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La traque

La guerre se passait mal pour Assad. En 2012, le nombre de défections de militaires et d’administrateurs civils a considérablement augmenté. Les déserteurs rejoignaient l’Armée syrienne libre, une vaste coordination de groupes rebelles. Ils souhaitaient faire de la Syrie une démocratie, mais des djihadistes ont commencé à se montrer sur le champ de bataille. Ils étaient généralement plus efficaces au combat que les combattants de l’ASL. Plusieurs groupes d’insurgés se sont emparés de points de passage clés vers la Turquie et ont bouté les troupes du régime hors de la majeure partie du nord de la Syrie – dont Adleb et Alep, la plus grande ville du pays.

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Bombardement à Alep
Crédits : Freedom House

Au mois de février, les dirigeants de la Cellule centrale de gestion des crises d’Assad ont interrogé Barakat sur les fuites. Un autre employé l’avait prévenu que son secrétaire l’espionnait. Barakat a alors décidé de fuir le pays, mais pas avant de pouvoir mettre en sécurité les compte-rendus des réunions entreposés dans les bureaux des membres de la cellule. Il a également planifié le vol des correspondances entre ces derniers et le cabinet présidentiel, le Premier ministre et le ministre de l’Intérieur. Barakat a fouillé les bureaux pendant un jour de congé, récupérant le plus de documents possibles, avant de parcourir les quelques 400 kilomètres qui s’étendent entre Damas à la frontière turque au nord. Les postes-frontières étaient sous contrôle des troupes loyalistes. Avec plus d’un millier de pages scotchées sur son corps, Barakat a réussi à passer au travers et s’est enregistré dans un hôtel sous un faux nom avant même que quiconque à Damas ne remarque sa disparition. Le mois suivant, une fois que sa mère a pu quitter la Syrie en toute sécurité, Barakat s’est fait connaître. Il a fait savoir à Al Jazeera qu’il souhaitait transmettre les documents à la Cour pénale internationale. Peu après la fuite de Barakat, les réunions de la cellule de crise ont été transférées de la direction régionale du parti Baas au Bureau de la sécurité nationale, étroitement surveillé.

En juillet, alors que se répandait la rumeur d’un coup d’État imminent, une explosion dans la salle de réunion a tué le président de la cellule de crise, le chef du Bureau de la sécurité nationale, le ministre de la Défense et le beau-frère d’Assad, Assef Chaoukat, qui avait récemment accepté le poste d’adjoint au ministère de la Défense. Deux factions rebelles ont revendiqué l’attentat mais chacune a fait preuve d’une extrême incohérence quant à sa façon de procéder. Le lendemain, le Times affichait en une : « Washington commence à planifier la chute du gouvernement syrien ». Le Premier ministre et le porte-parole du ministère des Affaires étrangères d’Assad ont alors rejoint l’opposition. Même le général responsable de la prévention de la désertion a accusé l’armée de « commettre des massacres envers une population civile innocente », avant d’annoncer : « Je rejoins la révolution du peuple. »

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L’un des documents récupérés par l’organisation
Crédits : Caesar

Les enquêteurs syriens de la commission ont scellé une alliance avec certaines brigades de l’Armée syrienne libre, qui gagnait peu à peu du terrain. Au départ, les rebelles n’avaient « aucun intérêt pour la documentation », raconte Wiley. « Ce qu’ils voulaient, c’était foncer et s’emparer des positions du régime. Il y avait de la joie, on tirait en l’air. Ils pillaient l’endroit en cherchant des armes et des munitions, car c’était ce dont ils avaient besoin. Et puis ils y mettaient le feu. » Toute preuve potentielle était ainsi détruite. « Prenez d’abord les documents et faites-les évacuer pour qu’on les sorte du pays », a demandé la commission aux rebelles. « Notez seulement de façon très simple où ils ont été trouvés et à quelle date. Empaquetez-les. Scellez les boites du mieux que vous pouvez avec du cellophane ou un truc du genre, ce qui vous passe sous la main. Et comme ces documents sont transportés, suivez leurs mouvements. Attention aussi à ne pas les falsifier ni les abîmer. » Car devant une cour, l’avocat de la défense peut toujours prétendre qu’une preuve inculpatoire est irrecevable. La plupart du temps, les enquêteurs syriens guidaient les groupes de rebelles modérés quand ils prenaient d’assaut des bâtiments du renseignement, mais les forces gouvernementales tentaient de détruire tous les documents qu’ils ne pouvaient pas emporter dans leur fuite. Quelques jours après un repli, « on a annoncé des pilonnages incessants » aux endroits clés, d’après le chef enquêteur syrien de la CIJA. Des canalisations ont explosé, détruisant des centaines de pages avant que lui ou ses collègues ne puissent entrer dans les bâtiments. Parfois, des groupes armés les appelaient pour venir récupérer des documents après une fusillade. « Il est préférable qu’on les récupère nous-mêmes, mais ça n’invalide pas les documents », explique Wiley. « Ce n’est pas la peine de courir des risques inutiles… même si des gens sont morts ou ont été blessés pour récupérer ces documents. » La première victime a été un coursier, blessé par balle en 2012 alors qu’il fuyait sur une route de contrebande en transportant une mallette pleine de documents. Depuis, dans le cadre de ces extractions, deux autres hommes ont perdu la vie : l’un d’eux était le frère de l’enquêteur en chef adjoint de la commission, et il a été tué lors d’une embuscade tendue par les troupes loyalistes.

En 2012 toujours, un coursier et sa femme sont tombés sur un checkpoint inhabituel à l’extérieur d’Alep. Il était contrôlé par les combattants du Front al-Nosra, un groupe djihadiste qui a révélé plus tard son affiliation à Al-Qaïda. Les miliciens ont découvert les documents du coursier sur la banquette arrière. Ils ont laissé partir sa femme et l’ont pris en otage. « Ils menaçaient de le juger puis de l’exécuter en tant qu’espion du régime », raconte Wiley. « On a passé un accord avec le tribunal de la charia pour qu’il soit reconnu coupable d’autre chose. Il a écopé d’une amende de 5 000 dollars et on l’a réglée. » D’autres enquêteurs de la CIJA ont été kidnappés par les groupes djihadistes, mais ils sont tous libres aujourd’hui. Pour leur travail, l’islamisme radical représente une menace aussi grande que celle du régime. Ces groupes voient d’un très mauvais œil les ententes avec l’Occident, et ils ignorent souvent la notion de justice internationale. À présent, dans cette traque de documents inculpatoires, la mission des enquêteurs est reconnue par des commandants rebelles aux allégeances obscures. « Nos collaborateurs savent très bien comment réagir en cas d’enlèvement », affirme Wiley. « Leur matériel est chiffré et sophistiqué, de façon à ce que personne ne puisse mettre la main sur les preuves du travail qu’ils accomplissent. » Seule une investigatrice syrienne capturée il y a plus de deux ans par le régime est toujours entre leurs mains.

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La frontière turco-syrienne
Crédits : DR

Faire passer les frontières aux documents est de loin la mission la plus dangereuse exécutée par les opérateurs de la CIJA. Le papier est lourd et compromettant pour un passeur, mais les photographies, surtout celles des téléphones, peuvent être difficiles à authentifier devant un juge. Des paquets d’une vingtaine de kilos de documents, passés illégalement au-delà de la frontière, sont parvenus à la commission « dans un assortiment de valises pouilleuses », tandis que les chargements plus conséquents demandaient une préparation plus complexe. « Vous voyez les ramettes de papier près des photocopieurs ? Eh bien ces boîtes en contiennent cinq, constituées chacune de 500 pages de documents confidentiels. » Le tout pèse au total environ dix kilos. « Il ne s’agit là que de 2 500 pages. En tout, nous en avons extraites plus de de 600 000 de Syrie », soit plusieurs tonnes de papier. « Il nous faut des véhicules et ces véhicules doivent passer les checkpoints. Il faut faire de la reconnaissance. Il faut savoir quels genres de contrôles il va falloir passer… » La commission soutient les groupes rebelles et les coursiers en apports logistiques. « On dépense de grosses sommes d’argent pour récupérer ces trucs », dit-il. Les fuites massives dépendent souvent de la capacité des pays alliés à obtenir des ouvertures sur des fronts autrement hermétiques. Les documents saisis peuvent donc rester cachés pendant des mois. Un jour, plusieurs milliers de pages de preuves ont été confiées à une vieille dame dans une ferme reculée du sud syrien, mais les enquêteurs ne lui ont pas bien expliqué l’importance de ces documents. Quand l’hiver est arrivé, Wiley raconte qu’ « elle avait froid et qu’elle a tout brûlé pour l’utiliser comme combustible ! » L’investigateur en chef de la commission m’a expliqué comment, dans certaines régions particulièrement hostiles, lui et ses collègues cachent les boîtes dans des grottes ou les enterrent dans le sol, notent le lieu et espèrent les retrouver plusieurs mois ou plusieurs années plus tard, quand les hostilités cesseront. Wiley ajoute à ce propos : « Nous avons de grandes quantités de documents en Syrie que nous ne rapatrions pas », car c’est trop dangereux. « Peut-être plus d’un demi-million de pages. » Tandis que les Syriens collectent les documents, Wiley engage des militaires et des analystes politique, des enquêteurs, des traducteurs et des avocats européens pour examiner les preuves.

En 2015, le budget de la CIJA est passé à huit millions de dollars par an et ses effectifs autour de 150 employés, incluant les membres de la direction et des bureaux d’analyse en Europe, ainsi que les enquêteurs au Moyen-Orient. La CIJA emploie autant d’enquêteurs que la Cour pénale internationale sur tous ses dossiers en cours.

Les enquêteurs syriens de la CIJA ont interrogé près de 250 victimes dans tout le pays.

La majorité des documents proviennent des installations du renseignement syrien situées à l’extérieur de la capitale. Ces pages concernent souvent les décisions de la Cellule centrale de gestion des crises, mais pour compléter la chaîne de commandement, la commission a eu besoin de notes manuscrites issues de ces réunions. Barakat, qui vit maintenant à Istanbul, m’a raconté qu’en 2014, Chris Engels et un analyste lui ont rendu visite pour examiner les documents de la cellule de crise. La CIJA, qui n’identifie pas publiquement ses témoins, refuse de reconnaître ce fait. « Ils ont passé trois jours ici, à m’interroger en détail sur mon travail en Syrie et sur la façon dont se déroulaient les réunions. » Ils ont aussi photographié les documents et Barakat a fait la promesse de fournir les originaux en cas de procès. Lors d’une conversation avec Barakat par vidéoconférence, il m’a montré une pile de documents qu’il garde d’habitude à l’abri dans un lieu sécurisé. « Ça, ce sont les comptes-rendus de la Cellule centrale de gestion des crises », a-t-il dit tandis qu’il me montrait une page en désignant l’emblème inscrit sur le haut de la feuille. « Comme vous pouvez le voir, il y a un petit faucon doré. Ce sont des documents originaux, ils sont signés en vert. »

La commission a commencé à décrypter les documents de Barakat, établissant des connexions entre les décisions de la cellule de crise et les comportements criminels des agents de sécurité opérant dans les provinces éloignées. La recherche d’anciens agents du régime prêts à s’expliquer sur leur rôle dans le système Assad a été simplifiée par le fait que beaucoup d’entre eux ont quitté leur poste au gouvernement. Les analystes de la CIJA ont localisé ces riches déserteurs dans les pays du Golfe, en Turquie et en Europe. Certains ont pris position avec les rebelles dans le sud de la Turquie, comme dans le camp de réfugiés hyper-protégé d’Apaydın, qui est surtout peuplé d’anciens officiers du régime et de leurs familles. Aucun d’entre eux n’est mentionné parmi les suspects des documents, qui concernent avant tout les officiers de haut rang. « Si je peux m’exprimer ainsi, ce sont des légionnaires », dit Wiley en parlant des témoins. La CIJA préfère interroger les victimes qui reviennent de Syrie et n’ont jamais parlé aux journalistes, aux groupes humanitaires ou au commissaires d’enquête de l’ONU. L’avocat de la défense pourrait suggérer que, dans ces camps de réfugiés bondés, les témoignages peuvent arbitrairement conduire à des récits accablants. C’est pourquoi les enquêteurs syriens de la CIJA ont interrogé près de 250 victimes dans différentes provinces, pour sécuriser les « échantillons de preuves » qui montrent que les crimes ont été perpétrés de manière systématique, conformément à ce que disent les documents. Le but est d’établir des connexions solides, à travers les documents du régime et le témoignage de témoins et de victimes, entre la politique du gouvernement syrien et son impact sur la population.

Les scrupules

L’hiver dernier, j’ai rencontré Mazen al-Hamada, un militant syrien amaigri de 38 ans, dans une chambre d’hôtel près d’Amsterdam. L’histoire de Hamada, qui n’est pas un témoin de la CIJA – car l’identité de ces derniers doit rester secrète jusqu’à ce qu’ils soient appelés à témoigner – permet de comprendre les effets de la politique répressive du régime syrien sur les citoyens qu’il n’a eu de cesse de réprimer.

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Mazen al-Hamada a survécu aux tortures
Crédits : Guus Dubbelman/de Volkskrant

Hamada est né en 1977, cadet d’une famille de 17 enfants issue de la classe moyenne de Deir ez-Zor, dans l’est du pays. Ses frères et sœurs sont désormais pharmaciens, enseignants et avocats. Il est devenu pour sa part spécialiste de terrain pour Schlumberger, une multinationale de services et d’équipements pétroliers qui opérait sur les champs de pétrole de la région. Les membres de la famille de Hamada étaient des opposants affichés au régime. Même avant la révolution, ils étaient souvent poursuivis et régulièrement arrêtés. Ils étaient particulièrement indignés par l’immobilisme du gouvernement face au fossé qui se creusait entre les riches et les pauvres. « Tout était fait pour favoriser les élites », m’a raconté Hamada. En 2011, la direction du Bureau national de sécurité a écrit une note secrète au président de la cellule de crise, attribuant le manque de patriotisme à Deir ez-Zor au « système judiciaire corrompu, aux longs délais de jugement des poursuites, au népotisme et à la nécessité de subordination pour y restaurer le droit ». Les agences de renseignement du district étaient compétentes et loyales à Assad. À l’heure où pointaient les premiers troubles, en février 2011, le dirigeant de la branche des renseignements militaires de Deir ez-Zor, le brigadier Jameh Jameh, a donné comme instruction à tous ses subalternes de « préparer les caméras dans le but de filmer les participants et leurs meneurs pour qu’ils soient identifiés et tenus responsables à l’avenir ».

Après l’abandon du QG du renseignement militaire de Deir ez-Zor, les enquêteurs de la CIJA ont pu mettre la main sur ces ordres parmi de nombreux autres liés aux mesures répressives. Les agents de sécurité de Deir ez-Zor prenaient soin d’appliquer la moindre instruction provenant de leurs supérieurs. Le 4 février, le président du Bureau national de sécurité à Damas a signé une directive « pour enquêter, rechercher et arrêter » quiconque avait écrit « Dehors Bachar » sur une canalisation de 25 centimètres de long, bordant une portion d’autoroute isolée près de Deir ez-Zor. Le 18 mars, un match de foot a opposé Al Foutoua, le club local, au Tishreen SC, l’équipe préférée d’Assad originaire de Lattaquié. Hamada vivait près du stade et pouvait entendre le bruit de la foule de spectateurs. « Les gens ont commencé à scander des slogans contre le régime et en faveur des réformes », se souvient-il. L’équipe d’Assad a gagné. La foule était en colère, ce qui amusait Hamada. Il pensait que l’issu du match était fixée. « Dès que l’arbitre a sifflé la fin de la rencontre, tout le monde est sorti dans la rue. » C’était la première manifestation importante à Deir ez-Zor. Tous les matchs de foot ont été interdits pour le reste de la saison.

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Brûlures de cigarettes sur la jambe d’Hamada
Crédits : Guus Dubbelman/de Volkskrant

Tout au long du mois de mars, les services de renseignement de Deir ez-Zor ont décrit ces troubles en des termes honnêtes. Dans un message à ses auxiliaires de province, le brigadier général Jameh explique que les protestations en Syrie sont influencées par « des pays arabes où ont lieu des révoltes appelant au changement, à la démocratie, à la liberté et à des réformes axées sur la création d’emplois pour les jeunes, dans le but d’améliorer leur niveau de vie et de combattre la corruption ». Mais dès la fin du mois, les responsables de la sécurité de la province ont commencé à relayer les thèses conspirationnistes diffusées par Damas. Quelques heures à peine après le discours télévisé d’Assad au parlement le 30 mars, les membres du comité de sécurité de Deir ez-Zor le considéraient déjà comme « une référence et un pilier dans notre travail », et la plupart des débats qui ont animé ces groupes par la suite étaient imprégnés par cette angoisse de la trahison, de l’insurrection, de l’influence étrangère et du « projet sioniste américain ». Hamada et ses amis ont accueilli la perspective d’une révolution avec enthousiasme et, chaque mercredi dans leur quartier, ils ont commencé à se rassembler à la mosquée Othmân ibn Affân pour organiser les manifestations qui se tiendraient après la prière du vendredi. Il m’a expliqué que « c’était dans un souci logistique ». « Tout le monde venait à la mosquée le vendredi, c’est le moment où les gens sortaient. » En riant, il ajoute : « Si on avait eu des églises, on aurait fait ça un dimanche ! »

D’après des enregistrements du comité de sécurité de Deir ez-Zor, ses membres ont décidé de faire infiltrer la mosquée par des loyalistes du parti Baas, « deux camarades par mosquée en moyenne, pour prévenir chaque cas de rébellion ». Le comité a divisé chaque groupe en trois équipes : une à l’intérieure, une autre en couverture à l’extérieure et une dernière en réserve. Mais le plan a échoué : la semaine suivante, le gouverneur de Deir ez-Zor a informé le comité que « la plupart des hommes arrêtés par le dispositif sécuritaire étaient des camarades baasistes » qui avaient retourné leur veste et rejoint la contestation. Hamada filmait aussi bien les manifestations que les ripostes des forces de sécurité. Le régime avait coupé Internet dans le quartier, il mettait donc en ligne les vidéos sur le lieu de travail d’un ami. Certaines d’entre elles ont été diffusées sur des chaînes d’actualité arabes. Pour contrer ces activités, le gouverneur a annoncé au comité de sécurité qu’il devrait « nommer des experts en Internet parmi nos camarades pour se charger de ces sites hostiles qui diffusent leur venin dans tout le pays, comme Facebook ». Le comité a eu beau souligner l’importance de faire preuve de retenue, les violences ont empiré. Jameh disait que les manifestations avaient pour but de provoquer des « effusions de sang pour inciter une intervention militaire étrangère », une conséquence qu’il voulait éviter à tout prix. Tôt le lendemain matin, il a envoyé un court message à toutes les sections des renseignements militaires de la province : « Vous êtes sommés de donner l’ordre à vos agents de s’abstenir d’ouvrir le feu sans distinction et de tuer des gens. »

En mai, le niveau de sécurité dans la région s’était encore dégradé. Des hommes armés de battes, de pistolets et de bombes incendiaires ont brûlé deux commissariats, quatre voitures et six motos de la police. Les agents du renseignement ont appris que quelqu’un essayait de recruter des volontaires pour faire sauter une bombe au domicile de Jameh. La direction de la branche de sécurité politique de Deir ez-Zor a alors averti qu’ « il pourrait y avoir une vague d’assassinats ».

Le nom de Mazen al-Hamada est bientôt apparu sur la liste des suspects de Deir ez-Zor.

Hamada a été brièvement arrêté à deux reprises mais il a continué à organiser des manifestations.  Il a cependant commencé à passer ses nuits en lieux sûrs avec d’autres activistes. Un de ses frères avait été arrêté sans être relâché. Lors d’une réunion avec le comité de sécurité, Jameh a prévenu que les détentions pourraient être « à double tranchant », car elles augmentaient le nombre de personnes en colère en demandant la libération de leurs proches. Fin mai, Jameh a envoyé plusieurs messages exprimant son indignation. Durant certains interrogatoires, on donnait aux détenus des décharges électriques, on écrasait sur leur peau des mégots de cigarette, on les battait « de toute part, de manière indécente », puis on les sodomisait en les obligeant à s’asseoir sur des bouteilles de soda. Il a expliqué que ses prisons « refuseraient de porter la responsabilité » des victimes de torture à moins qu’il n’y ait « un rapport écrit sur la santé des détenus incluant les noms des responsables de leurs blessures ». Les scrupules de Jameh ont fini par diminuer durant l’été 2011. Des preuves obtenues par la CIJA révèlent que des détenus de sa branche des renseignements militaires ont été battus à coups de poing, de câbles et de bâtons jusqu’à la perte de connaissance, leurs os et leurs dents cassés. Coincés dans des pneus et battus jusqu’à ce que leurs pieds saignent, électrocutés après qu’on eût versé de l’eau sur leurs corps, maltraités jusqu’à ce qu’ils saignent abondamment et parfois battus à mort. Jameh a participé lui-même à bon nombre de ces interrogatoires.

La torture

Dans la soirée du 15 août 2011, la Cellule centrale de gestion des crises a tenu une de ses réunions habituelles au siège régional du Baas. En cinq mois de révolution, l’insurrection s’était disséminée dans plusieurs régions, ce que les membres du comité attribuent à « des lacunes dans la gestion de la crise », selon les documents récupérés par la CIJA. Ils dénoncent « une mauvaise coordination et trop peu de coopération entre les corps de sécurité ». Ce soir-là, ils ont conçu un plan pour viser certaines catégories de personnes. D’abord, toutes les branches de sécurité devaient lancer des raids journaliers contre les organisateurs et « ceux qui ternissent l’image de la Syrie dans les médias étrangers ». Ensuite, « une fois que chaque secteur était débarrassé des gens visés », les agents de sécurité se coordonneraient avec les troupes loyalistes du parmi Baas, les milices locales et les responsables de la communauté pour s’assurer que tous ces activistes ne puissent pas retourner dans ces zones. Enfin, ils souhaitaient « établir un comité d’enquête charnière au niveau des provinces », composé de représentants de toutes les branches de sécurité qui interrogeraient les détenus. Les résultats « devaient être envoyés à toutes les branches de sécurité, afin qu’elles puissent être employées pour identifier de nouvelles cibles devant être poursuivies ».

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Damas dévastée
Crédits : DR

Cette politique est devenue l’élément central des dossiers à charge de la CIJA contre le régime syrien. Entre les documents de Barakat provenant de Damas et les 600 000 pages que la commission a récupérées dans tout le pays, les analystes européens ont été capables de retracer la propagation de ces ordres à travers les multiples chaînes de commande partant de la cellule de crise. Hisham Ikhtyar, le chef du Bureau de la sécurité nationale syrien, les envoyait aux secrétariats régionaux du parti Baas en exigeant « la mise en œuvre immédiate de ces requêtes, afin que la crise prenne fin le plus rapidement possible ». Les responsables des quatre agences de renseignement du pays – le renseignement militaire, celui de l’armée de l’air, de la sécurité politique et la direction générale du renseignement – ont transmis ces ordres aux directions de  chaque branche régionale, qui les ont transmis à leur tour aux agents locaux de sécurité. Les membres de la cellule de crise se sont rendus dans les provinces qui posaient problème pour superviser la formation de commissions d’enquêtes mixtes.

Pour la CIJA, identifier les suspects s’est avéré simple, car selon Wiley, « leurs noms apparaissent tout au long des documents ». « Si les ordres avaient été transmis mais jamais mis en place, cela ne nous apprenait pas grand chose », explique Chris Engels. « C’est pourquoi il est tout aussi important pour nous de voir les rapports qui remontaient la chaîne de commandement », confirmant le type d’individus placés en détention et interrogés, et par là même que la direction de Damas était tenue informée des abus perpétrés dans les centres de détention. « Cet échec à contrôler les débordements criminels de services inférieurs peut être passible de poursuites », affirme Wiley. « Le système de commandement et la responsabilité des supérieurs est quelque chose de très développé. » La cellule de crise demandait même les listes des personnes arrêtées. Certains membres des comités de sécurité de province ont même pris des initiatives préventives pour satisfaire leurs supérieurs. Une copie des instructions de la cellule de crise trouvée à Racca portait une mention écrite : « Fait depuis un bon bout de temps ». D’après le droit international, les gouvernements sont tenus d’enquêter sur toute violation des droits de l’homme qui leur serait rapportée.

En septembre, l’avocat général de Deir ez-Zor a envoyé trois fax – récupérés plus tard par la CIJA – au gouverneur de la province, au ministre de la Justice syrien et à la direction du comité régional d’enquête, les exhortant d’arrêter de violer la loi syrienne. Dans l’une d’elles, il écrit : « Les parents et proches des personnes arrêtées demandent chaque jour des nouvelles de leurs fils, de leurs pères et de leurs frères. Vous devriez écouter ce qu’ils ont à dire. Les frigos mortuaires de l’hôpital sont remplis de corps non-identifiés qui se désagrègent car ils sont stockés là depuis trop longtemps. »

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Une rue de Darayya
Crédits : Alexandra Valiente

Le nom de Mazen al-Hamada est bientôt apparu sur la liste des suspects de Deir ez-Zor. Deux de ses frères étaient recherchés eux aussi, ainsi que le mari d’une de ses sœurs. Un jour de mars 2012, un médecin a demandé à Hamada s’il pouvait faire passer clandestinement du lait en poudre à une femme de Darayya, dans la banlieue rebelle de Damas. Lui et son neveu ont réuni 55 sachets, les ont cachés sous leurs vêtements et sont allés à sa rencontre dans un café. À peine Hamada les avait-il sortis que des agents de sécurité leur ont passé les menottes. Ils leur ont mis les t-shirts sur la tête et les ont embarqué dans un 4×4. « Je n’avais aucune idée d’où nous allions », raconte Hamada. « Pendant tout le chemin, ils nous disaient : “On va vous exécuter.” » Ils ont été mis en sous-vêtements, battus et jetés dans une cellule d’environ trois mètres carrés avec quarante autres détenus. Ils ont appris qu’ils étaient retenus dans une succursale des services de renseignement de l’armée de l’air à l’aéroport militaire de Mazzeh, une des prisons les plus mal réputées du pays.

Deux semaines plus tard, les prisonniers ont été conduits dans un petit hangar d’une dizaine de mètres sur cinq. 57 personnes y étaient parquées, les bras autour des jambes, les mentons sur les genoux. « On pourrissait », raconte Hamada. « Il n’y avait pas d’air, pas de soleil. On avait les ongles longs car on ne pouvait pas les couper. Quand on se grattait, on s’arrachait la peau ». Les prisonniers ne pouvaient ni se laver, ni changer de sous-vêtements. Leur peau était attaquée par la gale et d’autres maladies. Dans tout le pays, des détenus buvaient l’eau des toilettes ou mouraient de faim, suffoquaient et tombaient malade. « Les gens devenaient fous », raconte Hamada. « Ils perdaient la mémoire, ils perdaient la tête. » Finalement, il a été transféré dans une cellule de confinement, qu’il partageait avec dix autres personnes. Un jour, on a bandé les yeux de Hamada avant de le traîner dans une pièce pour l’interroger. Celui qui menait l’interrogatoire, que Hamada connaît sous le nom de « Suhail », a commencé par s’assurer de son identité. Certaines personnes étaient en effet détenues et torturées par accident : leur nom était trop proche d’un de ceux de la liste. Quand Suhail a commencé à lui demander des informations sur d’autres opposants au régime qu’il avait rencontré à Damas, Hamada n’a rien dit.

La torture pouvait commencer. « Au début, ils utilisaient des cigarettes, ils les écrasaient sur mes jambes. » Il remonte son jean jusqu’aux genoux pour me montrer quatre cicatrices bien rondes sur sa jambe gauche, cinq sur celle de droite. J’ai remarqué des brûlures sur ses cuisses aussi. Puis ils lui ont versé de l’eau dessus, avant de l’électrocuter. Pour mettre fin au supplice, Hamada a fini par donner les noms de ses amis qui avaient été tués à Deir ez-Zor. Mais ce n’était qu’un début. « Combien de membres de l’armée arabe syrienne avez-vous assassinés ? » a demandé Suhail. Hamada avait déjà avoué avoir organisé des manifestations, mis en ligne des vidéos sur YouTube et parlé à la presse étrangère. « C’était un défi : comment faire semblant d’avoir vraiment tué ces gens ? » m’a-t-il expliqué. Ses mains étaient menottées à un tuyau au plafond. « Mes pieds pendaient à quarante centimètres du sol, tout mon poids porté sur les poignets. J’avais la sensation que les menottes me sciaient les mains. Je suis resté comme ça plus d’une demie heure, puis j’ai commencé à crier. Comme je n’arrêtais plus, ils ont mis une botte de militaire dans ma bouche en me disant : “Mord ça et ferme ta gueule.” » Cette méthode de torture était utilisée dans un grand nombre de centres de détentions des services de renseignement, avec quelques variations créatives. De nombreux détenus ont eu les mains attachées dans le dos avant d’être suspendus par les poignets – certains sont restés ainsi pendant des jours, d’autres jusqu’à leur dernier souffle. i-grande-3485-kalashnikov-ak-47-corps-metal-net L’assistant de Suhail a dit à Hamada que s’il admettait qu’il avait possédé une arme, il serait relâché. Mais Hamada a refusé et ils lui ont cassé quatre côtes. Il a finalement admis posséder un fusil de chasse et, à ce moment-là, ils l’ont laissé retomber. Mais pour qu’ils puissent l’inculper de terrorisme, Suhail voulait que ses confessions parlent d’une Kalachnikov. Hamada a refusé une nouvelle fois et, en conséquence, « ils ont enlevé mes sous-vêtements et ont amené une pince de plomberie », le genre qu’on utilise pour régler la pression d’un tuyau. « Ils l’ont posée sur mon pénis et ont commencé à serrer. » Hamada se souvient que Suhail lui a demandé : « Tu vas parler ou je dois te la couper ? » Hamada a admis qu’il possédait une Kalachnikov. Suhail a alors rangé la pince et demandé combien de munitions il avait en stock. « Combien de munitions souhaiteriez-vous que j’ai eu ? » lui a répondu Hamada. Suhail lui a rappelé qu’il devait se confesser de lui-même et Hamada a déclaré : « J’avais cinq balles. » Mais ce n’était pas assez, Suhail a insisté : « Il me faut deux chargeurs. »

La torture a continué jusqu’à ce que Hamada avoue ce qu’on lui demandait d’avouer. Parmi les centaines de témoignages récoltés lors d’entretiens avec les victimes, la CIJA a repéré des méthodes récurrentes dans les pratiques d’interrogations de toutes les branches des agences de sécurité. Les gens étaient détenus selon les critères de la cellule de crise. Au-delà de l’identification de « nouvelles cibles », les résultats des interrogatoires étaient partagés entre les différentes agences. Les détenus étaient gardés dans des conditions inhumaines, pendant des mois ou des années, sans jamais être confrontés au système judiciaire. Ces confessions n’étaient apparemment d’aucune utilité aux services de renseignement, mais elles justifiaient légalement la mise en détention. Après avoir confessé des crimes violents, les activistes opposés au régime pouvaient faire face à de graves accusations. S’ils étaient reconnus coupables, ils pouvaient rester enfermés des années de plus. Ces confessions perpétuaient aussi l’illusion d’une vaste conspiration contre la Syrie, les détenus admettant s’être rebellé ou avoir trahi le pays.

Alors qu’il se remémore l’événement, la voix de Hamada se brise et il fond en sanglots.

La brutalité s’est étendue à de nombreuses commissions d’interrogatoires. Il y a même eu un cas pour lequel l’investigateur a supplié le détenu de parler afin qu’il puisse cesser de lui faire du mal. « Ils étaient nombreux à faire état d’une obligation de résultats », selon Chris Engels. « La pression de ne pas bien faire le boulot était réelle et nous avons des preuves de ce qui arrivait à ceux qui ne le faisaient pas bien. » La dernière ligne des directives de la cellule de crise ordonnait aux directeurs des différentes branches de « fournir régulièrement au Bureau de sécurité nationale les noms des agents qui faisaient preuve d’indécision ou de réticence ». Plusieurs mois après sa première torture, Hamada et son neveu ont fait la queue pour apposer leur empreinte digitale sur les comptes-rendus de leurs interrogatoires. Le faux témoignage de Hamada comprenait ses aveux – du moins pense-t-il, car on ne leur proposait pas de lire le compte-rendu. Un gamin de 17 ans patientait derrière Hamada et Fahad. Quand les gardes ont appris qu’il était de Darayya, la banlieue de Damas, ils l’ont jeté au sol. L’un d’eux a apporté un chalumeau et ils ont brûlé le garçon « d’ici jusqu’à là », me dit Hamada en faisant passer un doigt sur son menton. « Puis ils l’ont retourné, ils ont brûlé son cou et tout son dos. Son visage était… en feu. Il fondait. » Alors qu’il se remémore l’événement, les yeux de Hamada deviennent rouges et humides. Sa voix se brise et il fond en sanglots. Pendant deux jours, lui et d’autres prisonniers du hangar ont essayé d’apaiser les douleurs du garçon mourant. Quand les gardes ont récupéré le corps, Hamada leur a hurlé dessus. Résultat, il a été suspendu par les poignets pendant plusieurs heures. « À ce moment-là, je voulais qu’ils me tuent, pour en finir avec tout ça. », raconte-t-il. « Je n’en pouvais plus de la torture. J’avais du mal à m’endormir, à me réveiller, à vivre une nouvelle journée. »

 L’hôpital 601

Début 2013, après presque un an de détention, Hamada se trouvait étendu sur le sol du hangar. Il avait subi plusieurs interrogatoires et avait été torturé sept ou huit fois. Son œil infecté suintait le pus. La peau de ses jambes était gangrenée. Les prisonniers devaient se relever quand un garde entrait dans la cellule, mais ce jour-là, Hamada n’a pas pu. « J’urinais du sang », dit-il. Le jour suivant, le responsable de son interrogatoire est venu lui annoncer qu’il allait être envoyé à l’hôpital 601, un hôpital militaire situé au pied du mont Mazzeh – le palais présidentiel est perché au sommet. Il lui a aussi dit d’oublier jusqu’à son propre nom : « Ton nom est 1858. »

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Les bâtiments de l’hôpital 601

Hamada avait entendu parler de l’hôpital 601. Plusieurs autres détenus avaient été envoyés là-bas, et le peu qui en étaient revenus, d’après Hamada, s’accordaient à dire : « Ce n’est pas un hôpital, c’est un abattoir. » Malgré l’état de Hamada, les gardes l’ont frappé durant son transfert à l’hôpital. L’un d’eux utilisait un tuyau vert, un objet souvent utilisé pour tabasser les détenus dans les centres de détention syriens. Et comme en arabe, lakhdar signifie « vert », les agents du régime plaisantent souvent en appelant leur tuyau Lakhdar Brahimi, du nom de l’envoyé spécial de l’ONU en Syrie. Dans le couloir de l’hôpital, des infirmières – hommes et femmes – ont commencé à frapper Hamada avec leurs chaussures et à le traiter de terroriste. Quand il est arrivé dans sa chambre, on l’a accroché à un lit avec deux autres prisonniers. Une infirmière lui a demandé quels étaient ses symptômes, avant de le frapper avec un bâton. Plus tard dans l’année, un rapport de l’ONU a relevé que « certains membres du personnel médical ont été surpris à maltraiter » des détenus à l’hôpital 601. Hamada ne croyait plus en rien, il n’était que souffrance. Cette nuit-là, il s’est réveillé avec l’envie d’aller aux toilettes. Un garde l’a frappé sur tout le chemin, mais il a réussi à y aller seul. Quand il a ouvert le premier cabinet, il a aperçu une pile de corps battus et bleus. Deux autres étaient étendus dans le second, leurs visages émaciés auxquels il manquait les yeux. Il y avait un autre corps sur le lavabo. Hamada est sorti paniqué, mais le garde l’a obligé à retourner à l’intérieur dedans en lui disant : « Pisse sur les corps du dessus. » Il ne pouvait pas. Il a commencé à sentir la réalité vaciller autour de lui. Selon les enquêtes de l’ONU, les détenus morts étaient « entreposés dans les toilettes » dans plusieurs centres de sécurité à Damas.

Plus tard cette nuit-là, deux soldats ivres ont fait irruption dans la chambre. L’un d’eux beuglait : « Qui veut des médicaments ? » Plusieurs détenus ont levé la main. Les médecins n’avaient donné à Hamada aucun sédatif – seulement un sac à moitié vide de fluide d’intraveineuse –, mais un de ses compagnons de lit, qui était dans la chambre depuis plusieurs jours, l’a averti de ne pas se porter volontaire. Le soldat a choisi un prisonnier, qui implorait sa clémence à genou devant lui, face contre terre. À l’aide d’une arme tranchante, le soldat a commencé à lui charcuter la base du crâne, sectionnant sa colonne vertébrale. Puis il a ordonné à un autre détenu de traîner le cadavre jusqu’aux toilettes. « Beaucoup de patients ont été torturé à mort dans cet établissement », disait le rapport de l’ONU. Ce soldat se faisait appeler Azraël, l’archange de la mort. D’autres survivants se rappellent de ses meurtres, qu’il perpétrait toujours de la plus horrible manière.

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Les preuves rassemblées par la CIJA sont extrêmement choquantes
Crédits : Caesar

« Quand j’ai vu ça, je le jure, j’ai pensé que c’est ce qui allait m’arriver », raconte Hamada. « J’allais mourir là-bas. » Le deuxième jour, il a supplié un médecin de le renvoyer au camp de l’armée de l’air. Ce dernier lui a signalé qu’il était encore malade. « Non, non, non, je suis complètement guéri », lui a-t-il dit. Le cinquième jour, les mêmes gardes qui l’avaient amené à l’hôpital 601 l’ont évacué. « Tu n’es qu’un animal, un fils de pute », disaient-ils. « Tu n’es pas encore mort. » Ils l’ont frappé pendant tout le chemin du retour, puis l’ont suspendu par les poignets pendant quatre heures.

En juin 2013, le cas de Hamada a été porté devant la justice. Il a été transféré à la prison d’Adra, à Damas, où il a déposé une demande de preuves face aux charges dont on l’accusait. Les prisons syriennes sont sujettes à une surveillance judiciaire spéciale ; pas les agences de sécurité. On lui a répondu par écrit qu’il avait été arrêté « pour acte de terrorisme » et qu’il était privé de liberté jusqu’au 5 juin 2013 – le jour même où les charges avaient été retenues contre lui. Officiellement, son quinzième mois passé dans le centre de détention de l’armée de l’air à l’aéroport de Mazzeh n’existait pas. Tôt le matin du 21 août, le gouvernement Syrien a lancé des roquettes au gaz sarin sur des quartiers densément peuplés de Damas, tuant plus de 1 400 personnes. En réponse, le président Obama, qui avait déjà évoqué auparavant une « ligne rouge » dans le cas où Assad utiliserait des armes chimiques, a fait une annonce : « J’ai décidé que les États-Unis devaient agir militairement contre des cibles du régime syrien. » Il disait vouloir attendre l’approbation du Congrès, mais il a continué : « Quel message enverrons-nous si un dictateur peut gazer des centaines d’enfants au vu et au su de tout le monde, sans payer aucun prix ? » Peu après l’attaque chimique, Hamada et beaucoup d’autres prisonniers ont été transférés à Mazzeh, sans aucune explication. Les agents ont conduit les détenus dans un grand hangar vide de la base. Une des roquettes au gaz sarin aurait été lancée depuis la base de Mazzeh, et elle était par conséquent devenue une cible logique des représailles américaines. Dans le hangar, les gardes injuriaient les détenus. Ils disaient que lorsque les Américains bombarderaient la Syrie, ils seraient tous tués.

Début septembre, les États-Unis sont revenus sur leurs projets de campagne militaire, et Hamada a été renvoyé devant le Tribunal antiterroriste de Damas, où son cas a finalement été traité. Le juge a pris note du fait qu’il avait avoué avoir attaqué des points de contrôle et tué des soldats. Hamada a retroussé son pantalon et lui a montré les brûlures de cigarettes. Il a relevé les poignets, révélant de profondes cicatrices violacées. Il a montré les traces noires et bleues des coups qui balafraient son torse. La salle d’audience était coutumière de telles démonstrations. À chacune des accusations, le juge annonçait : « Non coupable ». Avant la libération de Hamada, il a été interrogé par les agents du département de la sécurité politique d’Assad. Ils lui ont posé des questions sur les manifestations auxquelles il avait participé deux ans plus tôt. Il a immédiatement avoué : « Je leur ai dit : “Oui, j’étais aux manifs et j’ai traité le président d’enfoiré !” » Il ajoute : « J’avais déjà vécu l’enfer. J’aurais avoué n’importe quoi. » Quand les agents ont ramené Hamada devant le tribunal, le juge l’a reconnu et a immédiatement rejeté l’affaire.

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Une rue de Deir ez-Zor
Crédits : Ahmad Aboud/AFP

Hamada est retourné à Deir ez-Zor, devenue selon ses termes « une ville fantôme ». Deux ans de combats intenses et de bombardements avaient détruit la plupart des bâtiments. Le minaret de la mosquée Othmân avait été bombardé. Ses neveux étaient toujours détenus par l’armée de l’air à Damas. Les autres membres de sa famille avaient disparus dans des établissements sécuritaires. Pendant la détention de Hamada, la révolution s’était changée en guerre sectaire. Le Front al-Nostra avait frappé en force, et sa brutalité n’était dépassée que par Daech. Les groupes rebelles modérés existaient encore, mais ils étaient souvent menés par des chefs de guerre corrompus, et leurs guerriers désertaient pour rejoindre les factions djihadistes plus compétentes. Un grand nombre des révolutionnaires qui avaient un jour combattu pour la liberté s’étaient radicalisés ou étaient morts. Des milices pro-Assad étaient arrivées d’Irak, du Liban, d’Afghanistan et d’Iran. Daech avait une certaine emprise sur Deir ez-Zor. « Ils tuaient tous les activistes pro-démocratie, d’une façon différente à chaque fois, comme du grand spectacle », m’a raconté Hamada. Il s’est envolé pour la Turquie, a pris un bateau clandestin jusqu’en Grèce, et il a traversé plus de 7 000 kilomètres jusqu’aux Pays-Bas, où sa sœur avait déménagé avant la guerre. Il m’a raconté  son périple avec un haussement d’épaule, ce n’était rien pour lui.

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Le récit d’Hamada des atrocités commises à l’hôpital 601 a plus tard été corroboré par environ 5 000 photographies, rapportées par un officier militaire syrien connu sous le faux nom de Caesar. Avant la guerre, Caesar et ses collègues documentaient des scènes de crimes et d’accidents de la circulation impliquant du personnel militaire à Damas. Ils chargeaient les images dans les ordinateurs du gouvernement, les imprimaient puis les agrafaient aux actes de décès officiels. Début 2011 toutefois, les corps étaient ceux de détenus, collectés chaque jour dans les centres de détention des agences de sécurité et livrés aux hôpitaux militaires.

Ces derniers mois, l’armée syrienne a commencé à regagner le terrain qu’elle avait concédé aux forces rebelles.

À l’hôpital 601, l’équipe de Caesar a photographié les corps dans la morgue et dans un garage.  Chaque corps photographié avait un numéro unique, souvent composé de quatre chiffres – comme le 1858 de Hamada – griffonné sur du papier et scotché sur le torse ou sur le front avec un gros marqueur. Un autre chiffre indiquait dans quelle branche du renseignement le patient avait été tué. Il y avait environ onze mille corps. L’équipe de Caesar en cataloguait parfois plus de cinquante par jour – émaciés, mutilés, tailladés, brûlés, frappés, battus, étranglés, brisés, fondus. Selon un rapport des Nations unies, une fois que l’équipe de Caesar terminait son travail, un médecin de l’hôpital écrivait « crise cardiaque » sur les certificats de décès. Puis les corps étaient chargés à bord de camions et emportés. Dans de rares cas, les familles sont parvenus à récupérer le corps de leur défunt, mais le rapport indique que dans chaque cas, il « portait des traces évidentes de tortures ». Le rapport ne s’arrête pas là : « Certains corps étaient rendus aux familles seulement après qu’elles aient signé une déclaration affirmant que le défunt avait été tué par des terroristes. » Caesar a quitté la Syrie en août 2013, des clés USB cachées dans ses chaussettes. Les photographies sont restées secrètes jusqu’à son audition par une équipe de procureurs et d’experts médico-légal internationaux, au mois de janvier suivant. Sans disposer du code qui lie le nom des détenus à l’immatriculation des corps, l’identification des morts s’est avérée difficile. La plupart des visages étaient très abîmés, voire énucléés. Des activistes syriens proches de Caesar ont publié plusieurs milliers d’images sur le net, permettant aux familles de rechercher leurs êtres chers. Les photographies ont aussi circulé dans les camps de réfugiés. Certaines familles se sont rendues compte qu’elles payaient des pots-de-vins pour assurer un traitement décent à leurs proches alors qu’ils étaient morts depuis longtemps. Jusqu’à présent, environ 730 victimes ont été identifiées. Hamada a reconnu plusieurs de ses compagnons de cellule dans les documents.

Le dénouement

Parlant des photographies de Caesar et des documents de la CIJA, Stephen Rapp m’a assuré que « quand le temps de la justice reviendra, nous disposerons de plus de preuves que nous n’en avons jamais eu depuis Nuremberg ». Wiley et Engels en sont persuadés : si le dossier passe un jour devant un tribunal, la CIJA détient suffisamment de preuves pour faire reconnaître Bachar el-Assad et ses associés comme coupables de nombreux crimes contre l’humanité, dont des meurtres, des tortures et d’autres actes inhumains.

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Hamza al-Khateeb

L’année dernière, quand Assad a été interrogé au sujet des photographies de Caesar lors d’un entretien avec Foreign Affairs, il a déclaré : « Qui dit que ces actes ont été commis par le gouvernement, et pas par les rebelles ? Qui dit que ces victimes sont bien des Syriens, et pas quelqu’un d’autre ? » En 2011, la commission d’enquête de l’ONU a présumé qu’un garçon de 13 ans nommé Hamza al-Khateeb avait été torturé en détention. En réponse, une enquête syrienne a conclu que peu de temps après la mort de l’enfant, « un photographe médico-légal » avait pris « six photos en couleur » du corps. « On lui a attribué le numéro 33. » Les Syriens ont déclaré que les photos ne montraient « pas de traces de coups, ni de torture », et que le garçon avait été tué d’un coup de feu, « probablement par ses camarades terroristes ». L’enquête a aussi établi qu’un médecin qui avait signalé que le pénis de l’enfant avait été sectionné « avait mal jugé la situation lors des premiers examens ». La collection de Caesar comprend six images du corps de Hamza al-Khateeb. Ses yeux sont enflés et sa tête est entièrement violacée, d’avoir pris trop de coups. Il lui manque son pénis. Sur chaque image, une carte tachée de sang porte le numéro 33. Dans une réponse protocolaire à l’enquête des Nations Unies, la mission permanente de l’ONU en Syrie écrit que la constitution syrienne et ses lois prouvent que les allégations de détention arbitraires et de torture « ne peuvent plus durer ». La lettre continue : « Aucun détenu n’a été arrêté illégalement lors de manifestations pacifiques. Si vos questions portent sur les individus qui ont utilisé des armes ou ont participé à des actes terroristes contre l’État, c’est un tout autre sujet. »

Quelques mois plus tard, Assad a expliqué à Barbara Walters que l’engagement des Syriens envers les Nations Unies était « un jeu auquel nous jouons. Cela ne signifie pas que nous y croyons. » Ces derniers mois, l’armée syrienne a commencé à regagner le terrain qu’elle avait concédé aux forces rebelles, aussi il semble peu probable qu’Assad se retire. Son ministre des Affaires étrangères, Walid Mouallem, a annoncé récemment : « Nous ne négocierons avec personne qui veut discuter de la présidence. » Wiley et le staff de la CIJA évitent de faire des commentaires sur le changement de régime. « Nous ne nous laissons pas troubler par l’agonie des politiques » censées mettre fin à la guerre en Syrie. « Nous sommes juste confiants – et je ne crois pas que nous le soyons à tort – vis-à-vis de notre travail. Il serait bientôt révélé dans un tribunal. » En Hollande, Hamada vit dans l’attente d’un traitement pour réhabiliter ses membres scarifiés. Il apprend l’allemand et organise des manifestations anti-Assad sur des places publiques, malgré une faible mobilisation. Il s’inquiète pour ses neveux, son frère, son beau-frère et beaucoup d’amis disparus. « Où sont-ils ? » demande-t-il en pleurant. « Sont-ils en vie ? Sont-ils morts ? » Sa sœur, en Syrie, demande toujours les certificats de décès à la police militaire, mais en vain. Chaque jour est une souffrance, me dit Hamada. « Il n’y a que la souffrance. La souffrance et la mort. C’est une vie de mort. »


Traduit de l’anglais par Myriam Vlot et Antonin Padovani, d’après l’article « The Assad Files », paru dans le New Yorker. Couverture : Chris Engels et Bill Wiley à l’intérieur de la salle des preuves de la commission. (Ben Taub/Création graphique par Ulyces)


LES MALHEURS DE LA SYRIE AURONT-ILS UNE FIN ?

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Depuis 2011, la Syrie est en proie à la guerre. Aujourd’hui dévastée par une multitude de factions armées, peut-elle entrevoir une issue au conflit ?

I. Seferberlik

La mémoire populaire perdure à travers les récits de mères et de grand-mères qui prennent le pas sur des archives laissées à l’abandon. Quand elle sera vieille, que dira la jeunesse syrienne à ses enfants ? Ils auront tous des histoires dans lesquelles ils se recroquevillent dans leurs habitations précaires pendant que les bombes pleuvent, mènent une existence avilissante dans les camps de réfugiés, ou bien s’enfuient par des routes dangereuses et des mers hostiles pour recommencer une vie incertaine dans des terres inconnues. À la fin du XIXe siècle, lors d’un affrontement entre les chrétiens de son village et les dirigeants ottomans, ma grand-mère maternelle, encore enfant, quitta le mont Liban (qui appartenait alors à la Syrie). Son père fut tué quelques mois après sa naissance, mais elle m’a raconté plus d’une fois qu’il avait affronté les troupes turques à cheval, comme si elle avait assisté à la scène. J’ignore ce qu’il s’est réellement passé, toujours est-il que ses histoires, comme celles d’une rivière si froide qu’elle pouvait fendre une pastèque, sont des vérités gravées dans le marbre pour ses descendants.

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Deux tanks détruits devant une mosquée
Azaz, au nord de la Syrie
Crédits : Christiaan Triebert

Aujourd’hui, les Syriens endurent une épreuve brutale et sans fin, à l’image du drame que leurs ancêtres ont vécu pendant une guerre vieille d’exactement un siècle, et que leurs familles, les poètes et les écrivains ont conservée pour eux. Pour les Syriens, ce que nous appelons la Première Guerre mondiale est la Seferberlik, de l’arabe « parcourir le pays », quand la conscription militaire, l’enrôlement forcé dans les bataillons, les nouvelles armes industrielles, les sanctions arbitraires, les épidémies et la famine détruisirent en quatre ans tout ce que les Ottomans avaient réussi à bâtir en quatre siècles. Le sociologue palestinien Salim Tamari décrit cette période comme « quatre misérables années de tyrannie symbolisées par la dictature militaire de Ahmed Djemal Pasha en Syrie, la seferberlik (conscription et exil forcés) et la pendaison des nationalistes arabes sur la place de la Tour, à Beyrouth le 15 août 1916 ». Le sadisme turc institutionnalisé est venu s’ajouter aux malheurs des Syriens, chaque année un peu plus affamés par le blocus anglo-français qui, comme les sanctions imposées par l’Union européenne et les États-Unis aujourd’hui, empêchent l’arrivée des denrées de première nécessité.

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