Sergio Matarella appuie sur l’oreillette. A-t-il bien entendu ? « Les États-Unis et l’Italie sont liés par un héritage culturel et politique partagé qui remonte à des milliers d’années et à la Rome antique », vient de dire Donald Trump, d’après la traduction. Ce mercredi 16 octobre, en pleine conférence de presse à la Maison-Blanche, le président italien lève les yeux au ciel et se tourne en fronçant les sourcils vers son homologue américain.

Sur Twitter, des internautes repèrent alors ce même air circonspect, plus durablement imprimé sur le visage de l’interprète située derrière les deux hommes. Captures d’écran à l’appui, ils la montrent désemparée quand « Trump désigne le président italien par “président Mozzarella” ». En réalité, le milliardaire a bien dit Matarella. Sauf qu’il est si coutumier de ce genre de bourdes que la rumeur qui se diffuse paraît crédible.

Le même jour, la journaliste de Fox News Trish Regan partage d’ailleurs une lettre surréaliste envoyée par Donald Trump au président turc Recep Tayyip Erdogan. Il l’y menace tout simplement de détruire l’économie turque faute d’accord sur l’offensive d’Istanbul dans le nord de la Syrie. « L’histoire vous regardera favorablement si vous faites cela de la bonne et humaine façon », conclue la lettre. « Vous serez vu comme le diable si les bonnes choses n’adviennent pas. Ne jouez pas au dur. Ne faites pas le fou ! Je vous appelle plus tard. » Selon la BBC, Erdogan a regardé la lettre et l’a mise à la poubelle.

En août, le chef d’État de la première puissance mondiale s’était déjà fait remarquer en traitant la Première ministre danoise de « méchante », pour ne pas vouloir lui céder le Groenland. Le patron d’Apple a eu plus de chance, qui a été rebaptisé Tim Apple au lieu de Tim Cook en mars. Un mois plus tôt, le média américain Now This remarquait sa propension à se tromper de nom dans une compilation vidéo de plus de 2 minutes. Trump, c’est ainsi, emploie souvent des mots de quatre lettres, pointe le New York Times.

Si ce langage familier n’est pas nouveau, il transpire désormais dans des documents officiels comme cette lettre envoyée à la Turquie. Comment peut-on le laisser écrire pareilles familiarités ? C’est simple, depuis son arrivée au pouvoir, Trump a peu à peu fait le vide autour de lui. Comme dans l’émission The Apprentice qu’il animait jadis, le Président a viré ses conseillers à tour de bras. Sans compter le secrétaire d’État Rex Tillerson et le stratège Steve Bannon, il s’est ainsi défait de trois conseillers à la sécurité nationale : H.R. McMaster, Michael Flynn et John Bolton.

Ce dernier, qu’il a un jour appelé « Mike Bolton », affirme avoir alerté contre les activités de Rudy Giuliani en Ukraine, qui vaut aujourd’hui à Trump une procédure de destitution. L’avocat du président était d’après lui « comme une grenade dégoupillée prête à faire sauter tout le monde ». Mais enfin, ce Giuliani était un fidèle parmi les fidèles. Alors il l’a gardé près de lui, dans ce monde fou de la Maison Blanche que Trump façonne à son image.

Coup d’État administratif à Washington

En plein désert syrien, au sud-ouest de Homs, deux pistes d’atterrissages dessinent un V sur une étendue de terre fauve. Le vent souffle à peine ce mardi 4 avril 2017. Quelques minces nuages planent au-dessus de la base d’Al-Chaayrate. À 6 h 26, ils sont rejoints dans le ciel par une paire de Soukhoï Su-22. Cent kilomètres et vingt minutes plus loin, un appareil largue quatre bombes sur la ville de Khan Cheikhoun. D’après les Nations unies, le gaz sarin qui s’en échappe fait 83 victimes civiles et 300 blessés.

Crédits : VCU News

Lorsque ces chiffres parviennent à la Maison-Blanche, Donald Trump explose. Le président américain compose le numéro de son secrétaire d’État à la Défense, James Mattis. Il éructe. Selon le livre Fear: Trump in the White House du journaliste Bob Woodward, à paraître le 11 septembre 2018, son idée est alors d’assassiner le dirigeant syrien Bachar el-Assad. « Tuons-le ! Allons-y. Putain, tuons-en beaucoup ! » aurait-il fulminé. Dans les heures qui suivent la publication d’extraits de cet ouvrage par le Washington Post, le 4 septembre dernier, le milliardaire rétorque qu’une telle idée n’a « jamais été discutée ».

Non seulement le livre est-il d’après lui « ennuyeux », mais il alignerait les mensonges. « N’est-il pas scandaleux », tweete-t-il le 5 septembre, « qu’un individu puisse écrire un article ou un livre, inventer des histoires de toutes pièces et projeter l’image d‘une personne qui est littéralement à l’opposé de la réalité, et s’en tirer sans punition ou conséquences ? Je ne sais pas pourquoi les politiciens de Washington ne changent pas les lois sur la diffamation. » Bien sûr, Trump n’a rien à gagner à ce qu’un chef d’État étranger connaisse ses intentions profondes, surtout s’il compte s’en débarrasser. Mais ce n’est pas ce qui le dérange le plus dans le livre.

Au fil de ses 400 pages, le président du pays le plus puissant au monde apparaît isolé, ou du moins entouré de conseillers défiants. En état de « dépression nerveuse », les personnes qu’il a nommées fomentent contre lui un « coup d’État administratif », à en croire Woodward. Prenez John F. Kelly. À force de perdre patience, le chef de cabinet de Trump a fini par penser tout haut qu’il avait affaire à un « déséquilibré ». Il se serait même lâché en petit comité : « C’est un idiot. Ça ne sert à rien d’essayer de le convaincre de quoi que ce soit. Il déraille. Bienvenue chez les fous. Je ne sais même pas ce que nous faisons là. C’est le pire emploi que j’ai jamais eu. »

Le jugement de James Mattis n’est guère meilleur. « Exaspéré et alarmé, il disait à ses proches associés que le Président se comportait comme un élève de CM2 ou de sixième – et avait ce niveau de compréhension », révèle Woodward. Le secrétaire d’État nie avoir tenu de tel propos. Dans un communiqué partagé par le compte Twitter de Donald Trump, il traite l’ouvrage « de genre unique de littérature », dont la crédibilité est sapée par l’anonymat des sources. John F. Kelly soutient pour sa part être loin de penser que Trump est un idiot ; ce serait même « le contraire ».

Pour David Frum, analyste politique au magazine The Atlantic, les témoins invoqués par Boob Woodward contribuent utilement a l’information du public mais restent entre deux eaux. En se couvrant derriere l’anonymat, ils donnent a Donald Trump la possibilité de purger son administration et de garder la barre alors que les preuves qu’ils apporteraient à visage découvert ouvriraient la voie a une procedure d’impeachement voire à une destitution. En l’état, le Président peut aussi remettre en cause la parole de Woodward. Heureusement pour lui, le journaliste a quelques références.

The Woodward book is a scam. I don’t talk the way I am quoted. If I did I would not have been elected President. These quotes were made up. The author uses every trick in the book to demean and belittle. I wish the people could see the real facts – and our country is doing GREAT!

— Donald J. Trump (@realDonaldTrump) September 7, 2018

Le message et le messager

Donald Trump et Bob Woodward se connaissent bien. Aux extraits de Fear, le Washington Post a annexé l’enregistrement d’un entretien téléphonique pétri d’amabilités. L’échange a eu lieu en août 2018. « Je crois en notre pays et, parce que vous êtes notre Président, je vous souhaite bonne chance », lance à un moment Woodward. Les nouvelles ne sont pas bonnes. Il y a dans la somme d’informations recueillies par le journaliste de quoi jeter « un regard sévère sur l’administration » en place. « Eh bien je suppose que ce sera un livre négatif [pour moi] », subodore Trump. Un mois plus tard, il le juge carrément mensonger.

Dans une interview donnée au quotidien conservateur Daily Caller, Trump se défend contre « un autre mauvais livre » ayant « beaucoup de problèmes de crédibilité. J’aurais préféré parler [à Woodward], ou peut-être pas. Ça n’aurait sans doute pas fait de différence. Il voulait écrire le livre avec un angle. Il n’y a que des choses désagréables. Je ne lui ai jamais parlé. Peut-être qu’on ne m’a pas transmis le message quand il appelait. Je lui aurais probablement parlé s’il avait appelé, s’il avait réussi à m’avoir. Pour une raison inconnue je n’ai pas eu de message. »

Lors de leur entretien téléphonique du mois d’août, le livre était déjà prêt. Woodward et Trump auraient tous deux aimé se parler avant. « J’ai contacté six personnes » dans cette optique, affirme le premier. « Eh bien ils ne m’ont rien dit », répond le second, sachant qu’il est enregistré. « C’est vraiment dommage », poursuit-il plus loin, « car personne ne m’en a informé et j’aurais été ravi de vous parler. Vous savez que je suis ouvert avec vous, vous avez toujours été juste. » Son opinion a changé depuis. « Woodward marche pour les Démocrates », assure aujourd’hui le Président. « Vous avez vu le timing ? »

Sur la biographie de Bob Woodward, la première ligne ne contredit pas cette allégation. Le journaliste du Washington Post est d’abord connu pour avoir fait tomber un président Républicain Richard Nixon avec son collègue Carl Bernstein. En 1972, leur enquête sur les pratiques illégales de l’administration Nixon aboutira à sa démission, point d’orgue du scandale du Watergate. Mais Woodward est-il militant ?

Fils d’un juge de l’Illinois, le reporter pense avoir développé un goût pour l’enquête en fouillant dans la paperasse de son bureau. Après des études de droit à Yale, il a passé cinq ans dans la marine. Le jeune homme était affecté sur le navire devant servir de refuge au Président en cas d’attaque nucléaire. Il ne le protégera plus par la suite. En œuvrant pour la Maison-Blanche, sa route croise celle d’un officier du FBI. Ce Mark Felt sera sa principale source dans l’affaire du Watergate. Après un an au Montgomery Sentinel, un quotidien de la banlieue de Washington, il est engagé en 1971 par le prestigieux Washington Post.

Carl Bernstein et Bob Woodward, en 1973

Mensonges d’État

Après plusieurs livres sur le Watergate et une enquête à propos des guerres secrètes de la CIA pendant les années 1980, Bob Woodward retourne dans les coulisses de la Maison-Blanche pour écrire Mensonges d’État : comment Bush a perdu la guerre, une chronique de la panique qui règne aux États-Unis après le 11 septembre 2001. Les portes s’ouvrent d’elles-mêmes. « Les gens courent après lui », constate l’un de ses confrères, Steve Clemons. « Ils veulent être sur la photo. Ses livres deviennent les mémoires avant l’heure du président. » Aussi le journaliste peut-il dévoiler le désaccord entre Dick Cheney et Colin Powell sur l’opportunité d’envahir l’Irak.

Le conseil de guerre de Barack Obama n’est pas vraiment plus unanime et Woodward se fait un plaisir de montrer ses tiraillements dans Les Guerres d’Obama. Le monde entier sait désormais ce que pense le vice-président Joe Biden de l’émissaire américain pour la zone Afghanistan-Pakistan, Richard Holbrooke : « C’est un salaud égocentrique comme j’en ai rarement vu. » Ces indiscrétions ne sont pas pour déplaire à Donald Trump. En 2013, le milliardaire s’étonne que « seule l’administration Obama [puisse] s’en sortir en attaquant Bob Woodward ». Car ce n’est pas encore dans ses intentions.

L’entrepreneur a autre chose en tête. Ce 16 juin 2015, sur l’escalator de la Trump Tower autour duquel se massent les journalistes, il s’imagine dans le costume de président. « Bob, vous étiez là », lui rappelle-t-il dans une interview au Washington Post publiée le 2 avril 2016. « Et vous savez ce que cela signifie parce qu’il y avait… Je veux dire, ça ressemblait aux Oscars. Il y avait tellement de caméras, c’était rempli. L’atrium de la tour, qui est un endroit immense, était rempli. Ça ressemblait littéralement aux Oscars. » Avant de partir, il donne un conseil au journaliste : « Soyez juste avec moi. »

« Les Américains doivent savoir qu’il y a des adultes dans la pièce. »

Malheureusement pour Trump, Woodward n’est pas le seul à mettre au jour le chaos qui règne à la Maison-Blanche. Le 5 septembre, quelqu’un qui « travaille avec le Président » publie une tribune dans le New York Times. Il y affirme sa volonté de « faire échec à certaines parties de son programme et de lutter contre ses pires inclinations ». Or, il n’est visiblement pas seul. « Beaucoup d’officiels dans l’administration de Trump travaillent avec soin, de l’intérieur » contre ce qu’ils jugent contraire à l’intérêt national. Le fond du problème, juge l’auteur, est que « bien qu’il ait été élu en tant que Républicain, le président montre peu d’affinité pour les idéaux conservateurs : des esprits, des marchés et des gens libres. »

Pire, ses habitudes et son impulsivité le conduisent à prendre des décisions imprudentes et mal informées sur lesquelles ils faut revenir. Il peut changer d’avis d’une minute à l’autre, ce qui ne lasse pas d’exaspérer ses conseillers. Ceux-ci retirent parfois des documents de son bureau afin d’éviter qu’il les signe. Trump les oublie. « Ça peut paraître un luxe dans cette ère chaotique, mais les Américains doivent savoir qu’il y a des adultes dans la pièce. Nous savons ce qui se passe et nous essayons de faire ce qu’il faut même si Donald Trump ne le fera pas. » Après avoir pris connaissance de la tribune, le Président se fend d’un tweet laconique : « TRAHISON ». Il reste ainsi impulsif et risque de le rester.

Apres ça, « il va devenir plus méfiant, plus téméraire, moins respectueux de la constitution, en somme plus dangereux », estime David Frum. « Et ceux qui n’auront pas démissionné vont devoir faire preuve de plus assiduité pour prouver leur loyauté ou leur obéissance. Les choses seront pires après cet article. Elles seront pires à cause de cet article. » Les faits ne l’ont pas démenti.


Couverture : Donald Trump et ses proches conseillers dans le Bureau Ovale.