Je n’avais jamais fait de filature auparavant, mais je savais comment procéder. J’ai pris un livre. J’ai acheté quelques sandwiches. J’ai allumé la radio et j’ai écouté ce qu’il se passait sur les routes de Russie. Cela me permettrait de rester éveillé en guettant l’arrivée du mathématicien.

La conjecture de Poincaré

J’ai entendu parler pour la première fois de Grigori Yakolevich Perelman il y a neuf ans, quand sa réussite a dépassé la communauté des mathématiciens pour désormais faire les gros titres. On disait que quelqu’un avait résolu un problème mathématique impossible à résoudre. La conjecture de Poincaré concerne des sphères en trois dimensions et a d’importantes répercussions sur les relations spatiales et la physique quantique, aidant même à comprendre la forme de l’univers. Pendant un siècle, cette conjecture a déboussolé les mathématiciens les plus brillants : beaucoup ont affirmé l’avoir prouvée avant de voir leur travail invalidé après une analyse plus poussée. La conjecture a brisé des esprits et gâché des vies. Quand Perelman est parvenu à résoudre le problème, après plusieurs années de concentration épuisante, Poincaré l’avait affecté si profondément qu’il semblait brisé lui aussi. Perelman avait un don. Alors qu’il achevait sa démonstration, pendant de longs mois entre 2002 et 2003, il n’a publié aucun de ses résultats dans une revue scientifique de référence, comme le voudrait le protocole. Il n’a pas non plus fait contrôler ses conclusions par les mathématiciens qu’il connaissait en Russie, en Europe ou aux États-Unis. Il a simplement publié sa solution sur Internet en trois parties – la première s’intitulait « La formule d’entropie pour le flot de Ricci et ses applications géométriques » – et envoyé un résumé de la page par e-mail à quelques-uns de ses anciens collaborateurs. Il n’avait pas eu de contact avec certains d’entre eux depuis presque dix ans…

2

Grigori Perelman
Métro de Saint-Pétersbourg
Anonyme, 2007

J’aimais son style. Plus il en faisait, plus je l’aimais. En 2006, Perelman a été la première personne à refuser la médaille Fields, la plus grande récompense dans le domaine des mathématiques puisqu’il n’existe pas de Prix Nobel. Il a également refusé des postes de professeur dans les universités de Princeton, Berkeley et Columbia. En 2010, quand le Clay Mathematics Institute de Cambridge, dans le Massachusetts, lui a offert un million de dollars de récompense pour sa démonstration de la conjecture de Poincaré, qu’il a déclinée elle aussi. Au chômage depuis sept ans, il vit avec sa mère dans un ancien appartement communautaire de Saint-Pétersbourg. Ils vivent uniquement de la pension de 160 dollars qu’elle perçoit chaque mois. « J’ai tout ce dont j’ai besoin », a répondu Perelman à ses collègues russes inquiets, avec qui il a toujours coupé court à ses conversations téléphoniques. Perelman a accordé une interview il y a six ans, peu après qu’un collectif de docteurs en mathématiques a fini une étude de trois ans pour confirmer ses preuves. Depuis, la presse locale et internationale n’a cessé de le harceler, ce qui n’a fait qu’accentuer son isolement. Perelman a refusé toutes les demandes des médias, répondant sur un ton laconique derrière la porte fermée de son appartement, assaillie par des vagues de journalistes. « Je ne veux pas être exposé comme un animal dans un zoo », a-t-il dit à un reporter. « Mes activités et ma personne n’ont aucun intérêt pour la société. » Quand un journaliste a fini par le joindre par téléphone, Perelman lui a répondu : « Vous me dérangez. Je suis en train de ramasser des champignons. » Les Russes ont très vite rendu leur jugement sur Perelman : c’était devenu un misanthrope, un fou. Pour ma part, je l’admirais pour avoir renoncé aux attentes du monde moderne et pour sa dévotion à son travail, à ses résultats. Il ne quêtait pas de récompense ou la célébrité quand il a démontré la conjecture de Poincaré, pourquoi devrait-il alors réagir à l’engouement public ? Sa volonté était libre, ses résultats étaient purs et là résidait sa gloire. Plusieurs chemins menaient à la gloire, ai-je songé, et peut-être pouvais-je espérer l’effleurer en résolvant cette énigme. Perelman était l’énigme, qui s’exprimait à travers les mathématiques, dans le langage complexe de sa démonstration de la conjecture de Poincaré, incompréhensible si ce n’est pour quelques centaines de mathématiciens. Pour le reste du monde, pour nous autres, désireux de comprendre pourquoi cet homme était exceptionnel, le silence régnait. Animé d’un espoir ténu, j’ai réservé un billet pour Saint-Pétersbourg. Avant de partir, j’ai téléphoné à Sergei Kislyakov, le directeur de l’institut Steklov de mathématiques de Saint-Pétersbourg, où Perelman avait travaillé en tant que chercheur. Fin 2005, deux ans après que sa démonstration de la conjecture de Poincaré fasse de lui le chercheur le plus renommé de sa discipline, Perelman a remis à Kislyakov sa lettre de démission, affirmant qu’il avait été « déçu » par les mathématiques. Il allait les abandonner complètement, disait-il. Kislyakov savait combien Perelman pouvait être obstiné. Quand je lui ai expliqué que je comptais discuter avec le chercheur, il m’a immédiatement interrompu. « Je vous conseille de ne pas vous déplacer ici, m’a-t-il dit, Perelman ne parle à personne et il a une aversion toute particulière envers les journalistes. — Mon rédacteur en chef m’a demandé de faire ce voyage », ai-je répondu. Kislyakov a soupiré. « Alors j’imagine que vous devez le faire. »

Saint-Pétersbourg

C’était le printemps. Saint-Pétersbourg se préparait pour le défilé de la Victoire. Des tanks s’alignaient sur les rives du canal. Des drapeaux décoraient les rues. À Kupchino, l’arrêt de métro le plus au sud de la ligne bleue, loin des palais qui font la fierté des habitants de la ville, c’était un jour comme les autres. Les trolleys rouge et blanc avançaient rapidement sur les voies recouvertes de pelouse, au centre des avenues. Des passants flânaient dans les cours qui reliaient les immeubles de résidence délabrés. Dmitry Medvedev, le premier ministre russe, avait grandi à Kupchino, mais ce quartier était si peu populaire et si peu animé qu’il s’imposait comme le refuge pour quelqu’un qui ne souhaitait pas être remarqué. Quand j’ai commencé à chercher Perelman, j’ai pensé que je pourrais louer un appartement avec une vue dégagée sur l’entrée de son immeuble. Un agent immobilier m’a fait faire le tour du quartier. « N’y a-t-il pas un scientifique connu qui vit dans le coin ? , ai-je demandé innocemment. — Il vit quelque part dans cette rue, a répondu le courtier. — L’avez-vous déjà vu ? — Vu ? a-t-il répliqué dans un éclat de rire. Bien sûr que je l’ai déjà vu. Comme Poutine : à la télé. » Après quoi il m’a fait visiter taudis sur taudis. Pour me déplacer, j’ai loué une Hyundai : c’était tout ce que proposait l’agence de location du coin. Je me suis garé devant l’immeuble de Perelman. Haut d’une douzaine d’étages, construit à l’aide de simples plaques de béton dans le style terne de l’époque Brejnev. Le bâtiment occupait la moitié du bloc. Une poignée de riverains s’étaient regroupés devant la porte de l’escalier de Perelman, cigarette à la main, une bière matinale passant de main en main. Les gens d’ici ne semblaient pas pressés par quoi que ce soit.

inconnue-perelman-ulyces-04

Kupchino
Les HLM de Saint-Pétersbourg
Crédits

Le jour précédent, j’avais rencontré l’un des voisins de Perelman, enseignante dans une école du quartier. Elle m’a raconté qu’avec d’autres voisins, ils s’amusaient à demander à Perelman d’accepter le million de dollars pour eux. Je ne pouvais pas discerner avec certitude ce qui l’amusait le plus : le fait que Perelman accepte le prix ou le fait qu’elle puisse discuter avec lui. Il ne parlait à personne, m’a-t-elle dit, allant jusqu’à refuser de prendre l’ascenseur si quelqu’un était dedans. Mais avec qui aurait-il pu discuter ? Si je devais faire un portrait rapide et forcément caricatural des gens du coin, je dirais qu’ils se divisent en deux groupes : des personnes âgées appuyées sur des cannes de bois et des adolescents zonant d’un kiosque à l’autre pour tuer le temps. Un clochard androgyne aux cheveux blonds fouillait les poubelles à la recherche d’une rose. Une vieille dame dans une robe grossière m’a fixé un instant derrière mon pare-brise avant de cracher au sol. Mais Perelman était plus décati encore que le décor dans lequel il évoluait. Plus jeune, il avait été très beau, avec des traits doux et sombres. Mais des photographies récentes, prises avec un smartphone dans une rame de métro et diffusées sur le web, montraient un tout autre homme. Les habits du chercheur étaient sales et froissés, sa barbe noire broussailleuse. Un nid de cheveux entourait son crâne dégarni. Il avait l’air préoccupé, le regard fuyant derrière des sourcils épais, rongeant l’un de ses ongles. Comment réagirait-il quand je l’approcherais ? Quand j’ai rencontré Sergei Rukshin, le plus proche ami de Perelman, j’ai réalisé que mes respectables confrères de la presse russe avaient compliqué ma mission. « C’est un plaisir de vous rencontrer », ai-je lancé en entrant dans le bureau de Rukshin dans un lycée de Saint-Pétersbourg. « Nous verrons si ce sera un plaisir ou non », a-t-il répliqué. Mais comme un robinet rouillé, une fois décoincé, Rukshin n’avait pu interrompre son flot de parole, me parlant de Perelman pendant plus de quatre heures. C’était lui qui, en tant qu’instructeur dans un club de mathématiques de Leningrad, avait reconnu le talent de Perelman en 1976.Ma cible ne s’était pas montrée le premier jour et je me suis alors mis moi-même en garde : je devrais faire preuve de la même patience que Perelman. Il avait passé sept ans à démontrer la conjecture de Poincaré, sept ans à faire preuve d’une patience peu commune. La rédaction d’un tabloïd russe avait jeté l’éponge. Ils avaient envoyé un reporter à Kupchino qui était revenu bredouille. Une femme qu’il avait rencontrée lui a simplement dit qu’elle avait échangé quelques mots avec Perelman à l’occasion. Le lendemain, le journal titrait en une : « L’amour secret de Grigori Perelman ». C’était encore lui qui, au côté d’autres universitaires, avait réussi à protéger Perelman des politiques antisémites du régime soviétique, qui auraient empêché ce jeune génie juif d’accéder à l’éducation qui pourrait efficacement nourrir son esprit. Et c’est Rukshin qui, aujourd’hui, se lamente sur la condition de son étudiant favori : « Il vit dans un bunker. »

~

Deuxième jour. Un camion s’était garé et cachait l’entrée du bâtiment dans lequel Perelman vivait. Quand j’ai ouvert la portière de ma voiture, des types au visage marqué de coupures récentes traînaient dans le coin en se passant la bouteille de 10 heures du mat’, cherchant quelque chose à faire. Je restais à ma place, piochant des chips, promenant mon regard d’un bout à l’autre du camion, où je pouvais toujours voir les gens passer. Un homme emmitouflé dans un manteau noir de jais a surgi devant ma voiture. Il a fait des gestes brutaux avec ses mains dans ma direction en criant : « Non ! Non ! » Puis il est parti. Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait me dire, si ce n’est que les gens du coin commençaient à me remarquer. Le risque de violence augmentait d’heure en heure.

inconnue-perelman-ulyces-04

En planque
Une rue de Kupchino
Crédits

Je ne pouvais pas y faire grand chose et je songeais plutôt à l’évolution de Perelman. Rukshin m’avait dit que lorsqu’il était enfant, Perelman interagissait avec les autres écoliers, qu’il n’était pas asocial. À côté des mathématiques, il adorait le ping-pong et l’opéra. D’après Rukshin et quelques autres personnes qui l’ont connu alors qu’il était adolescent, Perelman aimait les filles, mais comme son professeur n’a pas manqué de le rappeler : « Si Grisha a un jour regardé quelque chose avec amour, c’était sûrement quelque chose d’écrit au tableau ». Personne ne se souvenait d’une éventuelle petite amie. Peu de temps après sa soutenance de doctorat, l’Union Soviétique s’est effondrée. Il est parti pour les États-Unis, où il a commencé ses recherches post-doctorales à la New York University, à Berkeley et à la State University of New York de Stony Brook. Il se mêlait au monde, rencontrait les gens qui l’entouraient. Il avait des activités. Et pourtant, déjà, il se renfermait. Alors que les plus grands mathématiciens de Russie gagnaient à peu près un salaire de 100 dollars par mois, Perelman s’était confronté au monde occidental, celui des professeurs titulaires, des bourses de recherche et des laboratoires financés – toute la partie économique de l’université. « Il est possible de vendre un théorème, tout comme il est possible d’en acheter un », avait-il confié à Rukshin quand il était retourné en Russie, désabusé, en 1995. « Même s’il ne vous sert à rien. » Perelman avait déjà commencé son travail sur la conjecture de Poincaré, un théorème développé par Henri Poincaré en 1904, polymathe français et fondateur de la topologie, l’étude mathématique des formes abstraites. Parce que le problème avait été maintes fois abordé et jamais résolu, Perelman n’a rien dit à personne à propos de son travail pour éviter de se décourager. Il craignait aussi beaucoup que des informations extérieures ne viennent obscurcir sa réflexion. « Grisha souhaitait vivre dans la contrainte », m’a dit un ami et ancien collègue de Perelman. Si j’avais été aussi malin, la vie m’aurait peut-être conduit à une position bien plus confortable que le siège d’une Hyundai dans la banlieue provinciale de Saint-Pétersbourg, attendant quelqu’un qui ne voudrait sûrement pas me voir et qui pourrait bien ne jamais se montrer. Les heures ont passé. J’ai croqué dans un sandwich, roulé en boule mon trench pour l’utiliser comme un coussin.

Tout cela me traversait l’esprit quand, tout d’un coup, Perelman est apparu.

Qui étais-je pour me plaindre ? Perelman avait véritablement souffert, de manière aiguë. Il a tenu bon face à l’accusation, depuis réfutée, d’un mathématicien chinois rival sur sa démonstration de Poincaré. Il a refusé la Médaille Fields, estimant que l’accepter serait fondamentalement malhonnête, comme Rukshin me l’avait expliqué. Perelman a repoussé une équipe de Channel One, une chaîne de télévision russe, quand ils ont pris d’assaut son appartement, défoncé sa porte et bousculé sa mère. Il a supporté la procrastination du Clay Mathematics Institute, qui a pris son temps – cinq longues années – pour lui offrir le million de dollars qu’il avait promis à la personne qui trouverait la solution à la conjecture de Poincaré. « Grisha est torturé par l’imperfection de l’humanité », m’a révélé Rukshin. Tout cela me traversait l’esprit quand, tout d’un coup, Perelman est apparu. De l’autre côté d’un champ de voitures garées, ses cheveux ébouriffés tressautaient au rythme de ses pas à mesure qu’il s’éloignait sur le chemin qui partait de sa porte. Je devais le suivre. J’ai ouvert la porte de la voiture. En le regardant depuis ce nouveau point de vue, comme le chasseur réajuste son viseur, je me suis soudain aperçu qu’il ne s’agissait pas de Perelman. C’était simplement un homme aux cheveux hirsutes, fuyant les puces du clochard androgyne.

L’attente

Troisième jour et toujours aucun signe de Perelman. J’étais secrètement rassuré, parce que je n’avais pas la moindre idée de ce que je pouvais lui demander. Je ne suis pas très à l’aise pour faire des interviews. J’approche mes interlocuteurs comme si j’étais dans un bar, discutant autour d’une bière. Une escroquerie standard mais plaisante, quand je ne me trompe pas. Les gens aiment parler d’eux. Il suffit de leur donner une chance. Mais comment parler à quelqu’un qui ne parle à personne ? Chaque question à laquelle je pouvais penser, je savais que Perelman n’y répondrait pas. Je ne pouvais pas m’aider de la presse russe, qui l’avait assailli de questions au sujet de son refus de l’argent, de la Médaille Fields et de son silence. Je ne voulais pas déranger Perelman. Je ne voulais pas être comme tous les autres, qui l’avaient forcé à s’exiler. Je songeais qu’il y avait sûrement une manière plus délicate de l’approcher.

iulqgfotqsgromh

L’étudiant
Grigori Perelman

J’ai demandé conseil à ceux qui le connaissaient. Quand j’ai rencontré Alexander Abramov à Moscou, il m’a raconté sa dernière conversation téléphonique avec Perelman, trois ans auparavant. Abramov, un professeur, connaissait Perelman depuis 1982, quand il avait été le coach de l’équipe soviétique lors de l’Olympiade Internationale de Mathématiques. Perelman y avait d’ailleurs gagné une médaille d’or, réalisant un score parfait. Exaspéré par la solitude de Perelman, Abramov lui avait demandé ce qu’il devait faire pour qu’il accepte de le voir. Perelman avait suggéré à Abramov de déménager à Saint-Pétersbourg. « Pour toujours ? » avait demandé le professeur. « Peut-être », avait répondu Perelman avant de raccrocher le téléphone. Peut-être que Perelman n’aimait plus Abramov. Peut-être n’aimait-il plus personne. « Je crains qu’il soit en dépression, m’a confié Rukshin. Si nous étions toujours en Union Soviétique, on l’aurait enfermé de force dans un hôpital psychiatrique à cause de son comportement. » En 2008, Perelman a demandé à Rukshin de limiter ses appels. Ils ne parlent désormais qu’à peu près une fois par an. « Cela ressemble beaucoup à l’histoire de Bobby Fischer, m’a dit Abramov. Et on ne peut pas dire que Bobby Fischer était un homme heureux. »

~

C’était l’après-midi du troisième jour et le clochard androgyne tendait la main dans l’entrebâillement de ma fenêtre pour quelques roubles. Même à cette distance, je ne pouvais discerner s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Quand j’ai posé de nouveau les yeux sur la porte de Perelman, je me suis entendu hoqueter : « Le voilà ! » Et cette fois, c’était bien Perelman. La barbe, les cheveux, l’expression du doute alors qu’il trébuchait sous le soleil avec sa mère, Lyubov, à ses côtés. Il se déplaçait d’un pas traînant vers les poubelles entassées non loin de sa porte, comme s’il avait voulu les fouiller. Il portait une veste de ski noire, un t-shirt noir et des pantalons noirs. Sa mère était vêtue d’un pardessus rouge et portait un béret rouge. Ils ont pris l’angle de la rue, se dirigeant vers la cour, derrière leur bâtiment. J’ai fermé la voiture à clefs. La cour avait le périmètre d’un immeuble, avec des arbres, des parkings et des aires de jeu. Les suivant à une distance considérable, j’ai aperçu Perelman et sa mère, se déplaçant dans un champ d’herbe. J’ai décidé de l’approcher de face plutôt que de l’interpeller de dos, prenant toutes les précautions pour éviter de le troubler. Même si je savais qu’il avait parlé l’anglais plutôt bien pendant une période de sa vie, je pensais qu’il serait mieux que je lui parle russe pour le mettre à l’aise. J’ai marché sur un borde la cour, espérant croiser son chemin alors qu’il atteindrait le bord le plus éloigné. J’ai accéléré la cadence, dépassant un tas de poubelles non loin de la grille d’un court de tennis abandonné. J’ai tourné autour d’une petite école et quand j’ai atteint à mon tour le coin de la pelouse, Perelman et sa mère n’étaient plus là. Je les avais perdus.

La tête de Perelman s’est doucement tournée. Il m’a évalué du coin de l’œil sans rien dire.

Je me suis mis à fouiller frénétiquement la cour. Je les ai repérés de nouveau, près d’une rangée de voitures. Mais après une nouvelle boucle pour me retrouver en face d’eux, je les ai perdus une nouvelle fois. Quand j’ai repéré Perelman et sa mère pour la troisième fois, ils revenaient sur leurs pas. Je n’aurais donc pas le luxe de la position. Je devais les approcher par derrière. Je marchais rapidement : j’étais à vingt mètres de Perelman et je me rapprochais. Je ne savais toujours pas quoi lui dire. Puis je me suis trouvé à sa hauteur et je n’ai plus eu le temps de réfléchir. « Grigori Yakovlevich ? » ai-je demandé, employant son deuxième prénom, comme le veut la politesse russe. « Est-ce bien vous ? » La tête de Perelman s’est doucement tournée. Il m’a évalué du coin de l’œil sans rien dire. « Pardonnez-moi, s’il vous plaît, ai-je continué. Je ne veux pas vous importuner. Je suis venu d’Amérique pour vous parler. » De près, Perelman mesurait à peu près 1 m 50 et était plus maigre que je l’avais imaginé. Il était moins menaçant qu’en photo. Il ne gaspillait pas un instant pour soigner son apparence, en revanche. Des pellicules constellaient les épaules de son manteau. Ses habits étaient couverts de tâches. Perelman a parlé d’une voix aiguë comme le piaillement d’un oiseau. Et il savait exactement quoi demander. « Vous êtes journaliste ? », a-t-il dit. Sa mère m’a regardé par-dessus l’épaule de son fils, puis s’est dérobée à ma vue. J’ai acquiescé. Perelman a regardé le ciel, exhalant un soupir de tristesse. Nous avons fait quelques pas ensemble. « Pour quelle publication ? » a-t-il demandé. Je lui ai répondu. Il a hoché la tête, faisant signe qu’il avait compris, mais a prononcé d’une voix sans appel : « Je ne donne pas d’interviews. » « Je sais », ai-je rétorqué. « Je comprends. » Perelman et sa mère se sont arrêtés. Ils m’ont regardé de bas en haut, comme si ce que je venais de dire les avait troublés. Je ne savais pas comment cela finirait, mais au moins Perelman n’avait pas pris la fuite. Alors j’ai souri, du mieux que je le pouvais. « Il fait beau aujourd’hui, n’est-ce pas ? » ai-je lancé. À ma grande surprise, l’ermite terrifiant et sa mère nerveuse ont éclaté d’un même rire. Ils étaient désarmés. J’avais réussi.

La rencontre

« Comment saviez-vous que nous serions ici ? » a demandé Lyubov Perelman, sortant de l’ombre de son fils. Elle portait des lunettes épaisses et son visage gai dépassait sous le béret. « Cela m’embête de vous le dire… — Eh bien ? » a-t-elle insisté. J’ai montré la rue de la tête. « Je me suis assis dans cette voiture, là-bas, et je vous ai attendus. — Vraiment ? — Ce n’était pas si pénible, j’avais un livre, ai-je répondu. — Comment avez-vous trouvé l’adresse ? a demandé Perelman. — J’ai un indicateur, dans la police. » Ses yeux se sont agrandis. « La police ? a-t-il repris. Êtes-vous russe ? — Américain. » Il m’étudiait avec curiosité. « Êtes-vous bien sûr de ne pas être russe ? » En me fiant à tous les signes que je pouvais possiblement interpréter, Perelman semblait avoir très envie de parler avec moi. Il était heureux d’avoir un contact humain. « Est-ce que cela vous dérangerait que je fasse un petit bout de chemin avec vous ? » lui ai-je demandé. Perelman a haussé les épaules et nous avons continué à marcher. Il avait rigolé une fois, me suis-je dit, peut-être rigolerait-il de nouveau. « J’étais nerveux, lui ai-je confié. Tout le monde dit que vous êtes effrayant. » Perelman a levé les yeux vers le ciel comme s’il contemplait quelque chose que je ne pouvais pas comprendre. Un homme est passé devant nous, promenant un chat au bout d’une laisse.

maxresdefault

Jeux d’enfants
Journée ordinaire à Kupchino

Lyubov Perelman m’a demandé : « Si vous ne faites pas d’interview, pourquoi êtes-vous là ? » Perelman a mis son bras autour de son épaule. « Ne t’en fais pas, maman, l’a-t-il rassurée. Nous marchons, tout simplement. » En me rappelant tout ce que j’avais appris au sujet de Perelman, cette démonstration d’affection m’a frappé. Elle m’a enhardi. Personne ne l’avait approché d’aussi près depuis tant d’années… « Je sais que vous ne faites plus de mathématiques, ai-je dit. Pouvez-vous me dire sur quoi vous travaillez ? — J’ai arrêté les mathématiques. Ce que je fais maintenant, je ne vous en parlerai pas », m’a-t-il répondu. J’avais préparé une autre question, mais il a dégainé avant moi : « Vous n’êtes vraiment pas russe ? Vous parlez comme quelqu’un qui est né en Russie, qui a quitté le pays à huit ou neuf ans et qui est y revenu une fois adulte. Vous avez cet accent. » Saisissant cette opportunité, je lui posais quelques questions simples, en espérant lui donner l’occasion de s’ouvrir. « Qu’allez-vous faire pour les vacances de mai ? » « Avez-vous apprécié votre séjour aux États-Unis ? » « Faites-vous souvent des ballades de ce genre ? » : à chaque fois, Perelman haussait les épaules, levait les yeux au ciel et ne disait rien. Je ne savais même pas s’il m’avait entendu. Je regardais sa mère et elle arquait les sourcils, comme si elle ne savait quoi dire elle non plus. Un sourire traversait son visage. Nous avons marché tous les trois jusqu’à l’arche menant l’entrée de leur bâtiment. J’ai tenté une autre question, plus sérieuse cette fois-ci. « En considérant vos capacités intellectuelles, et dans la mesure où vous êtes encore très jeune, songez-vous à reprendre les sciences ? » Il a soupiré jusqu’à émettre un léger sifflement. Après un court silence, sa mère m’a demandé si j’avais caché un micro sur moi. J’ai tenté une nouvelle fois de lui arracher une réponse. Pour rapprocher nos deux activités, j’ai essayé d’évoquer rapidement les ressemblances entre l’écriture et les mathématiques, soulignant la solitude qui va de paire avec les deux disciplines. Je l’ai regardé, ouvert, amical. Ses yeux ont une nouvelle fois pris la direction du ciel. Page blanche.

Nous n’avons pas à tout démontrer. L’inconnu a de la valeur.

Nous avons fini par atteindre l’arcade surmontant l’entrée et nous nous sommes arrêtés. Perelman et sa mère m’ont regardé, se demandant comment tout cela allait finir. J’ai regardé Perelman et je lui ai demandé : « C’était comment, le ping-pong ? — Je n’ai pas joué depuis longtemps », m’a-t-il répondu. Perelman a fait un pas vers moi. J’ai vu que l’une de ses dents était brune, en décomposition.Il a passé un bras autour des épaules de sa mère. Il commençait à être troublé. Nous avions marché pendant une vingtaine de minutes, et qu’avais-je appris ? J’avais pu ressentir cet homme, mais je n’avais pas résolu son énigme. M’aiderait-il ? Je n’avais le temps que d’une dernière question. Je l’ai posée en anglais, la seule à laquelle j’espérais vraiment qu’il puisse vouloir réfléchir. « Où vous mène votre vie, désormais ? » « Pardon ? », a-t-il dit dans ma langue, sa maîtrise de l’anglais n’étant peut-être plus ce qu’elle était. Il était crispé par la concentration lorsque j’ai répété ma question, et je pensais qu’il allait y répondre. Mais au moment où j’ai fini de parler, son visage s’est détendu. Il avait compris ce que je voulais découvrir, la destinée de cette vie peu commune. Il a seulement marmonné : « Je ne sais pas. » Nous nous sommes dits au revoir. J’ai marché vers ma voiture en ayant eu l’impression d’avoir échoué – j’étais parvenu à approcher Perelman, fait ô combien rare, mais je l’avais laissé filer entre mes doigts. Je me suis arrêté en chemin, il devait y avoir quelque chose que j’avais manqué. Perelman était aussi éthéré et complexe que la conjecture qu’il avait démontrée. Il avait allégé la conjecture de Poincaré de son poids de mystère et, ce faisant, l’avait remplacée, devenant lui-même le puzzle, offrant au monde la connaissance tout en préservant une part de mystère. Nous n’avons pas à tout démontrer. L’inconnu a de la valeur. À travers le pare-brise de la Hyundai, j’ai regardé Perelman et sa mère approcher de l’entrée, les sans-abri, les enfants et les jeunes mères de Kupchino continuant à vivre leurs vies. Les ténèbres du vestibule ont avalé Perelman et sa mère. La porte de métal s’est refermée sur eux. Perelman était dehors, il était maintenant dedans. Il avait pris l’air.


Traduit de l’anglais par Julien Cadot d’après l’article « Shattered Genius », paru dans Playboy. Couverture : Saint-Pétersbourg la nuit.