Au rythme des tablas, des dizaines de milliers de paysans s’avance aux abords de Delhi. Les barrières installées par les forces de l’ordre pour empêcher la population de se joindre à eux sont balayées comme des fétus de paille, et la foule enfle à mesure que la journée avance. Ce 17 mars 2021, les leaders du Samyukta Kisan Morcha, le front paysan uni, ont lancé un nouvel appel à la grève générale dans le pays. Mais plus que ça, c’est un message aux citoyens du monde entier que le Dr Swaiman Singh, une des figures du mouvement, a délivré. « Où que vous soyez dans le monde, il faut défendre vos agriculteurs, il faut défendre votre nation », a déclaré le médecin.

Bien décidé à s’opposer à la réforme agricole menée par le gouvernement, cela fait maintenant près de quatre mois que les paysans de tout le pays se sont regroupés autour de la capitale pour faire entendre leurs voix. « Quand je suis arrivé, j’ai vu que les gens dormaient sur les routes », raconte Taranpreet Singh, qui a participé aux manifestations de décembre. Ce jeune diplômé en finance a décidé de rejoindre le mouvement pour voir l’histoire s’écrire de ses propres yeux.

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Depuis le début des contestations, les agriculteurs ont eu le temps de s’organiser et de construire de véritables campements de plusieurs milliers de personnes, aux abords des points de passage vers Delhi. Des centaines de cuisines communautaires ont vu le jour, qui distribuent régulièrement des repas gratuits aux manifestants, même s’il n’y en a pas assez pour tous. Des hôpitaux de fortune ont été installés, où des médecins volontaires s’occupent de soigner ceux dans le besoin. Certains agriculteurs considèrent même ces villes improvisées comme de véritables « Républiques Autonomes ».

Il faut dire que le mouvement repose sur un système de démocratie directe, les Panchayats, issus du mouvement pour l’indépendance d’après la Seconde Guerre mondiale. Ces structures municipales sont élues, et des assemblées générales populaires (Gram Sabha) dictent leur orientation. Les Mahapanchayats sont quant à eux d’énormes assemblées populaires de plusieurs dizaines de milliers de participants. Elles regroupent des centaines de villages, et tous les élus des Panchayats s’y mêlent à la population. C’est dans ces meetings de masse que les têtes de proue du soulèvement paysan annoncent les grandes décisions. Les agriculteurs sont ainsi bien établis et ne comptent donc pas rentrer chez eux, même à l’approche de la saison des récoltes.

Un certain nombre d’entre eux ont même donné leur vie pour la cause. Selon le front paysan uni, il y a eu 300 décès au cours des derniers mois. Alors que certains sont morts dans des accidents ou se sont suicidés, d’autres ont succombé aux intempéries ou de causes naturelles telles que des crises cardiaques. Ils leur ont d’ailleurs rendu hommage à travers le hashtag #300DeathAtProtest (300 morts aux manifestations) lors de la journée du 18 mars. Mais ces pertes ne sont rien en comparaison des 10 281 suicides de paysans indiens en 2019…

Elles ont au contraire raffermi la détermination des protestataires, dont les rangs ne cessent de grossir. Outre les paysans, qui représentent la moitié de la population active du pays, de nombreuses classes de la société se sont aussi jointes aux marches et blocages. Au total, ce sont plus de 250 millions d’Indiens qui ont déjà participé aux contestations à travers le pays, faisant du mouvement la plus grande manifestation de l’histoire de l’humanité.

Un désaccord profond

Tout l’enjeu de ce mouvement de contestation a été exposé lors de la 46e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, le 26 février. À cette occasion, Darshan Pal, le chef de file du front paysan uni, et le représentant indien permanent aux Nation unies Indra Mani Pandey, ont tous deux pu donner leur vision pour l’avenir du pays. « Le gouvernement indien s’est fixé comme objectif de doubler le revenu des agriculteurs d’ici 2024. Cela profitera particulièrement aux petits agriculteurs et offrira plus de choix à ceux qui optent pour eux », a affirmé le représentant du pouvoir indien.

De son côté, le leader de la révolte paysanne a rappelé que l’Inde avait signé la Déclaration des Nations unies sur les droits des paysans en décembre 2018. « Les quelques États où des politiques similaires ont été introduites ont vu les agriculteurs sombrer dans la pauvreté et perdre leurs terres », a témoigné Darshan Pal. Et le pouvoir indien semble encore imperméable aux revendications populaires.

Du côté des paysans, la rage ne faiblit pas. « Nous appellerons tous les travailleurs du pays à faire [les récoltes] avec nous afin de pouvoir continuer à nous battre, ou alors nous les brûlerons », a déclaré un des leaders du mouvement paysan. Il faut dire que beaucoup d’entre eux considèrent qu’ils n’ont plus rien à perdre depuis la mise en place de la réforme agraire. En septembre 2020, le parlement a adopté une loi autorisant les agriculteurs à vendre leur production aux acheteurs de leur choix, plutôt que de se tourner exclusivement vers les « mandis », les marchés contrôlés par l’État.

Ces marchés, qui assuraient un prix de soutien minimal (PSM) pour certaines denrées, avaient été créés dans les années 1950 pour protéger les agriculteurs contre les situations d’abus. Ces prix, fixés au niveau national, permettaient aux paysans indiens de revendre leur production tout en ayant l’assurance d’en tirer une valeur minimale. C’est grâce à ce soutien que de nombreux petits agriculteurs parvenaient encore à nourrir leur famille. « Il faut comprendre que la majorité des fermiers ont une surface plus petite que celle d’un terrain de football », précise Jasleen Kaur, étudiante en sciences politiques à Mumbai. Cependant, ce système existait sans aucune loi pour le garantir, et c’était justement cette décision qu’espéraient voir arriver les producteurs.

L’autre point de discorde majeur vient d’une seconde loi prévue dans la réforme gouvernementale. « S’il y a un différend entre un agriculteur et une entreprise, l’agriculteur ne peut plus saisir un tribunal civil », explique la jeune femme. Une part conséquente de la population se retrouve donc privée d’une partie de ses droits. En effet, l’agriculture est l’emploi exercée par 55 % de la population active, soit près de 265 millions de travailleurs indiens. D’après les derniers chiffres du ministère français de l’Agriculture, plus de 600 millions d’Indiens dépendent directement ou indirectement de ce secteur. « Je ne comprends pas ce qu’il se passe », soupire Taranpreet. « Vous ne pouvez pas nier la justice dans un pays démocratique », déplore le jeune militant.

Il semble ainsi que les lois votées en septembre favorisent nettement les grandes entreprises aux dépens des travailleurs locaux. « L’implication de multinationales indiennes, capables de fournir d’importants investissements ciblés pour le stockage ou la réfrigération, conduirait très probablement aussi à ce qu’elles acquièrent localement des positions monopolistiques, autrement dit le pouvoir de contrôler les prix », confirme Bruno Dorin, économiste au Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (Cirad). C’est pourquoi les agriculteurs préfèrent rester défendre leurs droits, et leur unique source de revenus.

Dérive autocratique

Malgré la non-violence prônée par les fermiers, le Jour de la République, une des trois fêtes nationales, avait vu des violences se produire entre les manifestants et les forces de l’ordre. L’occasion rêvée pour le gouvernement de dépeindre les agriculteurs en émeutiers complotistes. En ce jour censé représenter « la suprématie du peuple », des dizaines de milliers d’agriculteurs s’étaient retrouvés pour marcher dans la capitale indienne.

Certains manifestants ont atteint le centre de Delhi et vandalisé des biens publics. D’autres ont atteint le Fort Rouge, symbole de l’indépendance de l’Inde, et ont hissé le Nishan Sahib (un drapeau religieux sikh) ainsi que les drapeaux des syndicats d’agriculteurs au-dessus des remparts. La réponse de la police a provoqué la mort d’un homme, suite à une chute de son tracteur, et de nombreux blessés. Plus de 300 policiers ont également été blessés dans les violences, certains manifestants utilisant des matraques et des armes tranchantes. On a alors cru à la fin du mouvement de révolte avec le départ de plusieurs syndicats et la perte de nombreux soutiens condamnant la violence.

Il n’en est rien mais depuis ce jour, l’attitude du gouvernement s’est considérablement durcie. De nombreuses arrestations ont suivi les heurts et Internet a été coupé aux frontières de la capitale. Devant le Parlement, Narendra Modi n’a même plus hésité à parler de « parasites », multipliant les mesures contre ses opposants. « Si quelqu’un se positionne du côté des fermiers, (le gouvernement] tente alors de lui faire peur », confie Taranpreet. C’est d’ailleurs pour éviter des poursuites judiciaires pour conspiration qu’il ne souhaite pas révéler son poste actuel. Ces pressions de la part du gouvernement ont aussi été constatées par Michelle Bachelet, Haut-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme.

« Les accusations de sédition contre des journalistes et des militants pour avoir rapporté ou commenté les manifestations et les tentatives de restreindre la liberté d’expression sur les réseaux sociaux sont des dérogations troublantes aux principes essentiels des droits de l’homme », s’est-elle inquiétée. Une prise de parti qui n’a pas plu au représentant du pouvoir indien. « L’objectivité et l’impartialité doivent être les caractéristiques de toute évaluation des droits de l’homme. Nous sommes désolés de voir que la mise à jour orale du Haut Commissaire fait défaut dans les deux », s’est offensé Indra Mani Pande.

La fin d’un monde

Les réformes entamées par le Premier ministre Narendra Modi et le BJP, le parti nationaliste hindou, s’étendent bien au-delà du milieu agricole. Sa volonté de libéraliser l’économie impacte une grande partie de la société indienne. Le 15 mars dernier, les dix plus importantes confédérations syndicales du pays, en commun avec le soulèvement paysan, ont mené une journée de lutte contre les privatisations en bloquant les gares, en soutien aux cheminots.

Le lendemain, c’était au tour du personnel des banques publiques de lancer une grève nationale, suivis par les assurances publiques et enfin les travailleurs de l’énergie. En quelques jours, ce sont donc des dizaines de milliers de nouveaux manifestants qui ont rejoint la révolte paysanne. Et depuis le 23 mars, de nouvelles mobilisations générales voient le jour dans tout le pays. En réaction, le gouvernement a coupé Internet et l’arrivée en eau potable aux abords des différents campements de manifestants, dans le but de les faire plier. La police a également érigé des barricades supplémentaires, surmontées de barbelés en accordéon, et des centaines d’agent supplémentaires ont été déployés.

La bataille fait aussi rage en ligne. Dans une lettre envoyée à Facebook, WhatsApp et Twitter, le gouvernement indien menace les réseaux sociaux de s’en prendre à leurs employés. Ces derniers risquent la prison si leurs employeurs ne se conforment pas aux lois du pays. Pourtant, les plateformes sont toujours réticentes à l’idée de fournir des informations au gouvernement indien.

Les opposant plient mais ne rompent pas les rang, et leur détermination parvient à toucher de plus en plus de monde. Le succès des plateformes mises en place par les agriculteurs pour diffuser leurs actions au grand public témoigne ainsi de cet engouement collectif : la chaîne YouTube dédiée, Kisan Ekta Morcha, a par exemple dépassé le million d’abonnés en un mois.

La fracture entre la ligne directrice du gouvernement indien et la volonté populaire ne cesse ainsi de s’accentuer à mesure que les semaines passent. Cette situation fait écho au dernier rapport sur la démocratie de l’institut suédois Varieties of Democracy, publié le jeudi 11 mars. L’Inde y est désormais classée dans la catégorie des « autocraties électorales », un système qui a l’apparence des régimes démocratiques, mais sape la neutralité des contre-pouvoirs et transforme les opposants en ennemis de la nation.

Depuis l’accession au poste de Premier ministre du nationaliste hindou Modi, l’institut indépendant note une détérioration des libertés et estime qu’il s’agit d’ « un des changements les plus spectaculaires parmi tous les pays du monde au cours des dix dernières années ». La plus grande démocratie du monde pourrait n’être ainsi plus que l’ombre d’elle-même, mais le peuple indien n’a pas abandonné pour autant ses envies de liberté et de respect.

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La bataille qui se déroule actuellement dans les rues se poursuivra vraisemblablement dans les urnes. En effet, du 27 mars au 2 mai se déroulent les élections législatives pour cinq États du pays, le Bengale, le Tamil Nadu, le Kerala, Pondichéry et l’Assam. Au total, plus de 220 millions de citoyens sont appelés aux urnes. « Ce sont les fermiers qui ont mis Modi au pouvoir en 2014, et qui l’y ont maintenu en 2019, ils peuvent tout aussi bien le faire tomber », explique Shareen.

Ces élections s’annoncent comme un baromètre politique en Inde. Le Kerala et le Bengale sont en effet tous deux dirigés par des coalitions de gauche opposées au gouvernement, et le Tamil Nadu par un parti régional. De plus, ces trois États ont un poids économique et démographique très important. Si un front uni parvient à se former face à l’Alliance démocratique nationale, à laquelle appartient le BJP de Modi, le Premier ministre pourrait perdre en influence pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir.

Du point de vue des nationalistes et des castes supérieures, la tendance est à la libéralisation des différents secteurs de l’économie et à la privatisation. Mais c’est exactement l’inverse que souhaitent les contestataires. « Nous ne croyons pas à la main du marché privé », s’est emporté Ruldu Singh Mansa, président du Syndicat des fermiers du Pendjab. « On nous a déjà fait le coup pour la privatisation des transports, des hôpitaux, des écoles. On finit toujours par payer plus cher. » Pour l’opposition et les fermiers, les priorités ne sont pas les mêmes. « La raison pour laquelle on se rassemble, c’est qu’on essaie d’unir la nation, d’unir le monde », a déclaré le Dr Swaiman Singh dans son appel.

En parlant de ceux morts pour leurs idées, il a aussi rappelé ce qu’ils cherchaient à accomplir. « Leur rêve était, pour nous, de passer au-dessus des religions et des castes », a-t-il rappelé, mais aussi « d’avoir un pays où l’éducation est respectée, où les soins sont accessibles à tous, qu’importe la quantité d’argent qu’ils gagnent ». Entre dérive autocratique du pouvoir et volonté d’égalité du peuple, 2021 sera donc une âpre bataille pour l’avenir d’un sixième de la population humaine.

Couverture : Kisan Ekta Morcha/Twitter