Via Epomeo

Comme tous les vendredis midi, la via Epomeo, artère commerçante du quartier napolitain Soccavo, grouille de monde le 27 janvier 2017. Parmi la foule, deux hommes casqués sur un scooter au ralenti. Et Renato Di Giovanni, 21 ans, ancien espoir du football italien. De ses années d’intense pratique sportive, il a gardé un corps à la fois musclé et élancé. Quant à son visage mat, il présente encore des rondeurs enfantines. Di Giovanni fraye néanmoins avec l’organisation criminelle qui gangrène la région de Naples, la très célèbre Camorra. Dépeinte dans nombre de livres et de films, ainsi que dans la série télévisée Gomorra, cette organisation criminelle serait née dans les maisons de jeu de Naples au milieu du XVIIIe siècle. Elle aurait commencé à se structurer dès le début du XIXe. Son nom pourrait être une association des mots capo – « chef » – et morra.

La morra est un jeu typique de Naples, dans lequel au moins deux personnes se montrent simultanément un certain nombre de doigts, tout en annonçant la somme présumée des doigts dressés. « Rien n’est certain à propos des origines et du nom de la Camorra, il existe plusieurs versions de l’histoire mais l’une n’est pas meilleure que l’autre », souligne le journaliste italien Simone Di Meo, spécialiste de la mafia napolitaine. « Ce dont nous sommes sûrs, c’est que ce genre d’organisations criminelles étaient des systèmes féodaux du monde rural avant de se développer dans les villes. » La Camorra a prospéré grâce aux trafics de cigarettes, de contrefaçons, de drogues et d’armes, à la prostitution et au racket, mais aussi, voire surtout, grâce à ses activités illégales dans des secteurs comme l’immobilier, le textile, le transport, le tourisme et la gestion des déchets. Elle est en outre connue pour avoir détourné des subventions publiques. D’après Simone Di Meo, son chiffre d’affaires représente environ 50 milliards d’euros par an. La Camorra compterait à peu près 10 000 membres, qui s’organisent autour d’une centaine de familles. Elle n’est pas structurée de manière verticale, comme la mafia sicilienne, la Cosa Nostra, mais de manière horizontale, ce qui rend son démantèlement particulièrement compliqué. Certains clans, comme celui de Paolo Di Lauro, ou encore celui des Casalesi, sont plus connus que d’autres. Tous se disputent la suprématie par un jeu subtil d’alliances et de rivalités. Leur lutte ensanglante régulièrement les rues de Naples, qui est encore considérée comme une des villes les plus dangereuses d’Italie. « Elle est accro au crime, au sang, aux armes », résume Simone Di Meo. Alors que l’ancien footballeur Renato Di Giovanni s’apprête à traverser la chaussée à l’angle de la via Epomeo et de la via Montevergine à Soccavo, l’un des hommes qui chevauchent le scooter sort un pistolet et tire plusieurs fois. Di Giovanni s’effondre ; le scooter accélère et disparaît. La foule effrayée se disperse, puis se ressoude autour de la victime. Le corps criblé de balles, Di Giovanni meurt sous le regard de badauds qui pour certains portent le bleu azur du célèbre club SSC Naples. À quelques centaines de mètres du centre sportif Campo Paradiso, où l’équipe s’entraînait du temps de l’Argentin Diego Maradona. Une équipe qui aurait pu être la sienne.

L’équipe du SSC Naples à l’époque de Maradona (en haut, à droite)

La Primavera

Renato Di Giovanni est né à Bagnoli, quartier populaire de l’ouest de Naples. Enfant puis adolescent, il était l’un de ces gamins qui cavalent dans les rues de la ville, toujours un ballon entre les pieds. Pour eux, les footballeurs du SSC Naples sont des dieux. Le stade San Paolo est donc leur Mont Olympe. Comme tous les fervents supporters du club, Renato Di Giovanni fréquentait assidûment ce stade. Selon la presse italienne, il était même le filleul d’Alberto Mattera, figure notoire des « ultras » du SSC Naples. Réputés violents, ces groupes de supporters sont souvent liés à la Camorra, notamment via le totonero, la pratique illégale de paris sportifs. Mais c’est l’ensemble du football napolitain qui entretient des relations troubles, et parfois houleuses, avec l’organisation criminelle.

Salvatore Lo Russo en 2007

Diego Maradona lui-même avait sympathisé avec un chef de clan du quartier de Miano, Salvatore Lo Russo. C’est d’ailleurs Lo Russo qui, en 2011, a révélé la surprenante destinée du Ballon d’or de meilleur joueur de la Coupe du monde 1986 : dérobé au domicile de Maradona en 1989, le trophée a été fondu en lingots d’or par la Camorra. Le club formateur Damiano Promotion est le premier à repérer le talent de Renato Di Giovanni. Le garçon y apprend à soigner son jeu de jambes et réussit à se distinguer par un joli pied gauche. Il est alors repéré par le SSC Naples et il intègre son équipe de jeunes, la Primavera. Sur le terrain, Di Giovanni occupe le poste de milieu offensif. Son rêve de football professionnel et de gloire semble en passe de se réaliser. Hélas, Renato Di Giovanni a peu l’occasion de briller au sein de la Primavera. En février 2014, il est retenu pour participer au tournoi de Viareggio, où s’affrontent les meilleurs centres de formation du football mondial. Il reste néanmoins sur le banc de touche. Sauf pour le dernier match. Mais la partie n’a que peu d’importance ; la Primavera a déjà été éliminée. Et il pleut à torrents. Aucun recruteur ne prête attention au joueur qui marque un but contre une équipe australienne. Cette année-là, ce sont les jeunes de l’AC Milan qui remportent le tournoi. À la fin de la saison, Renato Di Giovanni est transféré à l’Unione Sportiva Arzanese, club de football de la ville d’Arzano, dans l’arrière-pays de Naples. Son rêve n’est pas encore totalement hors de portée, mais il s’éloigne, en même temps que le garçon dégringole dans la hiérarchie du football italien – de la Série A avec le SSC Naples, à la Série D avec l’Unione Sportiva Arzanese. 

Renato Di Giovanni en action
Crédits : Facebook

Regolamento di conti

D’après le journaliste Simone Di Meo, Renato Di Giovanni prenait de la cocaïne – la  drogue qui a causé la chute de la plus grande star du SSC Naples. En mars 1991, Diego Maradona est contrôlé positif à la cocaïne, que lui fournissait notamment le camorriste Salvatore Lo Russo. Face à l’ampleur du scandale, Maradona fuit son club et l’Italie, avant d’être suspendu 15 mois par la Fédération internationale de football. Il essaye ensuite de relancer sa carrière au FC Séville. Mais lors de la Coupe du monde de football de 1994, un nouveau contrôle positif à la cocaïne le fait tomber encore plus bas. L’addiction à la poudre blanche et « de mauvaises fréquentations » ont progressivement raison du talent de Renato Di Giovanni.

Maradona a quitté Naples pour une histoire de coke

En décembre 2014, il renonce définitivement au football. Il se rapproche alors du clan Puccinelli, importante organisation de la Camorra spécialisée dans le trafic de drogues et basée à Soccavo. L’ancien espoir du football italien devient un petit dealer. Il vend des petits sachets de coke et de cannabis dans les rues de Rione Traiano, un quartier de Soccavo. « C’est l’un des plus gros marchés de la drogue à Naples, un terrain de chasse courant pour les petits dealers de la ville », explique Simone Di Meo. Voilà pourquoi tous les regards se tournent vers les rivaux du clan Puccinelli quand Renato Di Giovanni est abattu en plein jour par des hommes casqués. « Nous ne sommes pas certains qu’il ait été tué par un clan rival », précise néanmoins Simone Di Meo. « Il a très bien pu être tué par sa propre organisation. C’est très courant à Naples, c’est ce qu’on appelle un “regolamento di conti”, un règlement de compte. C’est ce qui arrive lorsque la victime a manqué de respect à un parrain, ou encore volé de la drogue au clan. Il y a beaucoup de spéculations sur les causes de l’assassinat de Di Giovanni parce que c’était un ancien joueur de football et qu’il aurait pu devenir un champion. Autrement, seuls les journaux locaux se seraient intéressés à son histoire. » La malheureuse trajectoire du jeune homme a profondément ému les Napolitains, à commencer par les footballeurs. Lorenzo Insigne, actuel attaquant vedette du SSC Naples, a tenu à lui rendre hommage sur les réseaux sociaux. « Renato Di Giovanni, depuis quelques temps, avait renoncé aux terrains de football et s’était rapproché du milieu dangereux de la drogue », a-t-il écrit sur Facebook. « Son assassinat, selon les enquêteurs, a été commandité par la mafia. RIP, petit champion. »

Renato Di Giovanni
Crédits : Di Giovanni / Facebook


Couverture : Renato Di Giovanni et son maillot du SSC Naples.