Le faussaire

En 2007, par un après-midi ensoleillé de mai, un artiste imprimeur allemand du nom de Hans-Jürgen Kuhl s’est installé à la terrasse d’un café, juste en face de l’imposante façade de la cathédrale de Cologne. Il a commandé un expresso et une part de gâteau à la prune, et allumé une Lucky Strike en attendant son acheteuse. Elle pouvait arriver à tout moment. Kuhl, un homme maigre d’une soixantaine d’années, devait s’efforcer de se souvenir que rien ne pressait. Il avait vendu beaucoup d’œuvres d’art au fil des ans, mais ce lot-ci était tout à fait différent. Il devait se montrer patient.

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Cologne – Rhénanie-du-Nord-Westphalie
La cathédrale représentée par Warhol et Kuhl
Crédits

Les touristes erraient sur la place de la cathédrale, le monument le plus visité du pays, étirant leurs cous pour immortaliser ses clochers d’une grande complexité, tendus vers les cieux. Kuhl connaissait bien ces clochers. Il avait grandi à Cologne et peint sa majestueuse cathédrale un nombre incalculable de fois.

De l’autre côté du petit mur de brique qui entourait le café, Kuhl l’a soudain reconnue. Grande, blonde et élégante, Susann Falkenthal paraissait la trentaine. Tout comme lors de leurs précédents rendez-vous, elle portait des chaussures confortables, une chemise et un pantalon discrets, ainsi qu’un maquillage léger. Kuhl trouvait sa tenue banale en contradiction avec son statut de femme d’affaires conduisant un cabriolet BMW, mais peu importait.

Lorsqu’ils s’étaient rencontrés pour la première fois il y a quelques mois, Falkenthal lui avait dit qu’elle travaillait dans l’événementiel et qu’elle venait de Vilnius, en Lituanie. Elle lui avait donné une carte indiquant une adresse à Vilnius, ainsi qu’une autre dans la ville allemande d’Essen. Elle parlait un allemand parfait.

Ce rendez-vous à la cathédrale devait être leur dixième, et ils se saluaient d’une bise sur chaque joue. Au cours des derniers mois, ils s’étaient vus au studio de Kuhl. Elle apportait des gâteaux, il préparait le café. Ils parlaient de jazz, du temps où Kuhl était créateur de mode, de la fois où il avait rencontré Andy Warhol, de ses vacances à Majorque, et de contrefaçon de dollars américains.

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Il y a peu, Falkenthal lui racontait qu’elle avait fait affaires à de nombreuses reprises avec des Russes à Vilnius, où des types peu scrupuleux essayent parfois de soudoyer les videurs avec de faux billets de 100 dollars, pour obtenir l’accès à des événements exclusifs organisés par sa société.

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Hans-Jürgen Kuhl
Un billet de 100 dollars à la main
Crédits : Tim Stinauer

Kuhl et elle ont sympathisé, et il lui a donné quelques trucs pour détecter la falsification. « Il est facile de voir et de sentir s’il s’agit d’un faux », l’a-t-il assurée.

Quelques semaines plus tard, Falkenthal a fait part à Kuhl d’une soirée haut de gamme qu’elle organisait, prévue pour le mois d’août. Pourrait-il en imprimer les faux billets servant de tickets d’entrée ? Elle voulait qu’ils soient dotés de numéros de série uniques et d’un moyen de les protéger contre la contrefaçon. Kuhl a suggéré l’utilisation d’une bande brillante révélée aux ultraviolets. Falkenthal lui a précisé que la commande officielle était de trois cents billets, mais elle lui a aussi demandé avec un clin d’œil d’en imprimer cinquante de plus pour les vendre de son côté. Ce n’était manifestement pas une sainte, songeait Kuhl. Travailler avec elle pourrait s’avérer intéressant…

Après avoir imprimé les billets pour Falkenthal – dont les cinquante supplémentaires – et avoir été payé, Kuhl a décidé de tenter sa chance avec elle. Pas au sens romantique du terme, même si lors des visites de Falkenthal à son studio, Kuhl avait évidemment remarqué cette façon qu’elle avait de poser négligemment son bras sur le dossier de sa chaise, et de se pencher sur lui pour inspecter les brouillons des futures impressions sur le moniteur. Il a pensé qu’ils pourraient faire affaire. Il y avait des risques, et Kuhl le savait, mais il avait tendance à faire confiance aux gens. Aussi lui a-t-il montré le faux billet de 100 dollars qu’il avait créé. Par précaution, il lui a dit qu’il s’agissait d’un échantillon provenant de Pologne. Il y en aurait beaucoup d’autres, a-t-il ajouté. Elle lui a demandé si elle pouvait lui en emprunter un pour le montrer à un ami russe. Il a accepté mais lui a demandé d’être prudente. Il savait d’expérience que ce « milieu » était plein d’informateurs et de flics sous couverture.

Falkenthal a appelé Kuhl deux semaines plus tard. Son contact était impressionné par l’exemplaire qu’il avait vu et voulait passer commande. Ils ont commencé avec un lot de 250 000 dollars, qu’elle lui a acheté pour 21 600 euros. C’était le prix de la contrefaçon, qui ne vaut généralement pas grand chose car c’est l’acheteur qui encourt le plus gros risque. Ce n’est donc rentable qu’à grande échelle. Pendant cet échange, Kuhl lui a glissé que son partenaire et lui en avaient environ 8 millions de plus à vendre. « Si le contact est satisfait du premier versement, reparlons-en », a-t-il dit. Dix jours plus tard, elle est revenue vers lui avec de bonnes nouvelles : l’homme était « content de la falsification » et voulait passer une commande plus importante. Que dirait-il de 6,5 millions de dollars ?

Assis cet après-midi à la terrasse du café, près de la cathédrale, Kuhl lui a remis une note avec un prix pour cette nouvelle commande : 533 000 euros pour les 6,5 millions de dollars de contrefaçon. Elle était d’accord. Ils ont alors décidé de procéder à l’échange le jour suivant à son studio. Kuhl a également dit à Falkenthal que pour assurer sa sécurité, il serait accompagné lors de la transaction, juste pour s’assurer que tout se passerait pour le mieux. « Je n’ai pas le choix », lui a-t-il dit, « même si à priori, je te fais confiance. »

Tandis qu’ils s’apprêtaient à partir chacun de leur côté, Falkenthal a ajouté qu’elle apporterait ses propres valises. Car 6,5 millions en billets de 100 pèsent près de 70 kg.

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Un billet de 100 dollars

L’artiste

La carrière de faussaire de Kuhl avait débuté une dizaine d’années auparavant, au Café Cento de Cologne. Avec d’autres membres de ce qu’il considérait à l’époque comme sa bande, il passait ses après-midis là-bas, à manger des pâtisseries, fumer et parler du bon vieux temps. Le bon vieux temps convoquait tout à la fois voitures rapides, drogue, jeux d’argent, musique, filles, argent facile et l’énergie considérable dont ils disposaient alors pour s’occuper de tout cela à la fois. Ils s’étaient attribués, à eux-mêmes ainsi qu’à leurs associés, des surnoms dignes de gangsters : il y avait « le Belge », « le Rieur », « le Voyageur », « M. Spécial » et « Manni » pour Manfred Agne, un ancien jockey dont le ventre était devenu si gros qu’il semblait avoir avalé un autre jockey.

Kuhl, connu sous le nom de « la Colombe », occupait un poste étrange dans ce milieu d’escrocs à temps partiel et de petits comploteurs. Il leur ressemblait dans le sens où les gens respectueux des lois avaient tendance à l’ennuyer, et l’idée d’avoir une vie stable et de fonder une famille ne présentait aucun intérêt à ses yeux. Mais c’était un artiste et un bricoleur, pas un passeur ou un voyou. Il avait commencé à peindre quand il avait 10 ans, et l’une de ses occupations favorites était de se rendre au musée Ludwig de Cologne pour admirer ses magnifiques collections d’œuvres créées par des maîtres du pop art tels que Roy Lichtenstein, Jasper Johns, Robert Rauschenberg et Andy Warhol.

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Kuhl est grand et son visage affiche nez proéminent. Ses yeux noisette sont surmontés d’une cicatrice qui vient barrer son sourcil droit. Il porte sa chemise boutonnée jusqu’en haut et des jeans avec une ceinture en cuir. Bien avant de devenir faussaire, il a connu à la fois la notoriété et le succès financier. Entre les années 1960 et le début des années 1970, il concevait et fabriquait des pantalons en cuir. Ses shorts courts avaient été un tel succès qu’il s’était retrouvé bientôt à la tête d’une affaire prospère dans la mode, avec une demi-douzaine d’employés. Cela lui rapportait suffisamment d’argent pour conduire une Porsche, se rendre à Majorque en jet privé sur un coup de tête et fréquenter le gratin européen.

Malheureusement pour lui, son talent était voué à rester dans l’ombre : l’affaire s’est avérée être un piège de la police allemande.

À l’époque, il s’intéressait à différentes techniques d’imprimerie, y compris la sérigraphie, mais il n’avait pas réalisé à quel point cette technique pouvait être captivante jusqu’à ce qu’il voie son premier Warhol. « Je me suis dit : “Wow ! C’est simple, mais tellement différent” », se souvient Kuhl. D’un point de vue technique, cependant, il trouvait qu’il manquait quelque chose. Quand il a vu Flowers de Warhol, par exemple, il s’est dit : « Donnez-moi quatre jours et je fais la même chose. Ou même mieux. Je n’utiliserais pas autant de rose. »

Il n’a pas attendu longtemps avant de produire ses copies de Warhol, et vers le début des années 1980, il se faisait déjà un nom grâce à des imprimés qui imitaient de façon très nette la Cathédrale de Cologne de Warhol, Flowers, The American Indian, Mao, et d’autres de ses tableaux. Un journal allemand l’avait un jour surnommé le « Warhol de Cologne ».

Ce n’était pas des contrefaçons (Kuhl signait de son propre nom), mais plutôt des imitations de très bonne facture. Elles se vendaient bien dans les galeries d’art, à travers toute l’Allemagne et même ailleurs. Il se rappelle d’un acheteur potentiel, il y a de cela peut-être vingt-cinq ans, qui lui avait proposé un million de deutschemarks – environ 350 000 euros à l’époque – pour réaliser deux copies de Warhol, avec de fausses signatures. Mais Kuhl a refusé, car cela allait à l’encontre de ses principes artistiques.

La notion de sécurité financière à long terme était étrangère à Kuhl. Il aimait faire la fête et semblait incapable de se projeter plus loin que le samedi suivant. Il avait fermé sa société de mode (elle avait fini par l’ennuyer) et devait encore de l’argent pour sa voiture et son appartement. Les variations du goût des consommateurs affectaient aussi ses affaires dans le domaine de l’impression artistique raffinée. Les acheteurs devenaient de plus en plus réticents à dépenser des milliers de dollars pour des imitations de Warhol ou d’autres artistes que Kuhl recopiait consciencieusement, comme Patrick Nagel, devenu célèbre grâce à la couverture de Rio, l’album de Duran Duran de 1982.

À la fin des années 1990, tandis que ses problèmes d’argent ne cessaient d’empirer, une solution lui permettant de résoudre ses problèmes s’est miraculeusement présentée à lui. Elle a pris la forme d’un homme du nom d’Edgar, un associé du gang du Café Cento, qui avait arrangé une affaire avec des banquiers suisses – un business en rapport avec des hommes d’affaires saoudiens. Kuhl ne connaissait pas les détails et il s’en moquait éperdument. Ce qui importait, c’était la promesse de près de 100 000 dollars en l’échange de 5 millions de faux dollars américains. Il songeait alors : « Après ça, je serai à nouveau libre de faire tout ce que je veux. » Il pourrait enfin ouvrir sa propre galerie, se disait-il.

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Variations sur Flowers
Hans-Jürgen Kuhl

En 1998, Kuhl a obtenu un prêt pour acheter une vieille machine d’imprimerie Heidelberg GTO 52 offset pour 127 000 deutschemarks (un peu plus de 60 000 euros). Il a alors acheté d’immenses feuilles de papier de haute qualité, a commencé à mélanger les encres et à travailler sur la production de ce qui allait devenir un échauffement pour la confection de ses billets de 100 dollars.

C’était un challenge séduisant, un défi technique et artistique pour Kuhl. Il n’a pas tardé à développer une obsession croissante pour son travail. En l’espace de six mois, il avait produit les 5 millions de dollars demandés. Malheureusement pour lui, son talent était voué à rester dans l’ombre : l’affaire s’est avérée être un piège tendu par la police allemande et, en 1999, lui et quelques autres se sont fait arrêter. Kuhl a été reconnu coupable de faux-monnayage mais a été remis en liberté conditionnelle car un juge a conclu que les enquêteurs avaient fait preuve d’excès de zèle dans leur stratégie, franchissant la limite de la procédure policière sérieuse pour verser dans le piège intentionnel.

Après cela, Kuhl a décidé de revenir à une activité plus tranquille (et légale), et il est redevenu graphiste. Mais un élément de son arrestation refusait de quitter sa mémoire : un témoin expert, venu de la banque centrale d’Allemagne, avait vanté la qualité de la fausse monnaie qu’il avait fabriquée. Kuhl trouvait aussi qu’il y avait quelque chose de poétique dans le fait de prouver aux yeux du monde que ces dollars américains si convoités, presque sacrés, n’étaient rien de plus que des images compliquées produites en masse sur du papier fantaisie. D’une certaine manière, il avait emprunté ce point de vue à Warhol : « Faire de l’argent, c’est un art. Travailler, c’est un art. Et faire de bonnes affaires, c’est le meilleur des arts », écrivait l’artiste dans Ma Philosophie.

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le « Andy Warhol de Cologne »
La cathédrale, par Hans-Jürgen Kuhl

En 2002, de retour d’un voyage à Majorque, Kuhl est allé trouver Sinan Elshani, son associé ponctuel, simplement connu sous le nom de « l’Albanais ». Kuhl s’est plaint de sa dette qui n’en finissait pas. Faisant preuve d’une certaine compassion, Elshani lui a dit qu’il connaissait un moyen pour eux de devenir riche : imprimer de faux timbres. Il connaissait les bonnes personnes, qui ne feraient pas que payer pour les machines et l’approvisionner, mais lui achèteraient aussi ses contrefaçons. Il lui a même promis de payer le loyer de son studio, et Kuhl a fini par accepter.

Mais il est rapidement apparu qu’ils ne pourraient pas se procurer les bonnes encres pour la falsification ou rendre les perforations convaincantes.

À ce moment-là, Kuhl a tenté de se retirer de l’affaire, mais Elshani lui a répondu que c’était impossible : le client avait déjà dépensé beaucoup d’argent dans l’équipement. À moins que Kuhl puisse se permettre de cracher sur 50 000 euros, l’artiste risquait de recevoir une visite désagréable de la mafia albanaise.

Kuhl pensait qu’il n’arriverait pas à réaliser les timbres, et il a proposé à Elshani de fabriquer de faux billets de banque à la place. Ce faux départ avec les timbres l’avait au moins fait réfléchir à des façons d’améliorer ses billets. « C’est ma façon de fonctionner », dit-il. Avec Elshani qui lui mettait la pression pour rembourser leurs créanciers albanais, Kuhl s’est résolu à faire marcher ses imprimantes.

L’intaglio

La plupart des faussaires, comme un enquêteur fédéral me l’a expliqué, tournent à la méthamphétamine, et après trois nuits blanches, ont soudain la brillante idée de scanner un billet de 20 dollars, de blanchir une certaine quantité de billets de 5, et d’imprimer l’image du billet de 20 sur le même papier. Même le plus sénile des commerçants peut se rendre compte de l’imposture.

Mais grâce à son artisanat soigné, Kuhl s’est rangé instantanément dans une classe de faussaires devenue rare, capable de produire des contrefaçons de très haute qualité. Ces derniers possèdent de vastes connaissances sur le papier et les colorants, et sont dotés d’un savoir-faire en matière de machines d’impression et d’éléments pointus de sécurisation des billets de banque, tels que les filigranes et les encres à couleur changeante.

Une cigarette à la main, un marqueur spécial dans l’autre, Kuhl a entrepris sa quête du dollar en fouillant dans des classeurs d’échantillons de papier. Les marqueurs dessinent une ligne noire sur du papier contenant de l’amidon. En revanche, ils ne fonctionnent pas sur un papier qui en est dépourvu, tel que les feuilles fabriquées par Crane & Co., fournisseur exclusif du support de base des dollars américains sis à Dalton, dans le Massachusetts. Ce papier est fabriqué à partir de tissu en coton ultra fin. Kuhl a embauché un dealer de Düsseldorf en espérant pouvoir acheter un peu du mélange 75 % coton et 25 % tissu, spécifique à Crane, mais on lui a répondu que la vente de ce type de produit était interdit. Kuhl a finalement trouvé un revendeur à Prague. Il lui a fourni du papier sans amidon qui avait la même consistance et le même poids que celui de Crane.

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L’intaglio de 100 dollars
Fabrique de dollars aux États-Unis
Crédits : My San Antonio

La procédure de production qu’il devait suivre était complexe et combinait imprimerie offset et sérigraphie. Le plus difficile à contrefaire, qu’importe le niveau de sophistication de la contrefaçon, se situe sur la face avant du billet : le sceau du Trésor américain, le nombre « 100 » situé en bas à droite, et les États-Unis d’Amérique en haut. La véritable monnaie américaine est imprimée massivement avec des presses appelées intaglio (qui signifie « gravure » en italien). La force avec laquelle les presses frappent le papier étalé sur les plaques de métal gravées crée des empreintes creuses, comblées ensuite par l’encre, procurant aux billets un relief et une texture particuliers. L’absence de relief est le signe révélateur d’une contrefaçon. Pour Kuhl, c’était la pièce critique du puzzle : comment recréer cette texture de façon convaincante, sans recourir à une véritable gravure de métal ? « J’ai eu une idée, dit-il, et j’avais bien envie de l’essayer. »

Son idée était d’appliquer une deuxième couche d’encre, créant un relief suffisant pour imiter le papier imprimé par intaglio. Mais en regardant au microscope, Kuhl s’est aperçu que la seconde couche s’effritait au séchage, ce qui rendait l’image floue. Ce problème représentait une entrave à sa progression jusqu’à ce qu’il lise un article à propos d’une laque transparente sensible aux UV, qui séchait instantanément lorsqu’elle était exposée aux ultraviolets. À ce moment-là, tout s’est mis en place. « L’encre n’aurait pas le temps de s’effriter », conclue-t-il en souriant.

Il a disposé une nouvelle feuille de papier dans la presse à sérigraphie, en utilisant cette fois la laque et séchant le tout aux ultraviolets. « On ne voit pas le vernis UV, on ne fait que le sentir. Et c’est ça l’important », affirme Kuhl. Ce revêtement invisible, servant au sceau du Trésor américain et au « 100 » en bas à droite du billet, était un coup de maître. Un expert a confié au magazine allemand Der Spiegel que les dollars fabriqués par Kuhl étaient « incroyablement parfaits ».

Sa méthode avait beau être ingénieuse, elle était affreusement lente. Sur fond de Rolling Stones et de Dave Bruebeck, il a passé la majeure partie des deux années suivantes avec des gants chirurgicaux en latex, à respirer des vapeurs chimiques. Il ne pouvait même pas ouvrir les fenêtres, de peur que les voisins ne voient ou ne sentent quelque chose qui paraîtrait suspect. Il se répétait parfois à lui-même, comme s’il était en transe : « Ich muss meinen Dollars machen » (« Je dois fabriquer mes propres dollars »).

Il s’est alors posé un autre problème : la quantité phénoménale de papier qui s’amassait dans le studio. C’était inévitable, s’agissant d’impression et de découpage, surtout compte tenu du perfectionnisme dont Kuhl faisait preuve et du manque de performance de son matériel. Il y avait bien trop de papier pour espérer simplement le broyer, le recycler ou le jeter, et le détruire dans un bain d’acide aurait nécessité un matériel industriel onéreux. Il ne pouvait pas non plus le brûler –tant de fumée aurait alerté les pompiers. Kuhl a donc décidé de mettre les copeaux de papier dans des sacs, et de les porter dans un centre d’incinération.

À l’instar de Warhol, il utilisait souvent la monnaie papier comme base pour ses œuvres.

Le 25 septembre 2006, le trieur d’un centre de collecte de déchets et de recyclage à Cologne a remarqué quelque chose d’étrange : un sac en plastique bleu déchiré débordait, rempli de papiers déchiquetés portant la couleur vert pâle de la monnaie américaine, reconnaissable entre mille. Il y avait là six autres sacs comme celui-ci, pleins à craquer du même contenu. Son patron a contacté la police locale, qui a rapidement laissé l’affaire au Bundeskriminalamt allemand, l’Office fédéral de police criminelle.

Lorsqu’il a vu l’amas de morceaux de papier, l’inspecteur Martin Becker, de la police judiciaire fédérale (FCP), ne s’est pas inquiété du fait que des gens dans son pays pourraient être en train de porter atteinte à l’intégrité de l’une des monnaies les plus fiables de l’histoire de l’argent. Au lieu de cela, il s’est dit : « Eh ben, ça va nous donner une tonne de travail. » (Becker est un pseudonyme. Les agents de la police judiciaire fédérale m’ont permis d’interviewer l’enquêteur à condition que son vrai nom ne soit pas révélé.)

« En règle générale avec la falsification, les déchets papier et autres matériaux représentent environ 10 % de la production totale », explique Becker. Compte tenu de la quantité de matériaux retrouvée à l’usine de traitement, et plus tard après que Kuhl eût de nouveau déposé ses résidus de papier au centre d’incinération, les autorités ont estimé que cette opération avait abouti à la production de 30 ou 40 millions de dollars en faux billets. Marco Heymann, l’avocat de Kuhl, affirme que personne ne peut vraiment savoir combien Kuhl en a fabriqué et détruit : « Je ne suis même pas certain qu’il le sache lui-même. »

Becker était l’officier de référence sur cette affaire. Pourtant, cet homme de 42 ans ne ressemble en rien à un agent fédéral : veste en cuir, boucles d’oreille en or, petites chaussures de sport, sac en bandoulière, ainsi qu’une cicatrice qui lui barrait le front en diagonale.

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Un bandeau de sécurité révélé à la lumière noire
Crédits : Scott Nazelrod

Les enquêteurs ont décidé de déballer les sacs et, à l’aide de colle, de rassembler méticuleusement les morceaux de papiers. En quelques heures, ils avaient trouvé le nom de Kuhl inscrit sur un bout de papier dans l’un des sacs, et rapidement, ils ont mis la main sur une enveloppe avec son adresse imprimée dessus.

Sachant que Kuhl était connu des services de police, l’équipe de Becker a pu mettre sans attendre son téléphone sur écoute, et installé des caméras de surveillance dans son appartement et son studio. Ils ont eu vite fait d’enregistrer des conversations au cours desquelles Kuhl et ses acolytes faisaient référence aux faux billets comme à de la « tapisserie », ou des « tableaux de Warhol ». En moins de deux semaines, les policiers ont fait le lien avec les billets déchiquetés et avec Elshani, qui avait été accusé de contrefaçon une dizaine d’années plus tôt. Becker tenait ses faussaires, mais pour que l’enquête soit imparable, il aurait aussi besoin de preuves attestant une volonté de vendre ces contrefaçons.

Le problème, c’était que Kuhl et ses partenaires ne pouvaient passer de marché avec personne. Ce n’était pas faute d’essayer – une négociation avec un ancien flic à l’esprit tordu était tombée à l’eau, au même titre qu’une autre transaction avec un prétendu acheteur à Majorque. C’est le moment que Becker et ses collègues ont choisi pour donner un coup de pouce à leurs affaires en leur fournissant eux-mêmes un acheteur de choix.

L’Oscar

Par un après-midi glacé de l’hiver 2007, Kuhl a reçu un appel au studio. L’espace immense, presque une caverne, mesurait environ 460 mètres carrés, avec de gigantesques étagères qui s’étendaient jusqu’au centre de la pièce, des presses d’imprimerie jusqu’au fond et un sofa en cuir noir près du bureau. La femme à l’autre bout du fil disait avoir vu son travail dans une galerie à Düsseldorf et souhaitait commander une nouvelle œuvre. Pouvaient-ils se rencontrer à son bureau ?

Elle s’est donc rendue au studio de Kuhl et a pris place sur son divan. Kuhl lui donnait à peu près 28 ans et lui prêtait des origines indiennes. « Elle était incroyablement belle ! Mieux que votre Jennifer Lopez ou d’autres stars hollywoodiennes. »

La jeune femme a expliqué qu’elle voulait qu’il exécute une commande pour un banquier de Delhi. Pour lui expliquer ce qu’elle avait en tête, elle lui a montré quelques billets de banque indiens. En soi, cela ne lui semblait pas particulièrement étrange ou suspect. À l’instar de Warhol, Kuhl utilisait souvent la monnaie papier comme base pour ses œuvres. Quand l’Allemagne est passée du deutschemark à l’euro par exemple, il a réalisé une œuvre immense zoomant sur une partie de l’ancien billet de banque.

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Hanté par Warhol et l’Amérique
Audrey Hepburn par Hans-Jürgen Kuhl

Pour la commande du banquier, Kuhl a créé une œuvre orange vif faite de collages : un ensemble d’éléments directement tirés de scans de billets indiens, dont la caractéristique la plus importante est le visage de Mohandas Gandhi. Mais lorsqu’il a appelé et laissé un message pour dire que la commande était prête, c’est une femme du nom de Susann Falkenthal qui l’a rappelé. Elle lui a expliqué que l’acheteuse était débordée de travail. Cela le dérangeait-il si elle passait la chercher à sa place ? Celle qui viendrait chercher la commande lui importait peu, tant qu’elle avait l’argent pour le payer.

Kuhl a été tout aussi impressionné par Falkenthal. Car il faut bien dire Jennifer Lopez n’est pas son genre. Celle-ci lui a dit qu’elle trouvait son impression fantastique. Il était flatté, et s’est bientôt retrouvé à lui parler des défis représentés par la contrefaçon. En écoutant leur conversation, Becker et son équipe étaient surpris de la facilité avec laquelle Kuhl faisait confiance à Falkenthal. En réalité, une partie de lui devait sûrement se demander si elle n’était pas envoyée par les autorités. Mais Kuhl avait pris la précaution de demander à un ami de vérifier l’adresse de sa société d’événementiel, et il s’est avéré qu’elle était digne confiance. « Je suis idiot, mais je ne suis pas un débile profond », plaisante Kuhl. Qu’importe les doutes qu’il pouvait avoir, il avait réussi à s’en débarrasser.

Une fois de plus, Kuhl était tenté de refouler sa suspicion si cela voulait dire que ses magnifiques créations finiraient par nager dans ce vaste océan d’argent. « C’est aussi probablement parce qu’on me disait tout le temps que j’étais de loin la seule personne capable de fabriquer d’aussi bonnes copies de billets américains », a-t-il écrit plus tard dans une déclaration à la cour. « En y repensant, je dois admettre qu’au moins d’un point de vue artistique, c’était pour moi à la fois un défi et une source considérable de satisfaction pour mon ego. » S’il ne parvenait pas à faire vivre son œuvre avec l’aide de quelqu’un comme Falkenthal, Kuhl savait que ses faux billets finiraient par moisir dans un entrepôt, réduisant à néant son accomplissement artistique.

Après son rendez-vous avec Falkenthal cet après-midi là au café, pour conclure leur affaire, Kuhl a pris la voiture avec son vieux copain Manfred Agne pour se rendre dans l’entrepôt délabré situé dans la banlieue industrielle de Cologne. Les deux complices avaient planqué leur contrefaçon dans l’unité B4, à côté d’une brouette renversée et de piles de copeaux de bois. Ils ont emballé les billets et sont retournés au studio, là où Falkenthal et Kuhl avaient rendez-vous à 13 heures le lendemain.

Quand elle est arrivée, Kuhl l’attendait. Ils se sont salués comme à leur habitude, puis ont procédé à l’échange. Elle lui a donné un sac de course bleu clair contenant 533 000 euros, et Kuhl a commencé à charger dans la voiture de Falkenthal des boîtes remplies de ses billets de 100 dollars. Les hommes de Becker ont alors surgi de nulle part. Falkenthal s’est éclipsée en un éclair et Kuhl a été emmené en prison. Il s’y attendait un peu, et avait préparé un sac avec quelques effets personnels, au cas où – une brosse à dents, des sous-vêtements de rechange, quelques CD de jazz.

Tout ce qu’il veut, c’est prendre sa retraite dans un endroit ensoleillé. Un endroit où il arrêterait même de fumer.

Le procureur a proposé à l’avocat de Kuhl un marché qui, compte tenu des circonstances et des antécédents de l’accusé, était difficile à refuser. Kuhl devrait purger six ans de peine pour ses crimes. Au total, Becker et son équipe ont saisi 16,5 millions de dollars de contrefaçon, et ils sont certains de tout avoir.

Dans les années qui ont suivi la fin de cette affaire, aucun des billets fabriqués par Kuhl n’a fait surface, signifiant a priori que les autorités avaient effectivement tout récupéré.

Durant la procédure, le procureur a pris le temps de mentionner qu’aucun autre imprimeur au monde ne pouvait faire ce que Kuhl avait fait. C’était un artiste égaré et cela, en plus du fait qu’il avait 65 ans, a convaincu l’État que six années était une condamnation suffisante.

Par une fraîche matinée de septembre 2012, Kuhl et moi sommes allés au musée Ludwig, à côté de la cathédrale de Cologne, juste au-dessus du Rhin. Il ne lui restait que quelques semaines à purger : ses six années d’incarcération avaient été réduites à quatre pour bonne conduite. Ce n’était pas ce qu’on pourrait appeler un calvaire : Kuhl a purgé sa peine dans une prison « ouverte », ce qui signifie qu’il devait se présenter à l’accueil chaque soir comme un élève d’internat et tolérer les visites à l’improviste d’un agent de police à son studio.

Nous achetons les tickets et nous nous dirigeons vers la collection pop art. Kuhl, qui porte une chemise en flanelle noire et blanche et des jeans noirs, marche les bras croisés dans le dos. Nous arrivons bientôt à hauteur des Warhol. « C’était un véritable homme d’affaires », dit-il en fixant l’énorme portrait sérigraphique Most Wanted No. 7, Salvatore V. ainsi qu’une série d’impressions de Flowers. Comme à son habitude, Kuhl dénigre les séries : « C’est de la merde. Les couleurs ne sont pas bonnes. Celle-là, à gauche, ça peut aller. » Il admire pourtant Two Elvis. Pointant du doigt les éclaboussures noires sur les mains et les genoux d’Elvis, Kuhl déclare : « J’aime les erreurs volontaires. C’est tout Warhol. Mais j’aurais fait ça proprement. »

On arrive alors au 80 Two-Dollar Bills, Front and Rear. Le tableau de Warhol, lumineux, plein d’éclaboussures et sans relief, ne ressemble absolument pas à de véritables billets de banques, et Warhol n’a jamais tenté de convaincre quiconque que ses dollars étaient vrais. Kuhl met cela de côté et, même s’il ne cherche pas à clamer son innocence, s’agace de l’invention d’une valeur prêtée à la monnaie papier et des richesses que certains artistes ont accumulé, en prenant l’argent lui-même comme sujet. Warhol avait copié la monnaie, et ses créations ont aujourd’hui une valeur inestimable. Kuhl a lui aussi copié la monnaie, mais il s’est fait arrêter et désormais, il est fauché.

ulyces-jurgenkuhl-08-2Dans sa déposition, il a nié avoir eu l’intention de retourner à la falsification. Il ne pense pas avoir fait de profit quelconque et, qui plus est, il approche les 70 ans. Tout ce qu’il veut, c’est prendre sa retraite dans un endroit ensoleillé. Un endroit où il arrêterait même de fumer. Pendant ce temps, pour la première fois depuis vingt ans, il peint.

Pourtant, après une part de gâteau et une cigarette au café du musée, il avoue se réveiller parfois avec l’envie de fabriquer un tout dernier billet de 100 dollars. « Mais parfait, cette fois. On pourrait l’amener à la banque, le montrer aux services secrets américains, à n’importe qui : ils diraient tous que c’est un vrai. J’adorerais ça, je ne peux pas l’expliquer. C’est idiot », confesse-t-il avec un haussement d’épaules désabusé. « Ce serait comme un Oscar. Après quoi je pourrais le déchirer. »


Traduit de l’anglais par Barbara Pelerin d’après l’article « The Ultimate Counterfeiter Isn’t a Crook—He’s an Artist », paru dans Wired.

Couverture : Une salle du MoMA.

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