Les champs de Helmand

La province de Helmand, située dans le sud de l’Afghanistan, tire son nom du fleuve qui traverse sa capitale, Lashkar Gah. Une ville caractérisée par sa ligne d’horizon basse, ses alentours hérissés d’arbustes et son marché aux devantures vitrées. Quand j’ai visité la province en avril 2014, l’ambiance était à l’expectative, comme dans une ville de pêcheurs où les habitants attendent anxieusement le retour des bateaux. Sur les bazars, les marchandises sèches se mêlaient aux machines agricoles et aux motos. Des travailleurs migrants, ou nishtgar, venus des provinces du sud – voire d’aussi loin que l’Iran et le Pakistan pour certains –, s’entassaient dans les maisons de thé, où un homme peut passer la nuit pour le prix de son repas. Les écoles étaient désertes. Dans les quartiers déchirés par la guerre, policiers et talibans avaient déposé leurs armes. La récolte avait commencé.

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La vallée d’Arghandab
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À travers la province, des centaines de milliers de personnes participaient à la plus grande récolte d’opium de toute l’histoire de l’Afghanistan. Atteignant un record de 224 000 hectares cultivés cette année-là, le pays a produit environ 6 400 tonnes d’opium, soit près de 90 % de l’offre mondiale. Les plus hautes strates du gouvernement et de l’économie afghans sont tellement gangrenées par la drogue que l’ère d’Escobar en Colombie paraît presque ridicule en comparaison. À la fin des années 1980, la part du trafic et de la production de cocaïne atteignait 6 % du PIB en Colombie. Aujourd’hui en Afghanistan, l’industrie de l’opium représente 15 % de l’économie du pays (d’après une estimation des Nations unies). Ce chiffre devrait augmenter avec le retrait de l’Occident. « S’il existe un narco-État, c’est bien l’Afghanistan, quel qu’en soit le sens exact », déclare Vanda Felbab-Brown, chercheur à la Brookings Institution, qui étudie les économies illégales. « C’est un phénomène historique sans précédent. » Fait plus choquant encore : le narcotrafic afghan a considérablement augmenté depuis l’invasion menée par les États-Unis. Le pays produit deux fois plus d’opium qu’en 2000. Comment tous ces champs de pavot ont-ils pu éclore au cours de l’une des missions militaires et de développement internationales les plus importantes de notre époque ? Les négociations d’un profond cynisme conclues par l’ancien président Hamid Karzai dans sa tentative pour consolider le pouvoir sont un premier élément de réponse. La façon dont l’armée américaine a fermé les yeux sur la corruption de ses alliés lors du renversement des talibans en est un autre. En voulant mener la guerre contre le terrorisme, les Américains se sont alliés aux personnes qui ont fait de l’Afghanistan le plus gros producteur d’héroïne au monde, et ils ont perdu la guerre contre la drogue. À Helmand plus que nulle part ailleurs. Cette province, la plus meurtrière de toutes – mille soldats de la coalition y sont morts pendant la guerre –, produit à elle seule près de la moitié de l’opium du pays. Les représentants de la police et du gouvernement seraient impliqués dans le trafic de drogue, bien que le gouvernement soutienne que le pavot n’est cultivé que dans les zones aux mains des talibans. Le major-général Abdul Qayum Baqizoi, qui était chef de la police de la province à l’époque, m’assure qu’ « il n’y a pas d’opium dans les districts environnants. Les champs d’opium se trouvent dans les zones éloignées qu’il vaut mieux que vous évitiez. »

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Des champs de pavot près de Marjah
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Au deuxième jour de ma venue, je rencontre Hekmat, un enseignant de 28 ans à la voix douce. Il m’annonce qu’il peut m’emmener dans une zone de culture de pavot relativement sécurisée à Marjah, juste à la sortie de Lashkar Gah. Sa famille y travaille, et comme ses étudiants sont partis faire la récolte, il est libre pour m’accompagner. Le lendemain, Hekmat et moi traversons un large torrent du fleuve Helmand et nous nous dirigeons vers l’ouest, sur le revêtement régulier d’une route en asphalte qui était autrefois une piste de terre truffée de bombes. S’il est difficile de l’imaginer aujourd’hui, Marjah a été le théâtre de l’une des batailles les plus féroces de la guerre. En 2010, les Marines américains ont lancé une attaque aérienne dans cette région contrôlée par les talibans, affrontant les coups de feu et les engins explosifs improvisés (EEI) dissimulés dans les murs de boue séchée et dans les vergers. Aujourd’hui, c’est une région paisible aux terres agricoles planes et vertes, où vous pouvez apercevoir un arbre dériver lentement à l’horizon, au volant de votre voiture, ou un amas de nuages noirs au loin. Il fait chaud et l’air est empli du parfum de fleurs que l’on peut sentir au début de l’été. La ville est traversée par des canaux d’irrigation, et des buissons recouvrent les berges où dépassent les tuyaux des pompes qui retombent vers le sol tels des pailles. Des enfants à moitié nus sautent de la digue en terre et plongent dans l’eau froide et marron. « La région était entièrement contrôlée par les talibans jusqu’à l’arrivée des Marines américains », explique Hekmat. Il sourit largement. « C’était génial quand les Marines étaient là. » Les Américains dépensaient sans compter, proposant de nombreux projets contre paiement comptant et des contrats de construction aux gens du coin, équipant une milice locale anti-talibans qui utilise des enfants soldats et impose une taxe sur les récoltes d’opium. Nous passons devant un terrain dégagé où se trouvait à l’époque un avant-poste de Marines américains. « Ils sont tous partis aujourd’hui. »

Les capsules sont incisées dans l’après-midi, et la sève laiteuse s’écoule tout au long de la nuit.

Ancienne étendue désertique à l’ouest du fleuve Helmand, Marjah a été transformée en terre agricole grâce à un important projet d’irrigation commencé en 1946 et soutenu par l’Agence des États-Unis pour le développement international dans la lutte d’influence contre les soviétiques pendant la guerre froide. Les tribus nomades du pays ont été rétablies dans cette région et les champs sont devenus fertiles : blé, melons, grenades – et pavot à opium depuis le début des guerres d’Afghanistan en 1979. Nous nous garons sur une route en terre, nous faufilons entre les hauts murs de boue qui délimitent chaque enclos familial et faisons une halte. L’oncle paternel d’Hekmat, Mirza Khan, nous accueille chaleureusement en robe, sa barbe soigneusement taillée. Derrière lui s’étend un champ de pavot vert sombre, résultat des petites graines noires qu’il a semées avec sa famille en novembre. « Je cultive le pavot depuis la révolution communiste », dit-il. Le fils de Mirza Khan se tient au milieu des tiges à hauteur de poitrine. Il tient dans sa main un outil pour inciser, formé d’un morceau de bois incurvé pourvu de quatre petites lames à son extrémité. Inciser les capsules de graines est un travail minutieux de longue haleine. Il les éventre une par une, les tenant délicatement dans sa main gauche et tranchant la capsule avec les lames qu’il tient dans sa main droite, dans un geste diagonal. « Il ne faut pas appuyer trop fort, sinon la capsule s’assèche après une seule incision », explique-t-il, maniant les têtes de pavot avec dextérité. « Chaque capsule peut être incisée quatre ou cinq fois. » Les capsules sont incisées dans l’après-midi, et la sève laiteuse s’écoule tout au long de la nuit. Celle-ci s’épaissit et s’oxyde, prenant une teinte brun foncé. Au matin, les nishtgar grattent la résine collante de chaque capsule à l’aide d’une lame plate qu’ils nettoient dans la boîte de conserve qui pend à leur cou. Quinze personnes peuvent récolter l’équivalent d’un hectare en une semaine. Dans la province, les champs de pavot couvrent une surface d’au moins 100 000 hectares. On prend ainsi la mesure de la main d’œuvre à mobiliser.

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À gauche, un pavot fraîchement incisé ; à droite, après une nuit de repos
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Pendant les deux jours suivants, Hekmat me conduit un peu partout et me fait visiter les champs de pavot. Sur une parcelle de trois acres, nous retrouvons une demi-douzaine d’hommes qui travaillent sous la surveillance d’un vieux fermier au dos courbé et à la barbe blanche répondant au nom de Hajji Abdullah Jan. Je lui demande pourquoi il n’a pas peur de se faire arrêter dans une zone sécurisée et contrôlée par le gouvernement telle que Marjah. « Le gouvernement a été occupé par les élections », explique-t-il, faisant référence aux élections présidentielles qui se sont déroulées au printemps dernier. « Et de toute façon, ils sont corrompus. » Les fermiers que j’interroge et Hajji Abdullah Jan me racontent qu’ils versaient 40 dollars par acre en pots-de-vin à la police locale. « L’année prochaine, je planterai deux fois plus de pavot », dit-il, regardant le champ avec satisfaction.

Les palais de Baramcha

Le pavot à opium n’avait plus été cultivé à Marjah depuis l’arrivée des Américains, qui ont mené des campagnes d’éradication de plantations d’opium et injecté beaucoup d’argent dans l’économie de la région. Aujourd’hui, le tarissement de l’aide internationale et le désintérêt du gouvernement pour les fermiers qui récoltent l’opium ont laissé place à une logique économique extrêmement simple : le prix du blé était trop bas pour que la culture de la céréale soit rentable, aussi les fermiers comme Mirza Khan et Abdullah Jan ont-ils remplacé les plantations de blé par des plantations de pavot à Marjah l’année dernière. De retour chez Hekmat, je demande à son oncle Mirza Khan s’il peut me montrer ce qu’il a récolté jusqu’à présent. Il revient avec un sac en polyuréthane de la taille d’un ballon de football et le pose sur le tapis en le soupesant. Il défait l’épaisse sangle en caoutchouc et une odeur désagréable de plantes emplit la pièce. Le sac renferme un amas d’opium brut, dont la texture humide et la couleur brune intense rappellent la pâte de figue. Le tout pèse environ 4,5 kg, la récolte d’un demi-acre. « Si j’ai de la chance, je pourrai en tirer 60 000 kaldar », dit-il, soit environ 600 dollars. « Tu sais combien ça vaut dans les rues de Londres ? » Il me répond par un haussement d’épaules et je fais un rapide calcul. 4,5 kg d’opium peuvent être raffinés pour fabriquer 450 grammes d’héroïne pure. En la coupant à 30 % et en la revendant au gramme, cela fait 1 500 grammes à 100 dollars le gramme. « Ça vaut plus de 150 000 dollars. »

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Un fermier de Marjah dans son champ de pavot
Crédits : Matthieu Aikins

Cela représente une augmentation de 25 000 %. Nous échangeons un long regard et Mirza Khan éclate d’un rire étouffé. Il secoue la tête de stupéfaction. 1 000 dollars se trouvaient là, dans la maison d’un homme qui n’avait ni l’eau courante, ni l’électricité, et très peu de meubles. Entre lui et le junkie londonien, quelqu’un se faisait une belle marge. L’opium afghan commence son voyage dans les champs des fermiers au moment de la récolte et couvre un vaste réseau mondial de trafiquants, de hauts fonctionnaires et de puissants groupes militants corrompus. De retour dans la capitale Lashkar Gah, j’organise une interview avec un trafiquant de drogue qui insiste pour que nous nous retrouvions dans un endroit neutre : la ville est calme, mais les menaces liées aux conflits internes de la mafia de la drogue et aux talibans sont latentes. Dans une rue déserte, on me conduit jusqu’à une pièce exiguë au fond d’une petite maison de thé, dont les murs et les tapis rivalisent de crasse. On me présente à un homme trapu d’âge mûr qui porte une chéchia et une barbe. Je l’appellerai Sami. Il dit venir du district de Garmsir, près de la frontière pakistanaise. Quand la guerre contre les Soviétiques a éclaté, il a fui le pays avec des millions d’autres réfugiés afghans. Il a grandi dans un camp près du district de Chagai voisin, au Pakistan. À 16 ans, il a trouvé un travail comme chauffeur et a commencé à faire la navette entre Garmsir et Chagai, faisant passer de l’opium en traversant le désert. Il m’explique qu’ « il existe plus d’une centaine de routes pour traverser le désert. Les postes de contrôle de la police sont situés sur l’une d’entre elles, et les trafiquants peuvent emprunter les autres en toute liberté. » L’Afghanistan est un pays enclavé, et l’opium passe très facilement ses frontières pour rejoindre ses cinq pays frontaliers. Au cours de ces dernières années, l’itinéraire nord en direction de la Russie et de l’Europe via le Tadjikistan a pris de l’importance, mais l’itinéraire sud qui passe par le Baloutchistan est encore le plus fréquenté. On y fait passer l’opium en Iran, puis vers les Balkans, le golfe Persique et l’Afrique. La plupart de cet opium a pour destination finale l’Europe occidentale. La zone frontalière du Baloutchistan entre l’Afghanistan, le Pakistan et l’Iran est une zone de non-droit et l’un des endroits les plus reculés de la Terre. Seules quelques éruptions granitiques éparses surgissent au milieu des 320 000 kilomètres carrés d’étendues désertiques et de mers de dunes. Les tribus ethniques baloutches et pachtounes qui contrôlent la région sont lourdement armées et sont impliquées dans toutes sortes de trafics depuis des siècles. Certaines coopèrent avec l’État de façon symbolique, et d’autres sont engagées auprès de groupes d’insurgés aussi divers que surprenants : des rebelles baloutches laïcs qui revendiquent l’indépendance du Baloutchistan, des groupes sunnites anti-Iraniens et un grand nombre de militants islamistes, dont les talibans. C’est le paradis des activités illégales.

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La police des frontières afghane effectue une énorme saisie
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Au centre de ce monde se trouve Baramcha, plaque tournante du trafic de drogue du côté afghan de la frontière, dans les collines de Chagai, à 250 km au sud, et libre de tout contrôle du gouvernement depuis 2001. La région est une sorte de point de passage pour la plupart du trafic d’opium. Le fruit de la récolte des fermiers comme Mirza Khan constitue la base de plus grands chargements consolidés par les trafiquants locaux – de quelques centaines de grammes à plusieurs tonnes. Ces chargements sont alors envoyés à Baramcha, où ils sont rachetés par des trafiquants pakistanais et iraniens qui les transportent à l’étranger. Les transactions importantes sont effectuées par des personnes de confiance. L’argent est transféré via un système de paiement informel qu’on appelle hawala, élément central des circuits de blanchiment d’argent à l’échelle mondiale. Une personne paie le hawaladar, qui vous communique alors un numéro de téléphone et un code permettant au destinataire de réclamer son argent auprès d’un autre hawaladar dans un autre pays ou continent. Les comptes sont réglés plus tard. Baramcha est contrôlée par les talibans et quelques puissantes familles de trafiquants, parmi lesquelles la famille de Hajji Juma Khan, baron de la drogue arrêté par la DEA à Jakarta en 2008. Aujourd’hui, c’est un membre de sa famille, Hajji Sharafuddin, qui est le chef des trafiquants de la ville, et les talibans assurent la sécurité de l’endroit. « Les talibans ont instauré un tribunal pour résoudre les problèmes des habitants », explique Sami. « Ici, les gens vivent dans de bonnes conditions de sécurité. » Autrefois, Baramcha n’était qu’un ensemble de maisons avec des murs de boue, mais aujourd’hui, on peut voir les derniers modèles de Land Cruiser passer devant de belles demeures en béton, et ce malgré les raids sporadiques et les frappes aériennes des forces américaines et afghanes. La région est si reculée que les groupes d’intervention devaient ravitailler leurs hélicoptères américains dans le désert à l’aide de réservoirs de carburants parachutés à l’arrière d’un avion cargo. « Il y a une zone de la ville qu’on surnommait Hajji JMK Village », raconte un membre de l’unité commando d’élite d’Afghanistan qui a frappé la région à plusieurs reprises aux côté des Marines américains et des forces spéciales britanniques. « Ça ressemblait à Sherpur, mais dans le désert », ajoute-t-il, faisant référence au quartier de Kaboul connu pour ses « palais de pavot » colorés, construits par les seigneurs de guerre du pays. « Ils avaient tout là-bas : générateurs, électroménager, voitures de luxe… On prenait des glaces dans leurs congélateurs. »

L’alliance des États-Unis avec les trafiquants d’opium en Afghanistan remonte aux années 1980.

Sami me raconte que pendant les raids, les habitants de Baramcha traversaient la frontière pakistanaise, où les forces armées s’alignaient et montaient la garde jusqu’au départ des Américains. « Les trafiquants de drogue et l’ISI travaillent ensemble », affirme-t-il en parlant du service de renseignements du Pakistan. Sami dénonce également les dirigeants de Baramcha. « Ils ont des maisons du côté pakistanais », affirme-t-il. (L’ISI dément toute connexion avec les trafiquants et les talibans.)

L’ombre de Karzai

D’après une estimation des Nations unies, les talibans gagnent des centaines de millions de dollars grâce aux taxes sur l’opium et d’autres activités illégales. Mais cela ne représente qu’une fraction des 3 milliards de dollars que rapporte le trafic de drogue à l’Afghanistan. Et pour trouver les plus gros bénéficiaires du trafic d’opium, il faut quitter les palais de pavot de Baramcha pour ceux de Kaboul. L’alliance des États-Unis avec les trafiquants d’opium en Afghanistan remonte aux années 1980, lorsque la CIA menait une guerre sale pour mettre fin à l’occupation du pays par les Soviétiques. Depuis des siècles, l’opium était cultivé dans les régions montagneuses d’Afghanistan. Mais la culture du pavot à grande échelle a été introduite dans la province de Helmand par le commandant moudjahidin Mullah Nasim Akhund-zada, alors soutenu par l’ISI et la CIA. Les terres cultivées irriguées de l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) étaient idéales pour la culture de rente, et quand Akhundzada a repris le contrôle du territoire des mains du gouvernement communiste, il a introduit des quotas de production et offert des avances en espèces aux fermiers qui cultivaient du pavot à opium. Quand l’Afghanistan a sombré dans la guerre civile dans les années 1990, les Akhundzadas se sont établis comme les seigneurs de la guerre dominants de la province de Helmand. Ce n’est qu’en 1995 qu’ils ont été renversés par les talibans, mouvement fondamentaliste qui interdisait strictement la consommation de drogue – mais qui doit son rapide succès au soutien de riches trafiquants d’opium.

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Des tonnes de sacs de graines de pavot
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Au cours de l’été 2000, les dirigeants fondamentalistes ont décrété l’interdiction totale de la culture du pavot à opium, « une décision des talibans que nous accueillons favorablement », avait alors déclaré le Secrétaire d’État Colin Powell. Pourquoi une telle décision de la part du chef reclus des talibans le mollah Mohammad Omar ? Cela reste un mystère. Quoi qu’il en soit, les talibans ont fait respecter cette décision avec leur dureté habituelle. Dans la province de Helmand, les personnes arrêtées pour culture de pavot étaient battues et forcées de « parader » dans tout le village, le visage recouvert d’huile de moteur. Au printemps suivant, la seule récolte abondante d’opium a eu lieu dans le coin nord-est, qui était encore contrôlé par l’Alliance du Nord, en lutte contre les talibans. La production d’opium a chuté de 3 276 tonnes en 2000 à 185 tonnes en 2001. Puis l’Histoire est intervenue.

Après les attentats du 11 septembre 2001, l’administration Bush a adopté une politique militaire de light footprint (« empreinte légère ») et s’est associée avec des seigneurs de guerre anti-talibans – dont l’Alliance du Nord – pour prendre le contrôle du pays. Dans sa quête de vengeance, les États-Unis ont permis à des personnalités accusées d’être impliquées dans de graves violations des droits de l’homme commises pendant la guerre civile d’accéder au pouvoir. Parmi elles, Mohammad Qasim Fahim et Abdul Rab Rassoul Sayyaf, dont les factions moudjahidin rivales ont réduit Kaboul en cendres. Par la suite, ils sont devenus respectivement vice-président d’Afghanistan et membre éminent du Parlement. Cela a initié toute une série de décisions ayant permis de relancer l’économie afghane de l’opium à une échelle bien plus grande. Dans les six mois qui ont suivi l’invasion américaine, les seigneurs de guerre que soutenus par les États-Unis dirigeaient le trafic d’opium, et la récolte du printemps 2002 a été exceptionnelle avec une production de 3 400 tonnes. Parallèlement, la communauté internationale et le gouvernement afghan feignaient de mobiliser les services de lutte anti-drogue, ces derniers adoptant même une stratégie officielle (utopique) annonçant une réduction de 75 % de la production d’opium d’ici à cinq ans, et sa fin d’ici à dix ans. Hamid Karzai, tiré de l’obscurité pour être élu président, était occupé à consolider, avec l’accord des États-Unis, un ordre politique étroitement lié au trafic d’opium. Dans le nord du pays, il courtisait les commandants de l’Alliance du Nord pour qu’ils deviennent ses partenaires ; dans sa région natale du sud, il nommait Sher Mohammad Akhundzada gouverneur de Helmand (celui-ci était le neveu de mollah Nasim – décédé depuis – qui avait introduit la culture du pavot à opium à grande échelle en Afghanistan). « Le trafic de drogue a corrompu les plus hautes sphères du gouvernement afghan », a écrit Thomas Schweich, haut fonctionnaire dans les services de lutte anti-drogue américains en Afghanistan de 2006 à 2008. « Évidemment, le trafic de drogue a rapporté de l’argent à certains ennemis talibans de Karzai, mais il en a aussi rapporté à beaucoup de ses sympathisants. » (Le porte-parole d’Hamid Karzai et de l’actuel président Ashraf Ghani a refusé de commenter ces propos.)

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Jeunes filles dans les champs de Helmand
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Ces années ont été une période de prospérité pour les trafiquants de drogue de la province de Helmand. À Lashkar Gah, je rencontre un homme que j’appellerai Saleem. C’est un ancien trafiquant qui a mis sur pied son premier laboratoire d’héroïne en 2002 pour progresser dans la chaîne de valeur et augmenter ses marges. Avec son ventre bedonnant, son visage angélique et ses joues roses, il ressemble au petit frère du Père Noël version trafiquant de drogue. « L’opium nécessite beaucoup de place, et c’est moins rentable », dit-il pour justifier sa décision de passer du côté de la fabrication. Lui et d’autres personnes liées au trafic d’opium semblent vivre dans un autre monde, où seul compte l’argent. « J’ai travaillé dans les zones contrôlées par le gouvernement et dans celles contrôlées par les talibans », poursuit-il en riant. « À certains endroits, on pouvait voir les postes de contrôle talibans du laboratoire. Quand on était dans les régions contrôlées par le gouvernement, on payait les autorités locales. » Saleem vendait son héroïne aux trafiquants iraniens de Nimroz, vaste province constituée en grande partie de désert, et dont l’économie dépend presque entièrement de l’opium. À l’instar des autres sources chez les trafiquants ou les forces afghanes d’application de la loi auxquelles j’ai parlé, il décrit un système où la police et les représentants du gouvernement local étaient un maillon de la chaîne. Des policiers allaient même jusqu’à transporter la drogue pour lui, notamment aux derniers points de passage les plus dangereux, où les forces frontalières iraniennes menaient une guerre acharnée contre les trafiquants de drogue. « On s’adressait à quelqu’un dans le gouvernement, et cette personne transportait la drogue jusqu’à la frontière, où une autre personne au service des trafiquants iraniens attendait », raconte Saleem. Pendant les cinq premières années, le risque était minime et les affaires marchaient bien. Mais l’embarras international grandissait face à la production d’opium afghan en plein essor. Les organismes chargés de l’application de la loi sur les stupéfiants comme la DEA ont commencé à développer leurs activités à Kaboul. En 2005, les Britanniques, qui devaient reprendre le contrôle de la province de Helmand dans le cadre d’une mission de développement de l’OTAN, ont insisté pour que le gouverneur choisi par H. Karzai, Sher Mohammad Akhundzada, soit limogé suite à la découverte de neuf tonnes d’opium et d’héroïne chez lui lors d’un de leur raid. (M. Akhundzada affirmait à l’époque avoir saisi la drogue aux trafiquants et qu’il s’apprêtait à la détruire.) Un affrontement était sur le point d’éclater entre la communauté anti-drogue, M. Karzai et le gouvernement afghan. C’était sans compter l’arrivée d’une troisième force : les généraux du Pentagone, qui refusaient que les préoccupations concernant le trafic de drogue viennent faire capoter le renforcement des troupes dans le pays.

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Ahmed Wali Karzai
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L’une des caractéristiques révélatrice du narco-État afghan – et des narco-États en général – est que le poulailler est souvent gardé par le renard. Un jour, un passeur de drogue a été arrêté en possession d’une lettre l’autorisant à circuler en toute sécurité, signée de la main du chef de la police anti-drogue, le lieutenant-général Mohammad Daud Daud. Un trafiquant d’héroïne condamné, Izzatullah Wasifi, a été nommé à la tête d’un organisme chargé de la lutte contre la corruption par M. Karzai. « Karzai nous manipulait », a écrit T. Schweich, haut fonctionnaire de l’organisme de lutte anti-drogue américain. Dans le sud du pays, où l’opium prolifère, le président Karzai pouvait également compter sur son demi-frère Ahmed Wali Karzai pour contrôler l’importante province de Kandahar. Wali, accusé pendant des années de jouer un rôle central dans le trafic de drogue du sud de l’Afghanistan (il a été assassiné en 2011), a clamé son innocence. Les responsables américains ont affirmé – du moins publiquement – qu’il n’y avait aucune preuve solide contre lui. Mais lorsque je me rends dans les provinces de Helmand et de Kandahar, mes sources américaines et afghanes, ainsi que des personnes impliquées dans le trafic de drogue, m’assurent que Wali était à la tête d’un système où des fonctionnaires corrompus étaient nommés à des postes clés en échange de paiements de protection. « C’est comme ça que le crime organisé fonctionne », explique un ancien fonctionnaire du département de la Justice américain qui connaît bien l’Afghanistan. « Je ne veux rien savoir tant que je reçois ma part. » « Les principaux postes de contrôle situés au sud de l’autoroute 1 étaient contrôlés par Ahmed Wali », me raconte un fonctionnaire de police afghan, à propos de la route qui relie les provinces du pays. « Imaginons que vingt partenaires s’associent pour acheter une tonne d’opium à Jalalabad. Ils ont tous des liens avec les chefs de la police et les gouverneurs de chaque district. Ils envoient un agent au poste de contrôle pour payer le commandant et lui dire quel camion laisser passer. »

Les voies du trafic

Même si le narco-État afghan devenait de plus en plus visible et puissant, le renforcement des troupes organisé par Barack Obama en 2010 a défini une nouvelle donne. L’arrivée de dizaines de milliers de soldats et de plusieurs milliards de dollars aurait pu être l’occasion rêvée pour régler le problème de l’opium. Mais c’est l’inverse qui s’est produit. L’ironie de ce renforcement : les forces armées se sont alliées avec les seigneurs de guerre, comme sous l’administration Bush et la doctrine du light footprint. Avant, c’était parce qu’il n’y avait pas assez de troupes. Désormais, il y en avait trop…

La DEA, le FBI et les départements de la Justice et du Trésor ne poursuivraient pas les alliés afghans haut placés impliqués dans le trafic de drogue.

Obama avait donné quatre ans à l’armée pour envoyer 100 000 soldats en Afghanistan puis organiser leur retrait, renverser les talibans et mettre sur pied une armée et une police afghanes pérennes. Au sol, les impératifs à court terme des commandants américains liés aux opérations de combat et à la logistique étaient systématiquement prioritaires par rapport aux préoccupations à long terme des conseillers concernant la corruption, la drogue et les violations des droits de l’homme. Des figures notoires comme Ahmed Wali étaient considérées comme trop essentielles à l’effort de guerre pour être tenues responsables ou remplacées. « La lutte contre la drogue n’était pas une priorité », déclare Jean-Luc Lemahieu, chef de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC) en Afghanistan de 2009 à 2013. « La priorité était de limiter les pertes, et si pour cela il fallait conclure des alliances peu orthodoxes avec des acteurs d’horizons divers, personne n’hésitait. » Selon les responsables américains, une sorte de marché informel a été conclu entre les différents organismes : la DEA, le FBI et les départements de la Justice et du Trésor ne poursuivraient pas les alliés afghans haut placés impliqués dans le trafic de drogue. Ils se concentreraient plutôt sur les trafiquants en lien avec les talibans. Les enquêtes et les poursuites devaient être laissées de côté pour l’instant. « Ces sont des agents de la DEA, ils veulent passer à l’action et arrêter des gens », explique l’ancien fonctionnaire du département de la Justice. « Les personnes qui ont reçu ce message l’ont bien pris. Il reste encore du temps, vous pouvez attendre. Les preuves ne vont pas disparaître. » En attendant, la DEA et le FBI ont essayé d’étudier le système afghan en créant plusieurs unités spécialisées au sein de la police anti-drogue rattachée au ministère de l’Intérieur. Les employés afghans étaient sélectionnés par leurs mentors américains. Ils étaient sous les ordres directs du remplaçant de Daud, le général Baz Mohammad Ahmadi, fin manipulateur politique surnommé « le caméléon en Teflon » pour sa capacité à sentir jusqu’où son équipe pouvait remonter dans la chaîne de commandement. « J’appelle ça le phénomène Icare : ils savent qu’ils peuvent voler très haut avant de se brûler les ailes », conclue l’ancien fonctionnaire du département de la Justice.

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Les soldats américains s’adressent aux paysans afghans
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Au départ, cela s’est traduit par des descentes chez des responsables de rang intermédiaire qui avaient énervé leur patron politique. Mais en 2013, M. Ahmadi et ses conseillers américains ont annoncé l’arrestation de Hajji Lal Jan, décrit comme l’un des plus grands trafiquants de drogue du sud du pays. Originaire de la province de Helmand, Lal Jan aurait versé de l’argent à des responsables afghans et à des commandants talibans alors qu’il transportait d’importants chargements d’opium hors du pays. « C’était un homme d’affaires respecté, proche de familles de renom en Afghanistan, mais il était aussi en contact avec les talibans et leur versait de grosses sommes d’argent », affirme un haut fonctionnaire du service anti-drogue de l’ouest. « Il y a beaucoup de gens comme Hajji Lal Jans, ici. » La notoriété de Lal Jan était telle qu’il a été sanctionné selon le Foreign Narcotics Kingpin Designation Act par Barack Obama en juin 2011. Il vivait pourtant en toute tranquillité dans la ville de Kandahar, sous la protection, dit-on, du frère d’Hamid Karzai. « La mort de Wali a permis de le faire tomber », explique le haut fonctionnaire. D’après des responsables américains et afghans ainsi que des documents de la Cour obtenus par le magazine Rolling Stone, plusieurs trafiquants de drogue auraient identifié Lal Jan comme leur patron à l’automne 2012. Le 26 décembre 2012, une unité commando de la police afghane a organisé un raid contre sa maison, mais Lal Jan a réussi à s’échapper. Pendant sa fuite, il aurait téléphoné au gouverneur de Kandahar, Tooryalai Wesa. « Wesa a dit qu’il appellerait Karzai pour savoir ce qui se passait, et lui a conseillé d’attendre », raconte un fonctionnaire afghan qui a participé à l’enquête. « L’équipe de surveillance a pu le localiser grâce à son téléphone et l’arrêter. » Lal Jan a été renvoyé par avion à Kaboul, où son sort a fait l’objet d’une lutte en coulisse. « Il a fallu discuter longuement avec Karzai pour le convaincre d’engager les poursuites », se rappelle le haut fonctionnaire du service anti-drogue de l’ouest. « Le gouverneur de Kandahar, Wesa, et de nombreux doyens ont plaidé l’affaire Lal Jan. » (Wesa déclare que l’affaire Lal Jan a été saisie par les tribunaux uniquement et refuse tout commentaire.)

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Éradication d’un champ par la police afghane
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Lal Jan a été amené à la Criminal Justice Task Force, unité financée par les États-Unis et la coalition, composée d’une équipe de l’accusation, de juges, d’un tribunal et d’une prison. Située dans une vaste zone fortifiée près de l’aéroport de Kaboul, l’unité est censée être isolée de toute pression politique et des menaces à la sécurité, mais l’influence de Lal Jan s’est tout de même fait sentir. D’après des personnes bien informées sur l’incident, un groupe d’hommes aurait réussi à s’introduire dans l’enceinte et menacé un procureur de le mettre en équilibre sur une échelle avec une pile de billets de 100 dollars équivalente à son poids. Le procureur les aurait fait jeter dehors. Les procureurs, qui doivent souvent faire face à des représailles de la part des puissants hommes qu’ils arrêtent, étaient ébranlés. « Je ne sais jamais si je vais rentrer chez moi vivant le soir », me confie l’un d’entre eux. Après le procès, Lal Jan a été condamné à vingt ans de prison pour trafic de stupéfiants. Son arrestation a été érigée en exemple de l’efficacité du programme américain de lutte contre la drogue et en preuve de la volonté du gouvernement afghan de contrôler le trafic de drogue. « Cette affaire a été présentée à la Maison Blanche lors de la visite de Karzai en janvier 2013 comme l’une des réalisations marquantes de l’effort de lutte contre la drogue », affirme l’ancien haut fonctionnaire du département de la Justice. Leur optimisme prématuré le fait sourire. « On se dit que s’il doit y avoir de la corruption, il y en aura immédiatement. Mais ils sont patients. » Ce qui est arrivé par la suite, toujours selon les dires de fonctionnaires afghans et américains, montre à quel point l’argent de la drogue a gangrené les plus hautes strates des pouvoirs exécutif et législatif du gouvernement afghan. Après un recours en appel à la Cour suprême, la peine de Lal Jan a été réduite à quinze ans. Suite à un ordre du Palais présidentiel, Lal Jan a été transféré à Kandahar, où un tribunal local a demandé sa libération en s’appuyant sur une clause de l’ancien Code criminel afghan qui prévoit une remise en liberté pour bonne conduite pour les peines inférieures à quinze ans. Lal Jan s’est aussitôt enfui au Pakistan. « Le président a délivré un mandat d’arrestation », raconte l’ancien fonctionnaire du département de la Justice. Il secoue la tête. « C’était assez cynique. »

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Des paysans en route pour la récolte
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Si l’on considère le gouvernement afghan comme un narco-État, on comprend mieux l’augmentation de la production d’opium malgré les milliards de dollars dépensés par les États-Unis dans leur effort de lutte contre la drogue et le renforcement des troupes. Un « État failli » – l’Afghanistan en 2001 – ne peut pas réellement prospérer dans le trafic de drogue. Les trafiquants n’ont aucune raison de payer un gouvernement inoffensif ou des forces de police inexistantes. En revanche, ce sont les travailleurs indépendants comme Saleem, le préparateur d’héroïne, qui prospèrent dans ce paradis libertaire. Mais comme le gouvernement renforce les capacités, les fonctionnaires peuvent commencer à exiger leur part. Ce n’est pas qu’un vaste complot se fomente au centre du gouvernement, mais plutôt qu’en l’absence de responsabilité et d’état de droit, les fonctionnaires commencent à s’orienter vers une puissante économie politique. Les grands barons de la drogue entretenant des liens avec le gouvernement reprennent les rennes du trafic de drogue. Les personnes qui ne payent pas ou qui se disputent avec des agents du gouvernement peuvent être arrêtés ou tués. Dans ce contexte, les programmes américains de lutte contre la drogue, qui ont coûté près de 8 milliards de dollars jusqu’à présent, et le projet de reconstruction de l’État afghan en général, expliquent en partie, paradoxalement, l’implication croissante du gouvernement dans le trafic de drogue. Même la nouvelle force aérienne afghane a fait l’objet d’une enquête par l’armée américaine pour trafic de drogue présumé. Dans de nombreuses régions, le renforcement des troupes américaines a eu pour effet de prendre les revenus de l’opium des mains des talibans et de les donner aux fonctionnaires du gouvernement. Par exemple, dans le district de Garmsir (province de Helmand), situé au niveau des principales voies du trafic de drogue reliant le reste de la province et Baramcha, une importante offensive des marines américains en 2011 a permis de repousser les talibans, et le gouvernement afghan a repris le contrôle du district. Résultat ? La police a commencé a prendre sa part sur les voies du trafic de drogue. « Comme dans la mafia, des familles se sont emparées du trafic de drogue, et quand quelqu’un de l’extérieur tente d’en faire partie, elles l’accueillent comme il se doit, pour montrer le succès de la lutte contre la drogue », m’explique un fonctionnaire du service anti-drogue de l’ouest qui a travaillé à Garmsir.

L’envers du décor

Les citoyens afghans ordinaires souffrent évidemment du fait que leur pays soit le plus gros producteur d’opium au monde. Le taux d’addiction à l’héroïne a plus que doublé au cours de ces dernières années alors qu’il avait toujours été bas. À Lashkar Gah, vous pouvez acheter une dose d’héroïne pour l’équivalent d’un dollar. D’après une estimation des Nations unies, près d’un million d’Afghans sont toxicomanes. Cela représente 8 % de la population, soit le double de la moyenne mondiale.

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Au pied du mur
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De son côté, le gouvernement américain a reconnu qu’il ne disposait d’aucune solution à court terme. « L’unité inter-organismes américaine est en train d’élaborer une nouvelle stratégie de lutte contre la drogue pour l’Afghanistan », affirme Jen Psaki, porte-parole du département d’État. « Il s’agit d’un effort à long terme qui pose les fondations d’une possible diminution de la récolte d’opium. » Mme Felbab-Brown, de la Brookings Institution, qui a étudié l’économie de l’opium en Afghanistan, explique qu’il faudra plusieurs décennies pour réduire la culture du pavot à opium, à moins de mettre en place des campagnes d’éradication draconiennes qui ne feraient qu’accroître la misère des populations rurales. « C’est physiquement impossible et moralement condamnable », dit-elle. « La sécurité humaine de larges segments de la population afghane dépend du pavot. » Sans compter que les économies illégales sont souvent pérennes. Au Myanmar, la culture de l’opium a été réduite dans le Triangle d’or (en partie grâce à la concurrence croissante de l’Afghanistan), mais la région est devenue depuis une plaque tournante de la production de méthamphétamine. La production et la consommation de meth, bien implantées en Iran et au Pakistan, arrivent en Afghanistan. « La crystal meth est la dernière chose dont ce pays a besoin », déplore un fonctionnaire du service anti-drogue de l’ouest.

Derrière chaque pilier institutionnel se cache l’argent de la drogue.

« L’économie illégale est plus dangereuse pour l’Afghanistan que les talibans », affirme Jean-Luc Lemahieu. Mais au final, l’opium est un problème mondial. Les fermiers afghans gagnent moins d’1 % de la valeur de l’économie de l’opium à l’échelle internationale. La consommation d’opiacés augmente dans le monde, surtout aux États-Unis. Près d’un demi-million d’Américains seraient dépendants à l’héroïne, et même si elle provient en grande partie du Mexique, on craint que l’opium afghan n’alimente la demande croissante. « Ce n’est pas encore très visible en Amérique », dit l’ancien fonctionnaire du département de la Justice. « Mais il ne faudra pas longtemps pour que les Mexicains soient en contact avec eux. Ces gens sont des entrepreneurs. » À l’instar des villes de production de charbon et de coton à la frontière américaine, la capitale de la province de Helmand, Lashkar Gah, repose entièrement sur la culture du pavot à opium. Aujourd’hui, les barons de l’opium qui ont fait fortune au cours de ces dernières décennies tentent de consolider leur place dans la société en investissant dans des projets plus légitimes tout en passant la main à des membres plus jeunes de leur famille pour gérer leurs activités liées au trafic de drogue. Derrière chaque pilier institutionnel se cache l’argent de la drogue. Deux récents projets de construction – une université et une usine de production d’huile de graine de coton – seraient en lien avec des barons de la drogue. Pendant mon séjour ici, j’ai eu l’impression que Helmand n’était pas tant une province avec un problème d’opium qu’un problème d’opium avec une province. « Cette année, ils voulaient éradiquer 10 000 hectares dans la province de Helmand », déclare le lieutenant-colonel Mohammad Abdali, chef de la police anti-drogue de la province. « Vous savez combien on en a éradiqué ? 697. C’est une blague. »

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Pour mon dernier jour dans la province, je décide de me rendre dans le désert (dasht en dari) qui s’étend des zones fertiles de la province jusqu’au Pakistan et en Iran. En volant au-dessus de ces zones, vous pouvez voir d’immenses bandes de terre autrefois arides et désormais recouvertes de champs de pavot verts. Aujourd’hui, elles sont contrôlées et taxées par les talibans, qui n’hésitent plus à affronter l’armée afghane depuis le départ des Marines américains.

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L’auteur, à gauche, dans un champ de pavot en avril 2014
Crédits : Matthieu Aikins

Escortés par la police, nous quittons la ville de Gereshk et roulons jusqu’aux champs de pavot et aux maisons qui ont poussé ces dernières années. Au loin, vers le nord, les montagnes se dessinent dans la brume ; un terrain accidenté remonte vers les lointains districts contrôlés par les talibans depuis ces dernières décennies. Si le gouvernement afghan commence à perdre le contrôle, Helmand sera l’une des premières provinces à tomber. « C’est la région des talibans, ils peuvent cultiver autant de pavot à opium qu’ils le souhaitent », déclare un jeune lieutenant aux cheveux blond-roux du nom de Lalai, qui nous salue au loin. Un vieux fermier émerge de la maison la plus proche. Il marche en tenant la main d’un petit garçon, comme si la présence de l’enfant pouvait apaiser les étrangers armés qui se trouvent dans son champ. Son visage allongé et sa peau tannée par le soleil contrastent avec sa barbe blanche. Il me faut une minute pour m’apercevoir qu’il lui manque un œil. Pourquoi est-il venu travailler dans le désert ? Ils étaient pauvres et n’avaient pas de terres avant, me confie-t-il. Il a emprunté quelques milliers de dollars à une personnalité locale, le propriétaire de la station essence située plus bas, pour acheter du carburant et de l’engrais. Mais il m’explique qu’il aura bien de la chance s’il atteint le seuil de rentabilité et rembourse son emprunt. Sa voix laisse transparaître un indicible appel à l’aide, mais nous ne sommes pas venus détruire sa récolte. « Je ne cultiverai sûrement pas de pavot l’année prochaine », affirme le vieil homme, nous dévisageant avec inquiétude. « J’ai bien retenu la leçon. » Le pauvre fermier et le junkie désespéré sont reliés par une chaîne complexe de criminels, d’hommes politiques et de combattants de la drogue, produit d’un monde plein de toxicomanes où la drogue est illégale. Et avec toute la corruption et la cupidité engendrées par le narco-État afghan, il est difficile d’imaginer le pays autrement.


Traduit de l’anglais par Laura Orsal d’après l’article « Afghanistan : The Making of a Narco State », paru dans Rolling Stone. Couverture : Les champs de pavot de la province de Helmand, par Mark Stroud.