1985, le fondateur d’Apple est écarté de toute responsabilité directoriale, et est sommé d’assurer son rôle de « visionnaire artistique ». Pour Jobs, c’est la douche froide. « J’ai eu l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre, j’étais sonné, je n’arrivais plus à respirer », confie-il à Walter Isaacson, son biographe officiel. « Pendant plusieurs semaines, durant l’été 1985, Steve Jobs, relégué au placard, célibataire et seul contre tous, désormais sans aucun poids chez Apple, oscille entre la rage de voir sa société être dirigée par Sculley, qu’il considère comme un idiot, et le désespoir. Certains de ses amis vont même jusqu’à craindre qu’il soit tenté de mettre fin à ses jours », lance Daniel Ichbiah. « Steve n’a pas été poussé vers la sortie par hasard. Il était vraiment brillant, mais il n’était pas fait pour gérer une entreprise. Il était colérique, autoritaire, et il voulait tout contrôler… La crainte de le voir entraîner Apple avec lui au fond du gouffre était vraiment légitime », se souvient son ami Ken Segall. Steve Jobs est mortifié par les conditions de son éviction. Il nourrit dès lors une haine viscérale pour John Sculley, qu’il décrit comme « une personne corrompue, qui ne pense qu’à gagner de l’argent, et non à inventer d’excellents produits ». À la fin de l’été 1985, décidé à prendre sa revanche, il se remet en mouvement. « Une partie de Steve voulait prouver aux autres et à lui-même que Apple n’était pas un coup de chance. Il voulait prouver que Sculley n’aurait jamais dû le laisser s’en aller », explique Andrea Cunningham, publicitaire pour Apple, à Business Week en 1988. En 2005, Steve Jobs est revenu sur cette période lors d’un discours aux étudiants de l’université de Stanford : « Je me suis retrouvé sur le pavé, viré avec pertes et fracas. Ma raison d’être n’existait plus, j’étais en miettes. C’était un échec public, et je songeais même à fuir la Silicon Valley. Et puis j’ai peu à peu compris une chose : j’aimais toujours ce que je faisais. Ce qui m’était arrivé chez Apple n’y changeait rien. J’avais été éconduit, mais j’étais toujours amoureux. J’ai alors décidé de repartir de zéro. » En 1985, il confiait aussi à Playboy : « Si l’on veut mener une vie créative, comme un artiste, il ne faut pas regarder en arrière, il faut savoir tirer un trait sur ce qu’on était et ce qu’on a fait, et tout recommencer. »

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Steve Jobs en 1985

Le 12 septembre 1985, Steve Jobs démissionne d’Apple. Il a déjà en tête un nouveau projet, nourri lors d’une conversation avec un chercheur de Stanford, prix Nobel de biochimie, Paul Berg. L’idée : concevoir un ordinateur pour les universités et les chercheurs. Rapidement, Jobs débauche des membres d’Apple gagnés à sa cause : Bud Tribble, ancien chef du développement logiciel, George Crow, développeur, Susan Kelly Barnes, responsable du service financier, et Dan’l Lewin, commercial, responsable des relations avec le marché de l’éducation, qui s’occupera désormais du marketing dans la nouvelle société que le fondateur d’Apple prévoit de créer. Grâce à sa notoriété, demeurée intacte, il recrute aussi nombre d’ingénieurs de talents. « Il faut garder en tête que Jobs était une rock star à l’époque, son aura était similaire à celle des célébrités d’aujourd’hui ! », constate Daniel Ichbiah. Ainsi débute l’exil, ou l’odyssée, de Steve Jobs. « Nous avons vite appris qu’il préparait quelque chose, dès 1986 », me raconte un journaliste high-tech désirant conserver l’anonymat, qui a suivi Steve Jobs à l’époque. Le fondateur d’Apple baptise son nouveau projet NeXT, qui signifie « la suite ». « Son ambition est alors de concevoir une nouvelle génération d’ordinateur, pour faire oublier le Macintosh », me raconte son vieil ami Tom Suiter, qui lui a soufflé ce nom. Il ajoute : « Pour Steve, NeXT était un nouveau défi : il avait révolutionné l’informatique en lançant deux ordinateurs révolutionnaires, et il voulait continuer dans cette voie. Il voulait poursuivre son œuvre et créer la machine du futur ! » Pour Jobs, Apple est condamné, et il lui faut préparer l’avenir de l’informatique. « C’est fini, ils n’arriveront pas à sortir l’ordinateur qui leur sauvera la vie », affirme-t-il à l’époque à Brent Schlender, ancien journaliste à Fortune. L’écrivain, qui prépare actuellement un livre sur la traversée du désert de Steve Jobs, n’a pu répondre à mes questions pour des raisons juridiques. Néanmoins, il a écrit sur Fast Company : « Au départ, NeXT était apparemment un moyen de révolutionner l’enseignement supérieur grâce à de puissants et beaux ordinateurs. En réalité, il faisait le pari qu’un jour, il ferait mieux qu’Apple. » Steve Jobs, qui a vendu 20 millions de ses actions Apple, investit 12 millions de dollars dans sa nouvelle société. NeXT reçoit le soutien d’un célèbre investisseur, le milliardaire Ross Perot, fondateur de la société Electronic Data Systems (EDS), qui regrette de ne pas avoir acquis Microsoft (à qui tout sourit alors) quand il le pouvait, en 1979. Le Texan investit 20 millions de dollars dans la société de Steve Jobs. En mai 1989, le japonais Canon investira de son côté quelques 100 millions de dollars. « Autour du projet de Jobs, l’excitation est à son comble, même si certains experts et clients sont sceptiques et s’interrogent sur l’utilité d’un nouveau type d’ordinateur », se souvient Ken Segall. Pour lever les doutes, Steve Jobs lance l’ordinateur NeXT en grande pompe le 12 octobre 1988 au Symphony Hall de San Francisco. Plus de 3 000 personnes sont présentes et acclament le retour de Jobs sur le devant de la scène. « C’est bon d’être de retour », lance ce dernier, avant d’annoncer « la naissance d’une nouvelle architecture informatique qui va changer la face du monde ».

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Le lancement de NeXT

Steve Jobs présente un ordinateur au design épuré, noir, qui permet d’envoyer des messages audio par e-mails, et qui est équipé d’un disque optique. L’ordinateur NeXT « était un élégant boîtier cubique, rempli de merveilles technologiques en avance sur leur temps. Il préfigurait l’ère de l’Internet », décrit Ken Segall. Pour Jobs, il s’agit sans conteste du « meilleur ordinateur du monde ». Mais rapidement, des voix discordantes se font entendre. Le prix de l’ordinateur, 6 500 dollars, rebute vite les universitaires. « Comme le Macintosh en son temps, le système informatique NeXT est bourré d’innovations. Ce nouvel ordinateur a beaucoup de fonctionnalités intéressantes, mais c’est cher… et les concurrents de NeXT pourraient fort bien le distancer rapidement », prévient Business Week. « L’ordinateur NeXT, conceptuellement, était une machine mythique ! Mais les prix étaient exorbitants, il embarquait un disque optique jugé trop lent, et surtout, il n’y avait pas de logiciels. Jobs imposait aux développeurs de repartir de zéro, et beaucoup, à l’image de Bill Gates, l’un de ses principaux rivaux, ne l’ont pas accepté », explique Daniel Ichbiah. Bill Gates, agacé par l’image de gourou de Steve Jobs, critique même vertement l’ordinateur de NeXT : « Ses fonctionnalités sont purement gadget », lance-t-il alors. Comme à l’époque du Macintosh, les ventes sont à nouveau catastrophiques. La deuxième version de l’ordinateur NeXT, baptisée Cube NeXT, sortie en septembre 1990, n’y change rien. Le Cube NeXT coûte un peu moins cher (5 000 dollars), intègre de nouveaux logiciels (Improv de Lotus, WordPerfect), et un client de messagerie, NeXT Mail, qui permet de partager des images, des vidéos et des sons dans un e-mail. Steve Jobs vise aussi, désormais, les entreprises « à la recherche de solutions simples ». Mais cela ne suffit pas à relancer les ventes. « Il faut dire que le marché était déjà dominé, largement, par le PC d’IBM et par le Macintosh d’Apple, qui s’est finalement bien vendu. C’est aussi le moment où Windows, de Microsoft, commence à cartonner », constate Daniel Ischbiah. « À l’époque, créer une nouvelle société d’ordinateurs était un vrai challenge, car qui avait besoin d’une nouvelle machine ? Steve croyait vraiment en NeXT, mais les consommateurs n’ont pas été au rendez-vous », déplore Ken Segall.

L’espoir Pixar

En 1993, après n’avoir vendu que 50 000 stations, et avoir perdu nombre de collaborateurs, dont l’investisseur Ross Perot, Steve Jobs se résigne à stopper la production du Cube NeXT. « C’est l’une des pires journées de sa vie : pendant quatre ans, il s’est battu pour prendre sa revanche, mais il doit tout arrêter. Cette fois, ce n’est pas un conseil d’administration qui le désavoue, mais le public », résume Daniel Ichbiah. L’entreprise, renommée NeXT Software Inc, se concentrera désormais sur le développement de logiciels. « J’étais très triste de ne pouvoir vendre des ordinateurs à des individus. Je n’étais pas sur terre pour céder des licences d’utilisation à des entreprises et voir tourner mon logiciel sur les machines médiocres des autres fabricants », explique Steve Jobs en 1995.

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John Lasseter et l’ordinateur Pixar en 1983

Mais la lumière ne tarde pas à revenir. Ailleurs que chez NeXT. En parallèle, pendant toutes ces années, Jobs porte un autre projet. Alors qu’il est encore président d’Apple, début 1985, il rend visite à une petite équipe spécialisée dans les images de synthèse et le graphisme par ordinateur, dans le comté de Marin, en Californie. Cette équipe constitue la branche informatique de Lucasfilm, la division effets spéciaux d’Industrial Light & Magic, la société du père de la saga Star Wars, Georges Lucas. À l’époque, le Lucasfilm Computer Graphics Group a pour projet à long terme de créer un long métrage d’animation entièrement réalisé sur ordinateur. Tombé amoureux de la technologie utilisée par l’équipe, Steve Jobs est persuadé du potentiel de l’ordinateur en tant que future « machine universelle à simulation ». Il tente, en vain, de convaincre Apple que le Graphics Group, que Georges Lucas cherche à revendre après un divorce coûteux, est la solution pour étendre la position de la société dans le secteur du graphisme par ordinateur. « Quand j’ai rencontré Edwin Catmull, qui dirigeait à l’époque la division informatique de Lucasfilm, il m’a montré ce que lui et son équipe faisaient, des courts métrages animés. J’ai toujours apprécié le graphisme par ordinateur… Mais je n’avais jamais rien vu d’aussi bon que cela. Ed a partagé avec moi son rêve de faire le premier long métrage d’animation par ordinateur. Et j’ai décidé d’investir mon argent dans ce rêve, spirituellement et financièrement », confie Steve Jobs à Shellie Karabell, journaliste au Dow Jones Investor Network, en 1996. « Ces gars-là étaient en avance sur nous, bien loin devant, en matière de graphisme. Ils étaient en avance sur tout le monde, et je savais au fond de moi que cela allait devenir un jour très important », explique-t-il aussi, à l’époque, à Brent Schlender. Après son éviction d’Apple, quelques mois plus tard, Jobs recontacte Lucasfilm, et propose à Georges Lucas de racheter le Graphics Group pour cinq millions de dollars, à partir des actions Apple qu’il a récupérées. Après des tractations avec Ed Catmull, qui craint que Steve Jobs soit « plus intéressé par les ordinateurs de films que par la création de films », il rachète la branche de Lucasfilm en 1986, pour 10 millions de dollars. Il la rebaptise « Pixar », pour Pixels et Arts. « Beaucoup de professionnels disaient : “pourquoi achète-t-il cette société ?” Mais Steve a vu dans Pixar une nouvelle opportunité de créer quelque chose que personne n’avait jamais vu : pour lui, ce que faisait Pixar, c’était quelque chose de révolutionnaire, combinant l’art et la technologie, et il était persuadé que cette équipe changerait elle aussi le monde à sa façon », lâche Tom Suiter. « Steve était un créatif, et le projet de Pixar faisait partie de son projet : la convergence entre l’art et l’informatique, entre Hollywood et la Silicon Valley », ajoute-t-il, sur un ton nostalgique. Les craintes initiales de Ed Catmull se vérifient rapidement : Steve Jobs axe les activités de Pixar sur la conception et la vente de matériel numérique de conception graphique. Jobs tente ainsi de vendre l’ordinateur Pixar Image Computer aux spécialistes de l’animation et du graphisme informatique, aux services de renseignement (pour le traitement d’images satellites), et au secteur de la médecine, pour l’imagerie médicale. La vente de matériel est ainsi censée fournir les revenus de la société, et les films réalisés par l’équipe, constituer une façade secondaire – des démos servant à démontrer la qualité de la technologie Pixar. Hélas pour Steve Jobs, l’ordinateur Pixar ne tarde pas à rejoindre celui de NeXT dans le panthéon des bonnes machines qui ne se vendent pas : trop cher (la première version coûtait 135 000 dollars, la seconde 30 000 dollars), il ne séduit pas les consommateurs. « Pour Jobs, Pixar se révèle un gouffre financier », constate Daniel Ichbiah. Pendant plus de deux ans, Jobs se serre la ceinture, et alimente la société sur ses propres deniers : il signe ainsi jusqu’à 40 millions de dollars de chèques personnels.

Il fait confiance à John Lasseter, le directeur créatif de Pixar, qui le captive par son talent créatif.

Fin 1989. Pixar a vendu à peine quelques centaines d’Image Computer, et Steve Jobs se résigne de nouveau à revoir sa stratégie. Il fait confiance à John Lasseter, le directeur créatif de Pixar, qui le captive par son talent créatif. Pendant que Jobs tentait vainement de vendre des ordinateurs, l’équipe de Lasseter a remporté de nombreux prix pour ses courts métrages d’animation réalisés en images de synthèse, notamment l’Oscar du meilleur court-métrage d’animation avec Tin Toy, en 1989. Comme Ed Catmull, John Lasseter continue à défendre son rêve auprès de Jobs : créer et vendre des publicités télévisées, animées par ordinateur, et surtout concevoir un nouveau type d’animation pour le cinéma. En avril 1990, le créateur d’Apple fait confiance à Lasseter et recentre Pixar sur les films d’animation. Pixar vend désormais un tout autre type de contenus : des dessins animés. « C’est une stratégie à haut risque, mais c’est ce que nous voulions depuis le début, nous le savons dans nos cœurs. Le jeu en vaut la chandelle », déclare Steve Jobs à l’équipe de Pixar. En 1991, Pixar est approché par Disney, impressionné par Tin Toy. Le studio propose à l’équipe de réaliser pour lui un long métrage d’animation par ordinateur. Jobs saute sur l’occasion. Le contrat est signé en mai. En septembre 1995, alors que Toy Story, le film de Pixar, est sur le point de sortir en salles, les médias semblent flairer le prochain grand blockbuster de l’année. Le magazine Fortune s’interroge : « Steve Jobs peut-il faire pour Hollywood ce qu’il faisait dans la Silicon Valley ? » Réponse, en novembre, peu après Thanksgiving : le film remporte un succès phénoménal, raflant 39 millions de dollars au box-office dès le premier week-end. En introduisant la société en bourse, Jobs, qui essaie toujours de relever NeXT, récupère plusieurs centaines de millions de dollars, et redevient multimillionnaire. Le jeu en valait bien la chandelle : au-delà de l’argent gagné, qu’il dit ne pas être sa priorité, Steve Jobs a renoué avec le succès. Il fait à nouveau la une des magazines. « Pixar l’a remis sur le devant de la scène, on ne pouvait plus dire que c’était un mec dépassé. Du jour au lendemain, c’était le retour de la rockstar ! », lance Daniel Ichbiah. Chez Pixar, Steve Jobs a appris à s’effacer – lui qui, chez Apple et NeXT, a toujours voulu tout contrôler, jusqu’à étouffer et faire fuir nombre de ses salariés. Après avoir essayé de s’immiscer dans le processus de création des films, il a finalement reconnu que son expertise avait des limites, et a laissé l’équipe de Pixar libre de concevoir ses animations dans son coin. Pour Jobs, cette façon de manager une équipe est nouvelle, et se révèle fructueuse. Lui que nombre d’anciens collaborateurs disent colérique, perfectionniste, difficile à vivre, voire carrément hystérique, a fait de Pixar, selon ses propres mots, « le lieu de travail le plus cool au monde ». Une stratégie managériale qu’il gardera en tête quelques années plus tard. Retour chez NeXT. En 1993, Steve Jobs l’ignore encore, mais un élément de feu le Cube NeXT, constituera son billet de retour pour Cupertino. Les ingénieurs de sa société ont conçu un système d’exploitation de qualité, qui permet aux développeurs de créer des logiciels deux à trois fois plus rapidement que sur les ordinateurs concurrents : NeXTSTEP. Selon Jobs, « trois personnes peuvent faire avec ce système ce qui en réclame 200 chez Microsoft ». En 1989, IBM a acquis une licence NeXSTEP, et Jobs tente désormais d’implanter son système sur le maximum d’ordinateurs, avec les entreprises en ligne de mire.

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Steve Jobs et la lampe de Pixar

Face à la domination de Windows, de Microsoft, il peine à convaincre les constructeurs de PC, et pendant un temps, Jobs, qui connaît le succès avec Pixar, est tenté de revendre NeXT. Mais le vent tourne en 1995. Depuis trois ans, Apple est au plus mal. Des experts prophétisent même sa mort prochaine. « Les produits sortis depuis l’éviction de Steve Jobs sont d’une piètre qualité, et les successeurs de John Sculley ne parviennent pas à empêcher Apple de frôler la faillite », relate Daniel Ichbiah. Les actions d’Apple sont en chute libre depuis 1993, et les plans sociaux se multiplient. « Sans Steve, Apple perdait de sa magie, en même temps que ses parts de marché », constate Ken Segall. En 1995, la part de marché d’Apple, qui était de 12 % ou 16 % au début des années 1980, stagne désormais à 4 %. « C’est à cette époque que Steve a commencé à envisager son retour chez Apple », ajoute Segall au bout de la ligne téléphonique. En septembre 1995, Steve Jobs lance à Fortune : « Vous savez quoi ? J’ai un plan qui pourrait sauver Apple. Je ne peux pas vous en dire plus, mais il s’agit du produit parfait et de la stratégie parfaite. Hélas, chez Apple, personne ne veut m’écouter… » Son projet, selon Larry Ellison, cofondateur d’Oracle Corporation, était de « construire des Mac ultra bon marché et vendre ces appareils aux écoles, aux PME et au grand public ».

Le come-back

En décembre, Steve Jobs, qui rêve de retourner dans la Silicon Valley, est en vacances à Hawaï avec Larry Ellison. Ce dernier essaie de le convaincre de retourner chez Apple, via une offre publique d’achat hostile. Mais Jobs refuse : « Il m’a expliqué qu’il aurait plus de poids chez Apple si on le rappelait. S’il procédait à une prise de contrôle, il craignait que les gens pensent surtout qu’il cherchait à se faire de l’argent. » À cette époque, Steve Jobs est hésitant, maussade, en retrait. Pour redorer son blason, terni depuis son éviction d’Apple, il fait profil bas. « Même si Pixar connaît le succès, NeXT reste en difficulté. Il apparaît aux yeux de beaucoup comme un héros d’hier. Quand on fait appel à lui, c’est de plus en plus souvent pour parler du bon vieux temps, chez Apple », décrit Daniel Ichbiah. « À l’époque, sa renommée a quelque peu diminué, et quand il se rend au supermarché, ce n’est plus comme si vous croisiez un membre des Beatles : les gens ne se ruent plus sur lui, ils l’ignorent », raconte Brent Schlender sur Fast Company.

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Jobs a enfin sa revanche

Steve Jobs est-il heureux de voir Apple sombrer, lui qui souhaite prendre sa revanche ? « Au contraire, il était très pessimiste face à la domination de Microsoft. Pour Steve, l’innovation était sur le point de mourir. J’ai eu plusieurs conversations avec lui à cette époque, et il est clair qu’il était vraiment affecté émotionnellement par la situation d’Apple. Il avait un vrai attachement émotionnel à cette entreprise », me raconte Ken Segall. « Steve n’aimait pas John Sculley, et ne lui a plus jamais reparlé, mais il a toujours aimé Apple, sa société. Et il se sentait mal de la voir dans cet état. Il voulait l’aider. Il voulait la sauver. » Février 1996. Gilbert Amelio, ancien président de la National Semiconductor, qui crée des puces électroniques pour ordinateurs, vient d’être nommé CEO d’Apple, alors que la société tente tant bien que mal de se relever. Les développeurs de la firme à la pomme tentent de rattraper un Windows 95 toujours plus conquérant. Ils conçoivent un nouveau système d’exploitation, Copland, qui s’avère vite d’une qualité médiocre. Le projet est annulé en juillet. En septembre, Apple est à la recherche d’un nouveau système. L’entreprise se rapproche de Be Incorporated, la société dirigée par l’ancien directeur d’Apple France, Jean-Louis Gassée, ainsi que de Sun Microsystems. Quand il apprend la nouvelle, Steve Jobs, surexcité, voit là l’ouverture qu’il attendait depuis un an. Il appelle Apple et discute avec Ellen Hancock, la responsable de la technologie, qui organise immédiatement une rencontre à Cupertino. En novembre, Steve, ému, remet les pieds sur le campus d’Apple pour la première fois depuis 1985. Face à Gil Amelio, il vante les mérites de NeXTSTEP, et au lieu de proposer seulement le rachat d’une licence, il propose à Apple de racheter NeXT dans sa totalité, avec ses ingénieurs. En filigrane, Steve Jobs propose également son assistance. Voyant dans Jobs l’homme providentiel, Gil Amelio décide de racheter NeXT pour 429 millions de dollars et 1,5 millions en actions Apple. Dans un communiqué envoyé à la presse, Steve Jobs déclare le 20 décembre 1996 : « J’ai encore des sentiments très profonds pour Apple, et c’est avec une grande joie que j’y reviens. »

« Rejoindre Apple répond aux raisons spirituelles m’ayant amené à démarrer NeXT. » – Steve Jobs

Néanmoins, il rechigne au départ à reprendre un rôle actif chez Apple. Prudent, le cofondateur de la société à la pomme craint un nouvel échec, et souhaite d’abord s’assurer qu’un come-back réussi est possible. Lui qui a construit une famille pendant sa traversée du désert et commence à apprécier le temps passé chez Pixar, ne veut pas d’un poste à responsabilité à Cupertino. Sous les assauts de Gil Amelio, il accepte de devenir consultant d’Apple à temps partiel. Il se rend rarement à Cupertino, et préfère discuter avec les dirigeants de la société lors de promenades autour de Palo Alto, où il a loué un bureau. Le reste du temps, il le passe avec l’équipe de John Lasseter. Chez Pixar, il lance : « La seule raison qui me pousse à le faire, c’est que le monde se portera mieux si je reviens chez Apple. » Au New York Times qui interroge ce « fils prodigue de l’ère de l’informatique », il confie l’émotion liée à son retour chez Apple : « C’est comme le premier amour adulte de votre vie, quelque chose qui sera toujours spécial pour vous, quelle que soit la façon dont les choses évolueront. » Il explique aussi que Apple doit « se réinventer et regagner son aura d’entreprise innovante ». Enfin, Steve Jobs lance, sans entrer dans les détails : « Rejoindre Apple répond aux raisons spirituelles m’ayant amené à démarrer NeXT. » Pour Ken Segall, « il s’agit de poursuivre son œuvre : changer le monde, laisser une trace dans l’histoire et défendre les valeurs sacrées de créativité et d’innovation ». Le 7 janvier 1997, Jobs fait son grand retour lors de l’événement Macworld Expo. Pendant plus d’une minute, la salle l’ovationne. Aux fidèles d’Apple, il lance : « Il y a encore de l’espoir ! » S’il se montre distant et prudent au départ, en coulisses, le vrai Steve Jobs s’active. « En réalité, depuis le début, il a échafaudé une stratégie pour reprendre les rênes : attendre le premier faux pas d’Amelio pour lui souffler la place », note Walter Isaacson, dans la biographie de Jobs. Alors qu’Apple risque plus que jamais la faillite, Steve Jobs qui vient de pousser Gil Amelio à réorganiser la société en plaçant ses amis de NeXT à des postes clés, considère le CEO comme « un idiot, incapable de relever Apple ». Le super coup d’Amelio, qui considère l’acquisition de NeXT et le retour de Jobs à la maison-mère comme un coup de maître, « commence à ressembler à une prise de contrôle d’Apple par NeXT », écrit Fortune, en mars 1997. Selon le magazine, « l’empreinte de Jobs se retrouve partout dans les actions d’Amelio. Et pourtant, il n’a même pas de siège au conseil d’administration, ni de rôle opérationnel clairement défini ».

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Steve Jobs et Gil Amelio en 1996

Entre l’hiver et l’été 1997, Steve Jobs s’impose peu à peu face à Gilbert Amelio. Pour le Financial Times, « Jobs est devenu le vrai pouvoir caché derrière le trône. Selon plusieurs salariés d’Apple, il aurait affirmé que c’était lui qui décidait des projets d’Apple, laissant aussi entendre qu’il envisageait de reprendre les commandes ». « Je m’étais empressé de croire qu’on formait une équipe et qu’il était de mon côté, mais Steve voulait ma place et il chargeait sabre au clair », écrit Gil Amelio dans son livre, On the firing line. Auprès du conseil d’administration et de son président, Ed Woolard, de plus en plus inquiet face à des comptes dans le rouge, Steve Jobs critique sans vergogne le CEO d’Apple : « J’étais très attaché à Apple. Alors j’ai balancé le morceau. Je leur ai dit que c’était un chic type, mais que c’était aussi le plus mauvais directeur général que la Terre ait porté. » « Quand Amelio a rappelé Steve Jobs, il s’est tiré une balle dans le pied. Mais c’était ça, ou la mort d’Apple. Pour Amelio, le retour de Jobs était vital. C’est peut être son plus grand fait de gloire : lui avoir permis de revenir », affirme Daniel Ichbiah. Le 9 juillet 1997, le CEO est, sans surprise, poussé à la démission. Pour autant, Steve Jobs reste prudent. Le 16 septembre, il accepte de devenir le CEO d’Apple, mais par intérim, le temps de trouver un remplaçant. « À l’époque, c’est tout sauf un retour triomphal. Steve était vraiment déterminé à sauver Apple, mais il voulait d’abord s’assurer qu’Apple pouvait vraiment être sauvée », insiste Ken Segall. Mais les candidats approchés déclinent tour à tour l’offre d’Apple, et en décembre, Steve Jobs décide de rester. « La seule personne capable de sauver Apple, c’était son fondateur. Sans Steve, Apple avait perdu son âme », indique Ken Segall. Désormais, Jobs dirige Pixar et Apple, et qu’importe si cela se révèle exténuant. Désormais, il ne compte plus en partir : « Quand j’ai eu la chance de revenir chez Apple, je me suis aperçu que j’étais incomplet sans cette société. C’est pour cela que je me suis attaché à la faire renaître de ses cendres. »

Think Different

En 1997, Steve Jobs porte toujours des jeans, un col roulé noir et des baskets, mais il se décrit comme quelqu’un de différent, « tout comme Apple est différent aujourd’hui ». Jobs a maintenant 42 ans. « À cet âge là, on voit les choses différemment. À 30 ans, il avait l’impression que le monde lui appartenait et que personne ne le comprenait. En 1997, c’est un Steve Jobs mature, qui a appris de ses échecs et qui a mis de l’eau dans son vin », note Daniel Ichbiah. Son ami Ken Segall se souvient : « Steve reste, certes, un homme passionné, un peu entêté, difficile à vivre, impulsif et obsessionnel, capable de discuter toute une nuit de la position d’un pixel sur une icône, mais il a changé d’une façon fondamentale : il a appris l’humilité, la patience, et il est devenu un véritable homme d’affaires. » Au cours de sa traversée du désert, l’inventeur de l’iPhone a appris à tisser des partenariats, à diriger des sociétés de A à Z, et à se montrer beaucoup plus doux envers ses employés. « Chez NeXT, il n’avait pas autant de moyens que chez Apple : financièrement, NeXT aura été pour Jobs une lutte constante, qui lui aura beaucoup appris. Ce fut pour lui comme le cours de rattrapage d’une école de commerce, car cette fois il avait l’entière responsabilité de la compagnie et travaillait sans filets ! Il a aussi appris à négocier en se confrontant à Hollywood, et il a appris à gérer le talent créatif de ses salariés avec l’équipe de Pixar », ajoute Ken Segall.

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Steve Jobs et Bill Gates

Ses premiers choix en tant que CEO sont symboliques : convaincu que la compétition avec Microsoft est contre-productive, il fait la paix avec Bill Gates, puis réduit la gamme de produits d’Apple. Son idée : conserver quelques produits phares. « Au lieu de continuer à vendre 30 produits, nous n’allons plus commercialiser que quatre ordinateurs, un pour chaque marché », explique Steve Jobs à son équipe. La simplicité, tel est son nouveau crédo, appris chez NeXT et Pixar. Convaincu aussi, après être passé chez Hollywood, qu’une bonne histoire compte tout autant que les produits, il lance, en octobre 1997, une campagne publicitaire mettant en scène les nouveaux inspirateurs d’Apple : Albert Einstein, Alfred Hitchcock ou Pablo Picasso – des hommes qui ont « changé le monde ». Son deuxième crédo après la simplicité, « Penser différemment », le célèbre Think different. Bien décidé à créer une machine grand public, Steve Jobs redécouvre une idée de design abandonnée en interne par Apple : un ordinateur constitué d’un écran de couleur en plexiglas. Une idée de Jonathan Ive, chef de l’équipe de design industriel d’Apple. Cette idée sera à l’origine de l’iMac, un ordinateur de bureau destiné aux particuliers, mis en vente en 1998. Le succès sera phénoménal. Avec pas moins de 150 000 unités vendues dès la première semaine, et 800 000 écoulées durant l’année 1998, l’iMac est l’ordinateur le plus vendu du moment. Tom Suiter me confie que pour lui, le retour de Steve Jobs était écrit : « C’était comme si c’était sa destinée. Il avait un plan, et ce plan, il l’a mûri pendant 10 ans. En substance, il nous a dit, quand il est revenu : “Beaucoup de gens croient en Apple, aiment Apple, ont besoin d’Apple, et vous savez quoi ? Nous sommes de retour !” » Quel serait le visage d’Apple aujourd’hui, si Steve Jobs ne l’avait jamais quitté ? « Si Apple n’avait pas envoyé Steve en exil, il n’y aurait pas eu de NeXT. Mac OS X, basé sur NeXTSTEP, aurait été très, très différent. Et Steve lui-même aurait été très, très différent. On peut donc remercier John Sculley de l’avoir poussé vers la sortie en 1985 », indique Ken Segall.

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Steve Jobs en 2000

L’ancien directeur créatif de NeXT, puis d’Apple, qui est à l’origine du « i » de l’iMac, remarque : « J’ai été troublé quand j’ai lu un récent commentaire de John Sculley qui disait, avec du recul, qu’il regrettait d’avoir écarté Steve Jobs : il pense aujourd’hui que c’était une erreur, et qu’ils auraient dû trouver une solution pour le garder impliqué. Je ne suis pas d’accord avec Sculley. Je pense que si Steve a été congédié, c’est parce qu’il était vraiment jeune, et sans expérience. Quand il a quitté Apple, l’entreprise qu’il avait fondée, il est devenu humble. Il a créé NeXT, puis il a repris Pixar, avant de revenir chez Apple grâce à NeXTSTEP… Je ne pense pas qu’il aurait fait toutes ces choses, et plus encore ensuite, s’il était resté chez Apple en 1985. » En 2011, Apple est devenue l’une des entreprises les mieux cotées en Bourse, avec 350 milliards de dollars de capitalisation boursière. Pour Ken Segall, « la renaissance d’Apple sera étudiée dans les écoles de commerce pendant longtemps… L’odyssée de Steve est une vraie leçon de vie : en refusant de perdre de vue son rêve, il a prouvé que l’on pouvait créer de belles choses, et que l’on peut toujours se relever si l’on a une bonne idée ». « C’est un message fort pour tout le monde », note Tom Suiter. « Vous pouvez échouer, créer quelque chose qui ne marche pas, et si vous arrivez à comprendre pourquoi cela n’a pas fonctionné, cela vous rendra plus humble et vous pourrez rebondir. » Lors de son discours à l’université de Stanford en 2005, Steve Jobs lui-même abondera dans ce sens : « Je ne le comprenais pas encore à l’époque, mais avoir été éjecté d’Apple a été la meilleure chose qui pouvait m’arriver. Le poids du succès a fait place à la légèreté du débutant, à une vision moins assurée des choses. Cela m’a libéré et m’a permis d’entrer dans une des périodes les plus créatives de ma vie. » Depuis le décès de Steve Jobs en 2011, on ne compte plus les projets de livres, ou de films, sur sa vie. Sorti en 2013, Jobs, le biopic réalisé par Joshua Michael Stern avec Ashton Kutcher dans le rôle phare élude la période de la traversée du désert. « C’est un bon film, qui montre bien la personnalité de Steve Jobs, son côté passionné, mais tout ce qui a mené à sa maturation n’est hélas pas montré », déplore Daniel Ichbiah. Le deuxième cofondateur d’Apple, Steve Wozniak, participe actuellement à l’écriture d’un autre biopic de Steve Jobs, produit par Sony Pictures : « Je serais curieux de voir si ce film montrera cette période, et si oui, comment ! » Outre John Sculley, qu’il aura haï toute sa vie, Steve Jobs aura eu quelqu’un d’autre dans le collimateur : Jean-Louis Gassée, l’ancien directeur d’Apple France, qui l’a remplacé un temps à la tête de la division Macintosh. Des années plus tard, celui qui fut aussi le directeur de Be, semble avoir chassé toute rancune pour Jobs, qui l’a battu auprès d’Apple en 1996, avec NeXT. « La meilleure chose qui soit arrivé à Apple et à Steve fut qu’il se fasse éjecter. Il ne connaissait rien d’autre qu’Apple. Ces deux expériences, NeXT et Pixar, l’ont vraiment enrichi. Et c’est ainsi que Steve, plus mature mais pas émoussé, a procédé à l’extraordinaire retournement que nous connaissons », m’a-t-il écrit dans un mail, depuis Palo Alto, où il vit aujourd’hui. Il y a trois ans, peu après la disparition de Steve Jobs, il allait jusqu’à le regretter, s’interrogeant : « Qui va maintenant nous protéger de la médiocrité et des produits à bon marché ? »


Couverture : Steve Jobs en 1985.