Il était parti à la recherche de sœurs jumelles âgées de 16 ans, qui s’étaient envolées en Syrie pour épouser des djihadistes, mais il est tombé entre les griffes de l’État islamique. Retenu prisonnier pendant plus d’un mois, Ahmad Walid Rashidi a été torturé et contraint de heurter d’autres prisonniers avant d’être relâché.  Aujourd’hui, il raconte son histoire.

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Cela ressemblait à une chambre froide. Un de ces endroits sombres où les carcasses sont suspendues par des crochets au plafond. Mais ce qui était suspendu aux crochets n’était pas mort. Ligotée et effrayée, cette personne encore en vie avait les yeux bandés par un morceau de tissu gris et ne pouvait qu’imaginer alors l’horreur qui l’attendait. Ahmad Walid Rashidi regardait avec horreur le prisonnier suspendu. Il essayait de rester calme, il savait que paniquer n’aiderait personne. Ahmad avait lui-même été détenu pendant près d’un mois, mais il pouvait se déplacer plus librement que les autres. Il n’était cependant toujours pas libre. Derrière Ahmad, un homme montait la garde. Celui-ci tenait dans une main un tube en plastique. Ahmad respira profondément lorsque le tube siffla dans l’air pour s’abattre sur l’homme suspendu, sans défense. Dans cette geôle sombre au fin fond de la Syrie, dans l’enceinte une prison surveillée par les combattants de l’État islamique, il était impossible de ne pas entendre les hurlements qui ricochaient sur les murs.

Les jumelles

Deux mois plus tôt, Ahmad, Danois d’origine afghane, était bien loin de se trouver en Syrie dans une prison contrôlée par Daesh. Durant cette belle journée d’été de la fin du mois de juin, l’étudiant en médecine de 22 ans se prélassait dans le parc d’attractions des Jardins de Tivoli, à Copenhague, quand son portable a sonné. « Si tu veux vraiment apporter ton aide, c’est maintenant », lui a mystérieusement dit son ami. Deux sœurs de la famille de son ami avaient disparu. Les jeunes femmes, dont la famille était originaire de Somalie, avaient vécu ces dix dernières années en Grande-Bretagne. Élèves sérieuses d’une école du quartier de Beswick à Manchester, les jumelles aimaient la mode, les selfies et le shopping.

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Ahmad en juin 2014
Crédits : Walking Future

Mais un matin de la fin du mois de juin, alors que leurs parents venaient les réveiller pour aller à l’école, elles avaient disparu. Les jumelles ne s’étant pas présentées à l’école, les parents ont appelé la police. À la faveur de la nuit, les adolescentes de 16 ans s’étaient apparemment glissées hors de la maison de la famille, une villa en brique rouge de Chorlton-cum-Hardy, un quartier mancunien. Elles s’étaient envolées vers la Turquie, faisant probablement route vers la zone de guerre syrienne. Plusieurs de leurs amis ont rapporté plus tard que les sœurs jumelles avaient décidé de partir pour la Syrie après avoir lu des choses au sujet de l’EI, sur Internet et dans des tracts de propagande que des islamistes radicaux leur avaient donné à Manchester. Les deux filles étaient nées au Danemark et s’étaient vues conférer la nationalité. Après que la police britannique a lancé l’alerte, le service de renseignement du Danemark (le PET) a bloqué les passeports des jeunes femmes pour tenter de les empêcher de gagner la Syrie. Mais Ahmad soupçonnait que les autorités ne pourraient pas agir assez rapidement. Et quand leur famille a assuré qu’ils étaient prêts à couvrir ses frais s’il partait à la recherche des filles, le jeune homme n’a pas mis longtemps à se décider. Deux jours après l’appel, Ahmad, qui avait perdu une jambe en Afghanistan lorsqu’il était enfant, a fait son paquetage : des sous-vêtements, quelques habits ainsi que son passeport danois, des médicaments et de la crème pour le visage. Comme il ne s’attendait pas à être absent plus d’une semaine, il a préparé un sac léger et laissé les clefs de son appartement de Copenhague à un ami.

« Je savais que, plus le temps passait, plus il serait difficile de les sauver. » — Ahmad Walid Rashidi

Le soir du 24 juin 2014, Ahmad a pris un avion pour la Turquie. De là, il gagnerait la Syrie. Ce voyage allait changer sa vie. Pendant trente-six jours, il allait être détenu par les combattants de l’État islamique. Il n’oubliera jamais les coups, les cris, les odeurs et la peur des autres prisonniers. « Ma vie n’a jamais été tout à fait normale, mais c’est la chose la plus folle que j’ai jamais vécue », affirme Ahmad, dont la seule motivation pour entreprendre ce voyage étaient les liens qu’entretenait son ami avec la famille des jumelles. Selon les points de vue, il s’agit soit de l’histoire héroïque d’un homme qui a mis sa vie en jeu pour sauver celle d’autrui, soit du récit d’un aventurier naïf qui s’est jeté tête la première dans la fosse aux lions. Son histoire est un témoignage rare, celui d’une personne revenue d’un endroit rarement approché par des étrangers. Étant donné sa nature, il n’a pas été possible d’authentifier par des sources directes le récit de ses trente-six jours passés en prison. Mais nous avons conversé avec différentes autorités danoises, une source ayant des contacts avec l’État islamique dans la région, un conseiller en sécurité doté de solides connaissances en matière de captivité, un membre de la famille des jumelles, ainsi que plusieurs amis d’Ahmad au Danemark qui étaient au courant de son escapade. Ces multiples voix confirment qu’il a été détenu en Syrie et leurs récits ont aidé à rassembler les morceaux du puzzle et à raconter ce qui s’est déroulé en son absence.

En route vers la Syrie

Le 28 juin 2014, l’air du soir était humide lorsque Ahmad a pénétré sur le parking de l’aéroport de Hatay, dans le sud de la Turquie. Depuis peu, cet aéroport est localement connu comme « l’aéroport international de Daesh », car les djihadistes occidentaux l’utilisent fréquemment pour se rendre en Syrie afin de prendre part à la guerre. À présent, Ahmad empruntait le même chemin pour tenter d’arracher les jeunes sœurs aux mains des djihadistes. « Je ne savais pas si elles se trouvaient en Turquie ou en Syrie. Mais je savais que, plus le temps passait, plus il serait difficile de les sauver », se souvient-il.

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À la frontière turco-syrienne

Ahmad a pris un taxi pour Reyhanli, une ville proche de la frontière, et il est descendu dans un hôtel modeste. Il a passé les jours suivants à essayer d’établir des contacts avec ceux qui pourraient l’aider à retrouver les jumelles. Ses traits moyen-orientaux et son ascendance musulmane lui ont permis de se rendre dans un village situé à la frontière syrienne et de s’entretenir avec certains rebelles modérés. Il n’a cependant trouvé personne qui avait entendu parler des jumelles. Le 28 juin, Ahmad a écrit un message Facebook à l’un de ses amis au Danemark, lui disant qu’il avait peur que la mission ne s’avère difficile si les sœurs jumelles avaient rejoint un groupe de rebelles spécifique : « Je me suis rendu à la frontière syrienne et, en revenant, j’ai découvert que les filles ne se trouvaient pas encore en Syrie – elles sont probablement encore en Turquie. Il y a trois importants groupes de rebelles en Syrie et j’ai parlé avec deux d’entre eux. Je n’ai pas pu parler au dernier, qui est Daesh. C’est celui qui séduit généralement les filles et, une fois qu’elles sont entre leurs mains, on ne peut plus faire grand-chose. » Ahmad a poursuivi ses recherches durant plusieurs jours. Il a rencontré ses contacts et eu d’interminables discussions avec des personnes qui pouvaient être ou non en mesure de l’aider. Certains affirmaient qu’ils pourraient trouver les filles seulement si la famille payait bien et d’autres disaient qu’en échange d’une grosse somme de livres turques, ils protégeraient Ahmad en cas de problème. D’après Ahmad, il a également rencontré des représentants de l’État islamique. La rencontre a eu lieu le 30 juin près du café d’une ville de la frontière turque appelée Sanliurfa. Le jeune homme en question, plutôt barraqué, lui a dit qu’il pourrait l’aider à assurer sa sécurité en Syrie. Vers la fin du mois de juin, une des jumelles a posté une photo sur Instagram et a écrit qu’elle avait rejoint le califat de l’État islamique : « Je remercie Dieu… J’ai 16 ans et je fais partie des femmes guerrières de Dawlat al-Islam. Je vous jure qu’en un jour nous avons quitté l’Angleterre pour aller à Sham (le nom arabe qui désigne la Syrie, nde). Dieu est grand. Je voudrais que vous soyez tous là et que vous puissiez voir ce que je vois. La ville est incroyablement belle. Le drapeau noir est partout. Les femmes sont entièrement couvertes et un million de mouches m’attaquent en permanence. Inch Allah, je vais bientôt avoir une bonne connexion Internet. J’ai pris beaucoup de photos avec mon iPad et je voudrais vous les montrer. Si Dieu le veut. »

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Sous contrôle de l’EI

Plus tard, le message a été supprimé. Mais cela supposait que les filles se trouvaient dans la partie de la Syrie sous contrôle de l’EI. Les jours suivants, Ahmad a rencontré un homme venu d’Antioche, en Turquie. Il semblait avoir des contacts fiables à l’intérieur du territoire de l’EI. Pour 5 000 dollars, il l’aiderait à trouver les filles. « Il m’a dit qu’elles se trouvaient en Syrie et qu’elles étudiaient à l’école de la charia d’Al-Bab », une ville syrienne au nord-est d’Alep, relate Ahmad, « et qu’elles étudieraient là pendant trois à quatre semaines avant de pouvoir sortir et se marier. » Ahmad a également rencontré Dimitri Bontinck, un homme belge devenu célèbre dans son pays pour avoir récupéré son fils en Syrie après que ce dernier fût devenu djihadiste. Depuis, Dimitri Bontinck a aidé d’autres familles à accomplir la même chose. Dans le sud-est de Gaziantep, en Turquie, il a promis à Ahmad qu’il mènerait une enquête en faisant le tour de ses contacts. « J’ai fait ce que je pouvais. Il se lançait dans une mission dangereuse », nous a confié Dimitri Bontinck. Mais il a refusé de nous communiquer plus de détails, « car cette affaire est encore sensible ». Selon Ahmad, une grande partie de ce qu’il a entendu était rempli d’ambiguïté. Mais un témoignage, pourtant, se démarquait des autres. Celui d’un porte-parole de l’État islamique datant du 6 juillet, qui rapportait que, quelques jours plus tard, les jumelles seraient mariées à deux djihadistes de double nationalité, britannique et afghane. Les contacts de Bontinck ont confirmé l’information.

« Peur d’être tué ou forcé de rejoindre le djihad. » — message de Ahmad

Les noces imminentes ont mis Ahmad sous pression. « Une fois que les jumelles seront mariées, il n’y aura pas de retour possible », s’est dit Ahmad. Les femmes mariées sur le territoire de l’État islamique sont considérées comme la propriété de leur mari et ne sont pas autorisées à voyager sans leur permission. Ahmad s’est dit qu’il risquait d’attirer l’attention en se rendant seul sur le territoire de l’EI pour tenter d’entrer en contact avec deux femmes mariées, étant donné les règles strictes en vigueur sur la séparation des hommes et des femmes. « Nous avons donc convenu que la mère viendrait en Turquie pour aider la mission », raconte Ahmad, qui a prétendu qu’il était le gendre de la mère des filles. Ainsi, il pourrait l’accompagner en Syrie et attirerait moins l’attention. Vers le 20 juillet, la mère des filles est arrivée à Gaziantep. « Elle me disait qu’elle ne serait plus capable de se regarder dans un miroir si elle n’essayait pas de tout faire pour ramener ses filles à la maison. Elle était très courageuse », se rappelle Ahmad. Nous avons contacté cette dernière, mais elle a refusé de commenter l’affaire. Cependant, la famille a confirmé que la mère avait pris l’avion pour Gaziantep et qu’elle s’était ensuite rendue en Syrie avec Ahmad. Le lendemain de son arrivée, Ahmad a utilisé Viber, une application téléphonique, pour envoyer un message à un ami au Danemark lui disant qu’il était « très inquiet », car il pourrait être forcé de participer à cette « guerre sainte ». « Peur d’être tué ou forcé de rejoindre le djihad », a-t-il écrit. Mais il sentait qu’il devait malgré tout tenter de sauver les filles. Ainsi, le 2 août à 5 heures du matin, Ahmad et la mère des jeunes femmes ont fait leurs sacs et se sont préparés à partir. Sans aucun garde du corps. À 5 h 04, Ahmad a envoyé un message sur Viber à une amie de Copenhague : « Je n’ai pas dormi de la nuit, je suis trop tendu. Nous faisons route vers la Syrie. » Il a caché son argent et son passeport dans sa jambe artificielle et le reste de ses possessions dans ses deux sacs en plastique. Dans un ultime message, il a envoyé une photo de ses sacs à son amie : « Nous partons, je t’écrirai dès que possible – prends soin de toi. » Il y avait un autre message : si dans huit jours son amie n’avait reçu aucune nouvelle de lui, elle devrait alerter les autorités.

L’infiltré

Pour la plupart des gens, il est incompréhensible de s’embarquer ainsi sans préparation dans une mission périlleuse pour sauver deux inconnues. Mais la vie d’Ahmad Rashidi est jalonnée d’événements incompréhensibles.

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Ahmad en 2013
Crédits : Sigaardsfoto

Né à Kaboul, capitale de l’Afghanistan, il y a vécu jusqu’à l’âge de 5 ans. À l’époque, les conflits entre seigneurs de guerre dévastaient le pays et, lors une fusillade, Ahmad a été touché par une balle perdue. Il a survécu, mais a perdu une jambe. Après sept mois passés à l’hôpital, une ONG occidentale a conduit Ahmad en Allemagne, où il a reçu des soins médicaux, appris l’allemand et été placé en famille d’accueil. Quand il est retourné en Afghanistan, son père et son frère avaient été tués et la situation du pays s’était détériorée à tel point que le reste de sa famille avait décidé de fuir. En novembre 2000, ils se sont envolés pour l’Iran, pour finalement s’installer au Danemark où la famille a été placée dans un centre d’accueil et où Ahmad a obtenu sa première véritable jambe artificielle. Il a également reçu un permis de séjour et est allé à l’école. Hélas, il s’y faisait harceler et avait beaucoup de difficultés à travailler – ses souvenirs d’Afghanistan le tourmentaient encore. Sa frustration s’est transformée en colère, et sa colère a trouvé un exutoire dans la criminalité. Ahmad a fait face à de nombreux problèmes de violence et d’agressivité jusqu’à ce qu’il change de voie. Mettant sa haine au placard, il a fondé une organisation caritative baptisée Walking Future (Futur en marche), qui distribue des prothèses aux personnes blessées en Afghanistan pendant la guerre. Il a également écrit des articles et s’est inscrit à l’université, où il a étudié la médecine. Il avait achevé la première année de sa License quand il a reçu l’appel pour aider à retrouver les jumelles.

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Le 2 août au matin, sous un soleil brûlant, Ahmad et la mère des jeunes femmes ont traversé la frontière en empruntant un chemin de passeur. Leur destination était Manbij, une ville située entre Racca et Al-Bab. Selon des sources locales que nous avons interrogées, Manbij est connue pour être un carrefour pour les Occidentaux se rendant en Syrie. Pour Ahmad, il était possible que des personnes y aient entendu parler des jumelles. Une fois sur place, il a tout de suite commencé à demander autour de lui. Il a également cherché des représentants de l’État islamique, se présentant devant eux sous le nom d’Ahmad al-Afghani (Ahmad l’Afghan), leur livrant les raisons de son voyage : il était venu ici avec sa belle-mère pour rendre visite à ses filles. « Le problème était de faire en sorte que la mère voie ses filles. C’était notre objectif », explique Ahmad. « Nous verrions bien ce qui arriverait ensuite. Nous ne pouvions faire sortir les filles d’ici que si elles désiraient partir. »

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Une rue de Manbij
À mi-chemin de Al-Bab et Kobané
Crédits : Google

Cette explication n’est pas celle de la famille. D’après eux, Ahmad devait se rendre en Syrie afin de ramener les jumelles à la maison. Dans la nuit du 3 août, ils ont dormi chez un membre local de l’État islamique, qui connaissait une des personnes qu’Ahmad avait rencontrées en Turquie. Ahmad a écrit à l’un de ses amis un message dans lequel il dit avoir établi sur place de bonnes relations. « Plutôt satisfait de la situation. L’EI ne me touchera pas car je suis un civil et les civils ne me toucheront pas car je suis de l’EI. Chacun y trouve son compte. » Et un peu plus tard le même jour : « J’ai été invité à dîner avec eux (Daesh, nde), je vais donc pouvoir pénétrer dans leur base. J’attends ce moment avec impatience. »

Les adieux

Mais ses bonnes relations avec des hommes d’influence n’ont pas duré. Le 4 août au matin, Ahmad n’a plus donné de nouvelles.

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L’une des jumelles
Démonstration de maniement des armes
Crédits : Twitter (Source : The Guardian)

Lui et la mère des jumelles avaient rencontré de sérieux problèmes. En recherchant les filles, ils ont trouvé la maison où SH, l’une des jumelles, avait récemment vécu avec un homme anglo-afghan. Selon Ahmad, elle s’est mariée avec lui depuis. « J’étais en colère et tellement frustré que j’ai dit aux personnes qui se trouvaient près de la maison que j’allais impliquer la police de l’EI pour que nous puissions voir les filles », raconte Ahmad. « D’abord, ils ont pris la mère, puis ils m’ont embarqué au poste de police pour régler cette histoire. » Il aurait eu tort de penser que les choses se régleraient simplement. « Le poste de police était établi dans un vieux cinéma qui avait été bombardé. Quand nous sommes entrés, j’ai retrouvé plusieurs Anglais et Allemands qui avaient rejoint l’État islamique », raconte Ahmad. « Puis les discussions ont commencé. On accusait la mère d’être apparue sur une chaîne de télévision occidentale et de s’en être pris verbalement à l’État islamique. Quant à moi, j’étais accusé d’être un journaliste et un infidèle. » Ils ont rapidement découvert que c’était l’un des nouveaux maris des jumelles qui avait proféré cette accusation – plusieurs de nos sources ont confirmé ce fait. Dans les heures qui ont suivi, tout semblait incertain. Ahmad et la mère des jeunes filles avaient eux-mêmes contacté la police de Daesh, mais cela s’est avéré être une erreur : ils ont été conduits dans des prisons différentes. « Il n’y avait aucun moyen de sortir. La nuit était tombée et il y avait des moudjahidin masqués partout dans la prison. J’ai alors compris que j’étais leur prisonnier. Mais je n’avais pas peur, je pensais n’avoir rien fait de mal et que c’était juste une question de temps avant qu’ils ne découvrent que ces accusations étaient mensongères », assure Ahmad. Une chose cependant l’inquiétait. Lorsqu’il était en Turquie, il avait pris contact avec le journaliste d’une chaîne de télévision occidentale et avait enregistré son numéro en utilisant les initiales de la chaîne. Si les combattants de l’État islamique le découvraient, Ahmad aurait de graves problèmes. Les gardiens de prison ont confisqué tous ses effets personnels : son sac et son casque audio, son passeport, son portefeuille en cuir et les notes pliées à l’intérieur, sa carte « Ikea Family » et sa carte fidélité d’un magasin de grande distribution.

« Ils ont commencé à me battre. Je n’ai pas résisté, je savais que cela ne ferait qu’empirer les choses. » — Ahmad

Il avait caché dans sa prothèse la carte-clé pour son système de signature électronique, sa carte d’étudiant et sa carte de crédit, ainsi que celle de la mère. Les agents de Daesh n’ont jamais mis la main dessus. Mais ils se sont emparés de son téléphone portable. « Je me suis dit : “Merde, fais chier !” » se souvient-il. Mais quand on l’a jeté dans la cellule, il a très vite eu autre chose à penser. « Il y avait tellement de monde assis là-dedans qu’on ne pouvait pas étendre ses jambes. Je devais m’asseoir les genoux recroquevillés, en position fœtale sur le ciment », raconte Ahmad. « Une autre prison avait été bombardée. L’EI devait donc déplacer certains de ses prisonniers dans celle où j’étais. Les toilettes étaient dans la cellule, et l’air était nauséabond. » L’État islamique avait interdit aux prisonniers de parler, confie-t-il, mais ce n’était pas le silence pour autant. Très vite, les cris ont commencé. Les gardiens de la prison n’avaient pas tous la même conception de leur mission. Si certains étaient décontractés, voire agréables, se remémore Ahmad, les autres étaient plutôt à ranger dans la catégorie des enfoirés. Ils s’en prenaient violemment aux prisonniers sans la moindre raison. La première fois qu’Ahmad a entendu les cris, qui deviendraient bientôt le bruit de fond permanent de sa détention, c’était le deuxième jour. « Un des prisonniers avait parlé à voix haute. Les gardiens sont arrivés, l’ont attrapé par le col et l’ont sorti de la cellule. On pouvait les entendre lui taper dessus et il n’est revenu parmi nous que plusieurs heures après », raconte Ahmad. Parmi les prisonniers se trouvait un curieux mélange de petits délinquants et de djihadistes. Ils n’étaient pas otages, simplement des gens qui avaient eu la malchance de passer par leur territoire sans disposer des bons papiers ou qui avaient, d’une manière ou d’une autre, transgressé les règles de l’État islamique. Dans une même cellule étaient réunis Arabes, Turcs et Occidentaux, mais les femmes étaient séparées des hommes, conformément à la charia – la loi islamique. D’après Ahmad, il y avait si peu de lumière dans les geôles qu’il était difficile de compter les jours avec précision. On passait le temps en conversant à voix basse, en espérant ne pas être choisi par les gardiens pour la prochaine série de coups.

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L’EI n’épargne que trop rarement ses prisonniers

Deux jours plus tard, ils l’ont sorti de la cellule et jeté sur le sol en pierre de la petite cour, au clair de Lune. « Ils m’ont frappé et je suis tombé. Alors ils ont commencé à me rouer de coups de pieds. Je n’ai pas résisté, je savais que cela ne ferait qu’empirer les choses. J’ai protégé mon visage en espérant que ce serait bientôt terminé. Il ne fallait surtout pas commencer à pleurer ou quoi que ce soit. De ce que j’ai pu voir avec les autres prisonniers, les plus effrayés étaient ceux qu’on frappait le plus », explique Ahmad. Il raconte que les coups ont continué de pleuvoir pendant plusieurs heures avant qu’on ne le ramène en cellule. Ahmad a été sévèrement battu. Les gardiens semblaient traiter les prisonniers selon une échelle variable – le pire traitement était réservé aux moins dévots. Et jusqu’à présent, les gardiens ne semblaient pas convaincus qu’Ahmad était musulman pratiquant. Ils pensaient au contraire qu’il était journaliste, ou qu’il était un espion au service de l’Occident. Et Ahmad était anxieux : il ignorait où la mère des jumelles avait été emmenée, comment elle était traitée et si elle avait pu dire quelque chose qui aurait mis leur couverture en danger. Il savait parfaitement de quoi l’État islamique était capable. « On m’a prévenu que si les accusations portées contre nous s’avéraient véridiques, nous serions décapités. » Après trois jours passés dans cette prison fétide, on l’a transféré dans une autre, située dans les montagnes près d’Al-Bad, sans lui préciser pourquoi. Même après avoir tenté plusieurs fois de le découvrir, on ne lui a donné aucune information sur ce qui était arrivé à la mère des jumelles. Les conditions de vie dans la nouvelle prison étaient quelque peu meilleures – d’après Ahmad, la cellule mesurait huit pas sur quinze. Il a passé la majorité de son temps à tenter de convaincre ses ravisseurs de son innocence et de sa ferveur religieuse. Dans ce but, il priait régulièrement, feignait d’avoir une excellente connaissance de la religion, lu ardemment le Coran et « acceptait de parler en mal du Danemark et de l’Occident, car l’État islamique approuvait cela ».

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Des prisonniers kurdes dans une vidéo de propagande de l’EI

Mais la brutalité s’est encore accrue dans ce nouvel environnement, et c’était pire encore après les prières du vendredi. « Ils entraient alors dans les cellules et en sortaient des prisonniers. Je ne savais pas toujours ce que ces derniers avaient fait, mais ils les emmenaient dehors et on entendait le bruit des coups de feu ou des têtes qu’on coupait. C’était horrible. » Ahmad se souvient d’un vieil homme qui a fait ses adieux aux autres prisonniers, et les a serrés dans ses bras avant de s’en aller pour ne jamais revenir. « Quand ils criaient “Takbîr !” et qu’on entendait ni les coups de feu, ni le bruit d’une voiture s’éloignant avec le prisonnier à bord, on savait qu’il avait été décapité », explique Ahmad. Il y avait aussi les cris « venant du sous-sol » – ceux des personnes torturées –, et ceux des gardiens de prison : « Dieu est grand ! » Ahmad mangeait très peu. « Quand on est dépossédé d’autant de contrôle, il faut s’accrocher à ce qu’on peut. Il fallait que je contrôle ce que j’ingérais. J’ai utilisé ce moyen pour laisser une marque, pour prouver que j’étais fort et toujours indépendant. » Ahmad raconte qu’il a été battu à plusieurs reprises et soumis à une pression psychologique incessante pour admettre que les accusations proférées par le mari de SH, une des jumelles, étaient fondées. Un jour, on lui a donné un petit carnet. À l’encre noire, Ahmad y a écrit ses adieux à sa famille.

La terreur

Fin août, Ahmad a été déplacé dans un autre bâtiment de la ville. Là, dans sa troisième geôle, les conditions de détention étaient meilleures, dit-il. Trois semaines s’étaient écoulées et l’État islamique n’avait toujours aucune preuve à retenir contre lui, qui prouvait qu’il était espion ou journaliste. Dans sa tête, il répétait les réponses qu’il donnerait aux questions que ses ravisseurs pourraient éventuellement lui poser : Pourquoi avait-il traversé la frontière turco-syrienne à plusieurs reprises ? Pourquoi avait-il pénétré dans le califat ? Pourquoi risquait-il sa vie pour deux filles qui n’étaient même pas de sa famille ? Pourquoi ne voulait-il pas rejoindre les djihadistes ?

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Les rues d’Al-Bab
Crédits

Au même moment, il voyait enfin des signes qui montraient que les membres de Daesh commençaient à lui faire confiance. Les connaissances acquises grâce à ses études en médecine lui donnaient une certaine valeur. On lui a même demandé d’évaluer l’état de santé de plusieurs autres prisonniers. D’un côté, Ahmad recevait un traitement plus favorable, de l’autre, on lui demandait de « faire des choses aux autres prisonniers » dont il n’est pas fier, comme de rester passif aux côtés des détenus torturés. Ou de jeter de l’eau glacée au visage de ses camarades de cellule pour prouver sa soumission aux gardiens. Ahmad était réticent à évoquer ces moments, sauf pour déclarer : « Je n’étais pas content de le faire, mais il le fallait. Et j’ai réussi à convaincre les gardiens que crier sur les prisonniers était plus efficace que de les frapper. Grâce à moi, ils ont traité les prisonniers bien mieux qu’ils ne l’auraient fait sans mon intervention. » Début septembre, on lui a dit qu’un tribunal de la charia allait statuer sur les accusations portées contre la mère des filles et lui-même.

C’est seulement quand l’avion qui transportait Ahmad a atterri à Copenhague que la terreur s’est évanouie en lui.

« Au cours d’un interrogatoire, j’ai répété plusieurs fois que si l’État islamique trouvait des preuves pour étayer les accusations, alors j’acceptais d’être décapité », dit-il. « Mais que je savais être innocent. » Finalement, les juges du tribunal de la charia ont établi qu’il n’y avait aucune preuve de leur culpabilité. Un document signé par le tribunal d’Alep confirme qu’Ahmad a bien été remis en liberté et avait de nouveau « le droit de traverser les frontières de l’État islamique », car il n’avait à répondre de « rien ». Les accusations proférées par le mari de SH contre la mère et Ahmad prouvent que le mari a été détenu pendant un certain temps lui aussi, avant d’être relâché. Ce fait nous a été confirmé par plusieurs sources. Ahmad raconte qu’après sa libération, il a été conduit auprès de la mère des filles. Il est parvenu à réunir la mère et ses filles quand ces dernières ont dû être entendues en qualité de témoins. À cette occasion, les jumelles ont passé la nuit avec leur mère. La famille, en revanche, donne une autre version des faits : la mère a bien pu voir l’une de ses filles, mais Ahmad n’a jamais rencontré ni l’une, ni l’autre. Il était clair que les jumelles n’avaient en aucun cas l’intention de rentrer à Manchester avec leur mère. Elles voulaient rester en Syrie. Avec les documents signés en sa possession, Ahmad et la mère étaient enfin autorisés à circuler librement dans la région. D’après Ahmad, les documents ne les autorisaient cependant qu’à circuler à l’intérieur des frontières de l’État islamique. Aussi, pour rentrer chez eux, ils n’ont pas compté sur l’aide de  Daesh, mais sur celles de leurs contacts locaux, sous couverture. Dans la version des faits livrée par la famille, c’est en revanche l’État islamique qui a arrangé leur retour dans leurs pays respectifs. Ils s’accordent toutefois pour dire qu’on les a conduits jusqu’à la ville de Jarubulus, où ils sont montés dans un bus en direction de la frontière turque.

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Ahmad en pleine forme
Février 2015
Crédits : Facebook

« Il commençait à faire sombre, et on a dû attendre une demi-heure à la frontière pour voir si la police se trouvait de l’autre côté. Finalement, nous sommes passés par groupes de quatre personnes. De l’autre côté, il y avait deux camionnettes blanches de livraison, sans lumières, moteurs arrêtés. On nous a conduits à l’arrêt de bus de la ville turque de Gaziantep », se rappelle Ahmad. Le lendemain, l’ambassade du Danemark à Ankara leur a avancé les billets d’avions, et c’est seulement au moment de l’atterrissage à l’aéroport de Copenhague le 12 septembre que la terreur a commencé à s’évanouir en lui. Ahmad était enfin de retour au Danemark. D’après certaines informations, les jumelles se trouvent toujours en Syrie, sur le territoire de l’État islamique. L’une des filles a récemment tweeté la photo d’un petit chaton roux, posé sur la poitrine d’un homme en treillis. La jeune fille de 16 ans avait l’air bouleversée : le chat s’était visiblement enfui. Si Dieu le veut, « nous serons réunis » au paradis, a-t-elle écrit, signant d’un émoticône larmoyant et d’un petit cœur.


Traduit de l’anglais par Ségolène Jaillet et Estelle Sohier d’après l’article « I was a prisoner of the Islamic State », paru dans Politiken. Couverture : Des moudjahidin de l’État islamique. Création graphique par Ulyces.