Chaleur, contraste et piqué

L’éclairage est tamisé, et les lieux se remplissent lentement mais sûrement. Ben Tucker, des bobines de films plein les bras, les dépose dans la cabine de projection du cinéma de Dryden. Il s’assure une dernière fois que la poussière a bien été faite, et que les positionnements des projecteurs d’époque sont correctement réglés. Assistant responsable des collections et projectionniste des copies d’époque du cinéma George Eastman à Rochester, dans l’État de New York, Tucker contribue à préserver une des collections de films les plus anciennes, importantes et historiquement précieuses sur Terre. En cette soirée de début mai, il projette le classique parmi les classiques : Casablanca. Il s’agit d’une soirée typique au cinéma Eastman, salle unique d’une capacité de 500 places, à ceci près que cette version de Casablanca a le potentiel d’envoyer tout le monde ad patres. ulyces-nitratepictureshow-01 La copie date de 1947, ce qui signifie qu’elle est faite à base de nitrocellulose, une substance proche de la poudre à canon. Plus connue sous le nom de nitrate ou acétate, elle contribua au premier format celluloïd produit en masse, et fut le support filmique dominant de 1895 à 1948. Renommée pour la beauté et la clarté de ses images, une copie nitrate est si inflammable et chimiquement instable qu’elle n’est que rarement projetée, si tant est qu’elle le soit. La chaleur d’une cigarette peut suffire à y mettre le feu, et si tel malheur se produisait, les flammes seraient si puissantes qu’elles brûleraient même sous l’eau. Les incendies de cinémas dans Cinema Paradiso ou Inglorious Basterds sont tous deux le résultat de combustions de pellicules nitrate, et l’histoire du cinéma de la première moitié du XXe siècle est parsemée de dizaines de déflagrations tout aussi mortelles, mais bien réelles. La première eut lieu durant l’exposition mondiale de Paris en 1897, et fit 140 victimes. L’ONU classe toujours le nitrate comme matière dangereuse. Tucker est rejoint par deux collègues spécialement formés, une main d’œuvre importante pour une seule projection, mais il en va ainsi avec la copie nitrate : deux projectionnistes chargent et retirent à tour de rôle les bobines de leurs machines respectives, tandis qu’un troisième réunit et rembobine ces bobines instables, d’une durée de dix minutes chacune, dans leurs boîtes d’aluminium nickelé. La cabine de projection du Dryden est minuscule, peu éclairée, et remplie d’accessoires, comme le poste de commandement d’un sous-marin. En plus de tous les accessoires liés au cinéma qui s’y entassent du sol au plafond, elle est équipée de sprinklers, de portes en acier renforcé, et d’un réseau de câbles dans le plafond permettant aux deux fenêtres en métal de se refermer comme des guillotines en cas d’incendie. Les projecteurs eux-mêmes, datant de 1951, sont encaissés dans des box en métal, et les projectionnistes doivent garder le doigt sur le bouton qui coupe tout contact entre la source de lumière et la pellicule en cas de surchauffe.

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La copie nitrate des Chaussons rouges, de Powell et Pressburger
Crédits : The George Eastman House

Malgré tous les efforts requis, Casablanca n’est que le coup de sifflet d’un événement sans précédent : un festival de trois jours, uniquement constitué de projections de copies nitrate. Annoncé au début de l’hiver, le Nitrate Picture Show a attiré des centaines de spécialistes, historiens, critiques et cinéphiles dévoués à Rochester – une foule encore plus impressionnante quand on sait que le programme n’a pas été annoncé avant que le festival ne débute… Responsable de l’Australia’s National Film and Sound Archive, Megan Labrum m’explique avant la séance de Casablanca que les copies nitrate possèdent « chaleur, contraste et piqué ». Mais il lui est pratiquement impossible de voir des copies nitrate dans son pays, explique-t-elle : « Nous possédons une merveilleuse salle de cinéma, mais ne pouvons pas nous permettre les frais nécessaires à une projection dans ces conditions : droits, mesures de sécurité, équipement. » Le cinéma Eastman est un des trois seuls aux USA, et le seul hors de Californie, à avoir l’autorisation et à être équipé pour projeter des copies nitrate. Labrum est venue de l’autre bout du monde, mais nombre d’entre nous n’ont pas non plus fait de petits déplacements : des centaines, voire des milliers de kilomètres, rien que pour témoigner de la renaissance d’une technologie morte et enterrée.

Un baiser devant le Taj Mahal

Jared Case est sorti diplômé de l’Eastman House’s Selznick School of Film Preservation, et continue depuis à travailler pour l’organisation. Il y est actuellement responsable de l’information et de l’accès aux collections, et œuvre en tant que cadre dirigeant du Nitrate Picture Show. Il est l’une des rares personnes à avoir visionné tant de copies nitrate qu’il ne se rappelle pas quelle fut la première. Mais la première à lui avoir fait forte impression fut celle d’Un jour une bergère, avec Laurel & Hardy, réalisé en 1934. « La clarté et le contraste entre les zones sombres et lumineuses étaient l’œuvre de la base de nitrate et de l’argent utilisé dans l’émulsion de la pellicule. Ils avaient pour effet de créer des images qui semblaient sortir de l’écran », comme il l’a écrit dans un message sur My Nitrate Memories, un tumblr conçu pour mettre en valeur le Nitrate Picture Show et ses objectifs. Il a créé le festival afin de permettre à d’autres gens d’accéder à la même épiphanie esthétique. « En projetant une copie nitrate, on peut recréer l’expérience qu’avaient les gens il y a 80 ans », m’expliquait Case par téléphone peu après que le festival a été annoncé. Selon lui, l’idée était de crier fort que « le nitrate n’a pas à mourir, à demeurer caché… ou seulement être utilisé à des fins de recherches. Il s’agit d’un artefact viable et puissant. »

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La mécanique compliquée d’un projecteur de copies nitrate
Crédits : The George Eastman House

En 2015, le concept est radical. Outre ses propensions combustibles, le nitrate est extrêmement fragile : la pellicule rétrécit et se détériore avec le temps, bien qu’elle soit traitée avec le plus de soins possibles. Durant des décennies, la devise échangée entre historiens et conservateurs du patrimoine filmique était : « Le nitrate n’attend pas. » Car chaque année qui passe, de plus en plus de films sont perdus à jamais. Nombre d’entre eux ont été numérisés, ou copiés sur bandes magnétiques, qui remplacèrent les copies nitrate dès les années 1950 et ce jusqu’à très récemment. Mais un nombre important de films n’ont pas eu cette chance. Même si des copies nitrate ont été numérisées, les connaisseurs vous diront qu’elles n’en sont que de piètres substituts, comme les posters d’un Van Gogh chez un vendeur de souvenirs. Le format est loué pour sa fameuse patine tri-dimensionnelle et ses couleurs riches. Les prosélytes du nitrate vantent également les vertus de vivre un film tel qu’il a été conçu : pour les gens qui aiment le cinéma, regarder une copie nitrate revient à assister à un concert philharmonique au lieu d’en écouter un enregistrement, à assister à une pièce de théâtre plutôt que de la lire, ou à s’asseoir au bord du Grand Canyon plutôt que d’en tourner les pages dans un livre. Mais à notre époque, regarder un film en copie nitrate est devenu plus rare et plus difficile à accomplir que chacune de ces expériences, ce qui ne manque pas d’en rehausser l’aura romantique et l’authenticité. Le Nitrate Picture Show a été conçu pour sensibiliser les gens au format, mais également afin de collecter les derniers fonds existants. Personne ne sait réellement combien de copies il reste dans le monde, ni dans quel état. L’Eastman abrite actuellement 24 054 bobines, pour un total de 6 070 titres. Mais nombre d’entre eux sont incomplets, ou bien ont rétréci à moins de 99 % de leur format d’origine, ce qui rend la projection impossible. Pour le festival, Case et ses collègues ont fouillé la collection pour en extraire les long-métrages les mieux préservés. Ils ont également fait appel aux plus importantes archives mondiales. Le programme final incluait dix projections de copies nitrate, tirées entre autres des fonds du British Film Institute, de l’Academy Film Archive, de la bibliothèque du Congrès ainsi que de la Nasjonalbiblioteket d’Oslo. La copie de Casablanca – la préférée de Ben Tucker dans le lot – a été fournie par le MoMA, où ce fut par ailleurs la dernière copie nitrate projetée, en 2000.

La même année, le BFI organisa son propre programme, intitulé « The Last Nitrate Picture Show », en référence aux chances de survie du format. Cette année-là, il restait moins de trente projecteurs numériques entre les États-Unis et l’Europe. Le DVD était encore une nouveauté, YouTube n’existait pas, et le streaming illimité n’était même pas un rêve. Les quinze années suivantes ont marqué une explosion dans le nombre de films rendus disponibles, ce qui a eu pour effet de rendre les cinéphiles passionnés encore plus conscients de ceux qui ne l’étaient pas, ainsi que des travestissements esthétiques engendrés par la transition vers le numérique. Ce scepticisme n’est pas limité aux cinéphiles : ces dernières années ont vu renaître le vinyle, et l’émergence d’une nouvelle base de lecteurs sur tablettes. Ce qui pourrait suffire à rendre possible l’impossible : le temps est venu d’une renaissance (toute relative) des copies nitrates, du moins autant que faire se peut depuis 60 ans. Au Dryden, alors que la musique de fond diminue, Paolo Cherchi Usai, le programmateur en chef de la section long-métrages de l’Eastman, se tient derrière un pupitre posé entre la scène et les ondoyants rideaux dorés couvrant l’écran. Il accueille la salle presque entièrement pleine au Nitrate Picture Show, puis, fait inédit dans mon expérience de festivalier, annonce les noms des projectionnistes, occasionnant de fait une standing ovation dirigée vers la cabine de projection. Ben Tucker offre un modeste salut par la fenêtre.

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La salle comble du Dryden Theatre
Crédits : The George Eastman House

Une fois le public installé, Usai parie qu’une personne au moins dans la salle n’a encore jamais vu Casablanca. Quelques mains éparses se lèvent au sein de la foule compacte, applaudies comme il se doit. « Eh bien, ce sera pour vous comme un premier baiser devant le Taj Mahal », dit-il.

L’incendie

Plus tôt dans la journée, deux membres du personnel de l’Eastman ont conduit quelques festivaliers vers un bunker blanc sans prétention, à environ 15 kilomètres de Rochester. Le centre de préservation Louis B. Mayer abrite toutes les copies nitrate du cinéma, bien que rien ne semble l’indiquer lorsqu’on passe devant. Ce qui est tout à fait volontaire : l’Eastman ne veut pas communiquer l’adresse ou publier de photos de l’extérieur du centre, et le complexe n’est pas ouvert au public. Mais c’est bien là-bas que le vrai travail de préservation a lieu. Le soleil du milieu de matinée est aveuglant, et d’énormes nuages informes restent comme immobiles dans le ciel. La journée s’annonçait belle, avec un temps clair et des couleurs vives : l’idéal platonique printanier : un « temps nitrate », comme plus d’un festivalier me le fait remarquer.

Entre les perforations, au bord de la pellicule, on peut lire le tampon d’usage qui l’identifie : N I T R A T E.

Par contraste, le hall du centre Mayer n’aurait pu être plus austère : des stores gris, deux murs bordés d’armoires, une fontaine à eau à moitié vide, des imprimantes et un micro-ondes, le tout éclairé au néon. Debout au milieu de cet espace, la responsable des collections Deborah Stoiber, cheveux gris et charme indéfectible, est radieuse à l’idée de montrer son terrain de jeu à des confrères. « C’est mon jardin d’Eden », se vante-t-elle. « Je n’ai pas d’enfants, ni d’animaux. J’ai des films. » L’immeuble était à l’origine une usine de soudure, mais depuis son rachat par l’Eastman en 1995, il a été transformé en temple immaculé de la préservation. Stoiber nous guide hors du hall d’entrée jusque dans l’atelier, via un tapis adhésif. Exception faite de trois petites tables à rembobiner les films, la pièce est vide. « Voici le négatif magenta de la bobine finale d’Autant en emporte le vent », dit-elle en ramassant un morceau de pellicule sur une table. « La partie avec le : “Franchement, ma chère…” » Quelques exclamations se font entendre au sein du groupe. « Il s’agit d’une copie nitrate, elle était présente sur le tournage. Stockée sur le plateau près de Clark Gable et Vivien Leigh. Chaque copie tirée du film est basée sur ce négatif. Allez-y, jetez un œil. » Les uns après les autres, les membres du groupe s’approchent de la table et portent le morceau de pellicule devant la table lumineuse. Entre les perforations, au bord de la pellicule, on peut lire le tampon d’usage qui l’identifie : N I T R A T E. Hormis ce détail, la pellicule ressemble à n’importe quelle autre, et ne semble pas avoir particulièrement bien vécu le passage du temps. Malgré sa fragilité et sa nature dangereuse bien connues, la pellicule nitrate est étonnamment solide et durable tant qu’elle est bien conservée, et celle d’Autant en emporte le vent a vécu la plus belle des vies possibles pour une copie nitrate : gardée à l’abri de l’air, des variations de températures et des moisissures dans des boîtes hermétiquement closes, et projetée avec soin. En mai, un studio de photographie anglais a découvert dans ses archives des images tournées sur une pellicule nitrate il y a plus de cent ans, tout comme un studio argentin a redécouvert en 2008 des scènes de Metropolis restées longtemps invisibles. Avec un peu de restauration, ces films étaient encore en condition d’être visionnés. Essayez d’imaginer quelqu’un découvrant une boîte de disquettes informatiques, ou un disque dur maltraité, dans 80 ans : pourra-t-on en percer les secrets ? Les technologies le permettant existeront-elles encore ?

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Les armoires du centre Mayer
Crédits : The George Eastman House

La rigueur et l’attention sont de mise au centre Mayer, autant que la préservation de pellicule nitrate l’exige. Et si les conditions de stockage et les standards environnementaux continuent d’être maintenus, Deborah Stoiber affirme que chacune des 12 000 bobines entreposées durera encore 400 ans. L’Eastman prend cette mission très au sérieux ; en 1978, alors que leur collection de copies nitrate était littéralement entreposée dans une grange, leur combustion spontanée engendra la perte de plus de 450 titres. Ils en tirèrent une leçon. Leurs six coffres sont désormais maintenus à une température de 4,5°C, avec un taux d’humidité de 30 %. Le remplacement de l’air s’effectue automatiquement toutes les vingt minutes. En accord avec les nouvelles réglementations édictées par la National Fire Protection Association, l’immeuble a récemment été équipé de chariots en métal pour transporter les bobines, de neuf extincteurs, de nouveaux accès de sécurité, d’un nouveau système de sprinkers anti-incendie, ainsi que de portes en acier trempé ouvrant vers l’extérieur. Avant qu’une nouvelle bobine n’intègre les coffres déjà bien remplis, elle passe 24 heures dans une « zone de transit » maintenue à 21°C. Mais peu de films y accèdent : chaque coffre ne peut contenir plus de 2 184 bobines, et la plupart sont presque pleins, si ce n’est déjà le cas. La collection du centre Mayer comprend de tout, de films muets rarissimes à des pièces maîtresses oubliées, comme le Peter Pan de 1924, filmé par le légendaire directeur de la photographie James Wong Howe, alors tout jeune. La copie personnelle de Martin Scorsese du chef-d’œuvre de son mentor Michael Powell, Les Chaussons rouges, y est aussi entreposée. Deborah nous indique la porte d’un caisson réfrigéré et déclare : « C’est ici que nous conservons tous les Garbo. » Elle demande si nous désirons voir quelque chose en particulier, et l’un de mes confrères demande à voir Le Chant du Missouri. Deborah extrait la bobine 12 de l’étagère et la sort de sa boîte pour qu’on puisse la regarder. Les mains gantées de blanc, mon cœur s’emballe tandis que je tiens un de mes films préférés entre les mains. Physiquement, la pellicule nitrate est remarquablement charnelle et tactile : lourde, épaisse et dense, chaque bobine donne l’effet d’une brique noire et ronde. Des milliers de petites photographies en plastique mises bout-à-bout, chacune teintée et étalonnée avec le plus grand soin ; c’est ce qui donne à ces vieilles pellicules ce fameux charme et ses teintes d’un autre monde. Qui n’apparaissent nullement fragiles, mais au contraire puissantes, imposantes. Deborah retire quelques centimètres de pellicule d’une poubelle. Les tenant entre ses mains, elle demande à tout le monde : « Qui veut les regarder partir en flammes ? »

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Une bobine au nitrate flambe
Crédits : YouTube

De retour à l’extérieur, sous la magnifique lumière naturelle, Deborah nous accompagne au bout d’un petit parking, à la lisière d’un champ. Elle pose les morceaux de pellicule sur une boîte de film retournée, puis s’agenouille et se met à détacher des allumettes. À leur contact, la pellicule prend feu et recrache les flammes. Le feu s’élève en une colonne de plus d’un mètre vingt, puis se répand sur les côtés, impossible à arrêter, tout le long du morceau de pellicule déroulé. Je peux sentir la chaleur s’en dégager à plus de trois mètres de distance. En quelques secondes, le film a brûlé, ne laissant derrière lui qu’un résidu d’émulsion roussi, tel un morceau de fémur après Pompéi. Deborah se met à rire, enchantée, alors que tout le monde se met à genoux sur l’asphalte pour prendre les restes en photo. « Si un incendie se venait à se déclarer ici », explique-t-elle, « il engloutirait tout le quartier. »

Une expérience unique

De retour dans la salle de cinéma, les soyeux rideaux dorés se hissent tandis que les collègues de Ben Tucker éclairent l’écran d’un faisceau lumineux. Les griffures et saletés sonores se manifestent comme un feu de camp, puis les sons d’une fanfare tonitruante annoncent le logo de la Warner et une carte d’Afrique. Je fixe l’écran du mieux que je peux, à l’affût de quelque chose de bouleversant. Mais je ne vois rien d’autre qu’un vieux film. Sans doute plus net qu’à l’accoutumée, mais tout de même abîmé et rayé.

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Une image tirée du Narcisse noir, de Powell et Pressburger
Crédits : The George Eastman House

Puis, après que l’agent corrompu joué par Peter Lorre a été abattu, et que Humphrey Bogart monte les escaliers de son bureau, on peut voir un plan du sournois agent de Vichy interprété par Claude Rains, parfaitement éclairé, s’adresser à l’ombre de Bogart. Alors que cette ombre emplit l’écran, l’effet est saisissant. Voilà donc la fameuse profondeur des noirs propre au nitrate. Ça ressemble vraiment à la texture du négatif, comme un vide infini. À partir de cet instant, je commence à remarquer nombre de petits détails : de la netteté de chaque cheveu sur la tête de Bogie pourtant à peine éclairée, aux textures de la robe d’Ingrid Bergman. Des images à couper le souffle composent le reste du week-end. Les organisateurs du Nitrate Picture Show ont programmé toute une gamme de genres différents, qui comportent tous des moments d’une incroyable beauté. Dans Samson et Delilah, l’épopée biblique réalisée en 1949 par Cecil B. DeMille, c’est la séquence d’ouverture emplie de fumées rouges et pourpres qui tourbillonnent si chaleureusement devant moi que je peux les sentir. La Joyeuse suicidée, une screwball comedy sous-évaluée de 1937 avec Carole Lombard, contient des scènes d’extérieur et des séquences aériennes survolant le Manhattan de la Grande Dépression plus immersives et brutes que tout autre film de la même période que j’ai pu voir. Péché mortel et Le Narcisse noir, deux des films les plus follement colorés, à la tension sexuelle affolante pour les années 1940, sont incroyablement enveloppants. Mais le clou du spectacle aura été la petite romance teintée de fantaisie de William Dieterle en N&B, le très peu vu Portrait de Jennie, dont la paroxystique scène de tempête prend de subtiles teintes vertes avant de passer en couleurs dans le tout dernier plan. L’effet est stupéfiant ; les promesses d’une copie nitrate toutes tenues en une seule séquence de 15 minutes, à la puissance émotionnelle dévastatrice. J’en sors un ardent défenseur du procédé. Sur une copie nitrate, les personnages se déplacent sur l’écran à une vitesse plus fidèle à la réalité que sur une copie classique. On a l’impression de partager l’atmosphère avec eux, de faire partie de leurs conversations. Ce festival aura été la plus incroyable expérience de cinéma de ma vie. Le plus proche qui soit d’un véritable voyage dans le temps.

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Une scène d’Autant en emporte le vent
Crédits : The George Eastman House

L’Eastman a vendu près de 300 entrées à des gens venus de plus de vingt pays, et semble parti pour réitérer l’exploit l’année prochaine. Mais cette excitation dissimule un malaise plus important. La pellicule a subi le contrecoup de l’arrivée de la technologie numérique, plus que n’importe quel autre medium. Les copies 35 mm, banales à l’époque, deviennent des objets de luxe utilisés à l’insistance de réalisateurs de renom. La projection et le stockage numériques sont devenus la norme, mais tout comme ce fut le cas pour la pellicule, ils posent la question des défis de préservation : les formats de stockage évoluent si rapidement, et le matériel devient si vite obsolète que, selon les mots de Matthew Dessem sur le site The Dissolve (fermé depuis août), « à moins que les défis liés aux techniques de préservation inhérentes au numérique ne soient relevés, nous courons le risque de vivre un futur dans lequel un film de 1894 sur pellicule aura plus de chance de survivre qu’un film tourné en numérique en 2014. » Comme dans la nature, les reliques culturelles sont vouées à disparaître. La question est simplement de savoir comment transposer l’histoire à chaque nouvelle époque. Il n’y aura pas de format de film définitif. Les films seront constamment restaurés puis compressés dans de minuscules cartes numériques. Mais alors, la quantité de films nitrate évoluant petit à petit saura se rappeler à nous : romantique, profonde, d’une nouveauté exceptionnelle. Avant le festival, Jared Case espérait que le Nitrate Picture Show attirerait un large panel de blogueurs, spécialistes et autres utilisateurs des réseaux sociaux sachant se faire les porte-paroles de la viabilité des copies nitrate comme medium consacré. « Pour une certaine frange de la population », m’avait-il dit, « c’est une expérience unique et sacrée. » Les copies nitrate ne seront jamais plus répandues, et il y a fort à parier qu’on n’imprimera aucune nouvelle image dessus. Mais passer d’une quasi-invisibilité à un rassemblement annuel dédié serait déjà la base d’une énorme amélioration, dans le simple nombre de gens amenés à profiter de ce beau spectacle. Cela offrirait la chance, si rare pour les cinéphiles, d’être en phase avec les artefacts de l’âge d’or du medium. Et réfuterait, ne serait-ce qu’un peu, l’idée fixe comme quoi la numérisation est éternelle. Pour un support supposé mort, nous avons beaucoup à en apprendre.


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « A weekend at the world’s most dangerous film festival », paru dans The Verge. Couverture : Une projection de copie nitrate, par la George Eastman House.