La scène

Dans le hall de Corus Quay, le long d’un mur végétal, un parterre d’étudiants attend impatiemment, assis sur une pelouse artificielle. Derrière eux, par les murs transparents de ce grand bloc de vitres, on peut voir les quais de Toronto, au bord du lac Ontario. À droite d’un toboggan en spirale blanc, Nadeem Nathoo monte soudain sur scène, déclenchant une salve d’applaudissements. En ce mois de mai 2018, le directeur du TKSummit souhaite la bienvenue à « des gens de Google, Microsoft, la NASA, Instagram, Facebook, Tesla, ou encore Oculus. Nous avons de la chance car cela n’arrive nulle part ailleurs dans le monde ». Les yeux des adolescents brillent. Après lui, ce sera leur tour de prendre le micro.

Ananya contrôle un robot par la pensée
Crédits : Ananya Chadha

Malgré leur jeunesse, les élèves de la Knowledge Society parlent savamment d’intelligence artificielle, de voitures sans conducteur, de réalité virtuelle, d’édition génétique, de cryptomonnaies ou d’exploration spatiale. À 14 ans, Sabarish Gnanamoorthy est non seulement le plus jeune développeur de casques HoloLens soutenu par Microsoft, mais il figure aussi parmi les dix acteurs de la réalité virtuelle à suivre selon le site VeeR. Un autre élève, Andrew Been, prétend avoir construit un modèle réduit de réacteur nucléaire dans son garage. Il n’a que 12 ans. Leur aîné, Tommy Moffat, 17 ans, se passionne pour les calculateurs quantiques.

Certains, comme Ananya Chadha, ont encore un appareil dentaire. Pour commencer sa présentation, déjà rompue à l’art du storytelling, la jeune fille raconte une anecdote de sa prime jeunesse. « Je me souviens que quand j’avais neuf ans, j’ai vu le film Mathilda. Ça parle d’une petite fille super intelligente qui peut contrôler des objets à l’aide de son cerveau. » Dès la projection terminée, la Canadienne a essayé de déplacer un stylo sans le toucher pendant 20 minutes. Rien n’a bougé. Il lui a fallu attendre l’âge de 16 ans pour réaliser le tour.

« Prochaine diapo », demande-t-elle, sur quoi on lui apporte une télécommande. Ça, elle ne sait pas encore le maîtriser par la pensée. En revanche, la vidéo projetée à l’écran la montre en pleine séance de magie. Reliée à un ordinateur par des câbles, des électrodes fixées sur son crâne, elle fait avancer une petite voiture téléguidée sans bouger. La salle applaudit. Une fois descendue de scène, parée pour un entretien individuel, la jeune femme brune de Toronto s’épanche sur d’autres prouesses. Elle a aussi utilisé l’outil d’édition génomique CRISPR-Cas9 pour traiter des maladies chez les souris, et a étudié la blockchain ainsi que la réalité augmentée. Elle est capable d’expliquer simplement ces différentes technologies. Pourtant, relativise Navid Nathoo, « elle avait peur de parler aux gens » il n’y a pas si longtemps. C’est sa rencontre avec lui, au sein de la Knowledge Society, qui l’a transformée.

Crédits : Ananya Chadha

Fondée en mai 2016 par Navid Nathoo et son frère, Nadeem, cette école qui n’ouvre que le week-end « forme des jeunes gens de 13 à 17 ans à devenir leur être optimal », explique Navid. Venus de l’univers des start-ups et de la finance, ils ont eu l’idée d’appliquer leurs schémas à l’enseignement. Ainsi, la Knowledge Society est un incubateur de personnes plutôt que d’entreprises, une pépinière de jeunes talents plutôt que de jeunes pousses. « Au lieu d’essayer de lancer des sociétés qui vaudront des milliards de dollars, elle tente de former les gens qui créeront ces sociétés », résume Ananya Chadha. « Ils veulent refondre le système éducatif. Ça a changé ma vie. »

Ravi de ce satisfecit, Navid Nathoo considère néanmoins qu’il reste beaucoup à faire. Il voit plus grand. Avec l’argent récolté par la vente de sa start-up, Airpost, au géant de l’informatique Box, en 2015, il ne souhaite pas simplement aider des adolescents à développer leur potentiel. L’objectif est surtout – vaste programme –, de « résoudre les problèmes les plus importants au monde ». Pour cela, le vingtenaire a besoin de lever un bataillon de super-entrepreneurs sur le modèle de Steve Jobs ou Elon Musk, dont le succès s’est selon lui construit « en dépit du système éducatif ». Navid et son frère sont convaincus qu’un pas de côté mène aux meilleures idées. Et ils ont des raisons de le croire.

Exil

Tout le monde n’aime pas la Knowledge Society autant qu’Ananya Chadha. Certaines écoles apprécient son travail. Mais pour nombre de professeurs, le cursus classique prime sur ces cours facultatifs, qui ne sont pas reconnus par le ministère de l’Éducation canadien. Pire, des établissements n’hésitent pas à sanctionner leurs élèves s’ils sont absents à cause d’une activité en lien avec cette deuxième école, comme à l’occasion d’une conférence donnée au Web Summit. D’après Navid Nathoo, il y a une véritable inertie dans l’enseignement moderne, tandis que l’univers des start-ups est en perpétuelle ébullition. Les diplômés d’aujourd’hui savent pondérer le risque, moins optimiser le succès, juge-t-il : « Avec mon frère, nous cherchons toujours le meilleur scénario, pas à éviter le pire. Ça vient de nos parents. »

Nadeem et Navid Nathoo
Crédits : TKS

Ces derniers ont grandi dans des pays africains limitrophes, sans jamais s’y croiser. Tous deux ont été contraints à l’exil. Originaire d’Ouganda, la mère de Navid et Nadeem a dû fuir le régime fou d’Amin Dada. Par chance, elle suivait les préceptes de l’ismaélisme, un courant de l’islam chiite dont les membres étaient aidés par la riche famille Agha Khan. Sans cela, elle n’aurait jamais pris d’avion pour Vancouver. Le maire actuel de la ville de Calgary, Naheed Nenshi, a aussi bénéficié de ce soutien. Lui était originaire de Tanzanie, comme le père de Navid. Mais ce dernier a emprunté un chemin plus sinueux. Dépossédé de ses terres par une nationalisation, il a atterri en Angleterre avant d’avoir 15 ans. Privé de lycée, l’adolescent travaillait comme contrôleur aérien la nuit et vendait du pain le jour. Il fallait au moins ça pour aider deux sœurs et autant de frères.

Après avoir racheté la boulangerie où il travaillait, le père Nathoo décide de lancer son entreprise au Canada, où il rencontre sa femme. Elle aussi a dû mettre un terme à ses études prématurément, à l’université, pour aider ses proches. « Ils n’ont pas de diplômes mais sont très intelligents », observe Navid. « Ils m’ont transmis leur ténacité, leur persévérance, cet état d’esprit peu conventionnel. Ils ont eu du succès en dépit des conventions. C’est aussi le cas d’Elon Musk et Steve Jobs. » Afin d’éviter les sentiers battus et de suivre les préceptes altruistes des Agha Khan, le jeune homme quitte Calgary aussi souvent que possible. Son frère et lui se rendent au Bangladesh pour aider à la mise en place de micro-crédits, puis au Tadjikistan, afin de développer l’éducation dans les régions montagneuses situées dans le nord du pays.

Voilà pour les excentricités. Car à côté de ces expériences hors du commun, les deux frères étudient le commerce. « Il est difficile d’avoir un impact sans comprendre les chiffres », justifie Navid. Ça tombe bien, ils n’ont guère de secret pour lui. Pendant que Nadeem entre dans la grand cabinet de conseil McKinsey, Navid fait de son entreprise, Airpost, un spécialiste reconnu de la sécurisation des données hébergées sur le cloud pour les professionnels. À son rachat par Box, l’homme d’alors 25 ans devient responsable d’une équipe composée d’anciens étudiants de Stanford, Berkeley, Harvard, du MIT et d’autres grandes universités. Mais comme l’expérience de ses parents le lui a appris, « un diplôme ne garantit pas le succès et ne définit pas l’intellect ».

Dopamine

Le Bangladesh a vu passer Ananya Chadha avant Navid Nathoo. Elle arrivait alors du Bahreïn et s’apprêtait à continuer un long périple, faisant étape à Madagascar, au Vietnam et à Dubaï pour finalement arriver au Canada à l’âge de trois ans. Elle avait alors déjà vu beaucoup de choses, au gré des déplacements de ses parents. Son père participait à la mise en place d’usines de vêtements dans différents pays. Et parce qu’elle travaillait pour une multinationale dotée de bureaux partout dans le monde, sa mère était elle aussi très mobile. Pourtant, la famille serait arrivée sans grandes ressources à Toronto. « Nous n’étions pas riches, mais mes parents m’ont porté beaucoup d’attention », raconte Ananya. « Eux-mêmes en avaient reçu dans leur enfance. »

Démonstration à la TV

Pour faire plaisir à leur fille unique, nouvelle venue à Toronto, les parents d’Ananya Chadha l’inscrivent à diverses activités. Elle s’essaye à la gymnastique, au skateboard, au ski, au chant, à la danse, aux échecs, aux maths ou encore à la natation. Dès que l’ennui la guette, la jeune Indienne est libre de s’arrêter, et elle ne s’en prive pas. Finalement, les sciences restent toujours dans le paysage. « Je n’ai jamais été exceptionnelle en sport », explique-t-elle. « Je n’étais pas mauvaise mais pas extraordinaire. En revanche, au CE1, j’étais capable de faire de longues divisions alors que mes camarades en étaient encore aux additions. » Ananya trouve là un moyen de se faire remarquer. Elle confie même avoir reçu « un afflux de dopamine » dû à la reconnaissance de sa qualité.

À 12 ans, la spécialiste des maths rejoint une colonie de vacances consacrée aux sciences à Toronto. Elle est complètement fascinée par les maquettes et autres réalisations qu’on lui demande de faire. Son intérêt pour les cours d’aéronautique est tout aussi aigu. Le simple fait de devoir trouver la forme optimale à donner à un avion en papier la réjouit. « J’ai toujours aimé faire des choses, les partager et avoir de la reconnaissance. OK, c’est un peu égoïste, mais bon j’imagine que c’est comme ça que fonctionne mon cerveau », sourit-elle. Souhaitant rejoindre une autre classe enseignant la théorie du vol, à 14 ans, elle en parle à son père. « Il m’a demandé s’ils me donneraient des cours de vol à proprement parler et je lui ai répondu que non. Le jour-même, nous étions à l’aéroport pour m’inscrire à un véritable cours de vol. Avec ma licence de pilote en poche à 14 ans, je me suis dit que je pouvais faire ce que je voulais. »

Alors qu’elle est en quatrième, Ananya Chadha participe à un concours scientifique. Au déjeuner, elle discute avec une neuroscientifique spécialisée dans l’étude des neuro-transmetteurs, thème qu’Ananya avait « un peu étudié ». L’enseignante lui propose alors de venir à son laboratoire. Au retour de sa première visite, l’adolescente « saute littéralement de joie » – elle y décroche un stage et la secondera dans ses recherches. Elle est sur de bons rails pour entrer à la Knowledge Society, au moment de sa création, en 2016, avec encore une fois une joie non dissimulée. « À chaque cours, une fois par semaine, on nous présente une nouvelle technologie », décrit-elle. « Si quelque chose nous plaît, on est encouragés à l’approfondir seuls. »

La deuxième partie du programme est consacrée au développement humain, pour se comprendre soi-même, et une troisième à la compréhension du monde. Ananya Chadha change. Elle se détache d’anciens amis qui ont fini par la trouver « bizarre » et passe davantage de temps avec ses camarades de la Knowledge Society. « Je me sens beaucoup plus intégrée qu’avant », assure-t-elle. « Nous avons beaucoup de choses en commun, comme notre ambition ou notre goût de l’apprentissage. » La confiance suit peu à peu.

À la fin d’un événement avec l’école, tandis qu’elle est prête à partir, Navid Nathoo l’interpelle : « Tu vas où ? Tu n’as parlé à personne. » Devant son étudiante devenue de marbre, le fondateur du projet pointe cinq participants au hasard et lui intime d’aller les voir pour se présenter. Depuis, Ananya Chadha n’a plus peur de parler. Elle confie même volontiers les « choses stupides » qu’elle a coutume de faire. « Je fais beaucoup de choses pour me sentir unique », avoue-t-elle. « Je n’ai jamais bu de soda, ni de café, je n’ai jamais mâché de chewing-gum, je mange sans sauce, et sans épice. Je veux me sentir différente. » Comme si le pas de côté était indispensable.

Elle vient en paix
Crédits : Ananya Chadha

Justement, Navid Nathoo ne reste pas en place. Développée en Amérique du Nord pour des raisons pratiques, la Knowledge Society sera exportée en 2019, promet-il. « J’étais à Dubaï la semaine dernière et je pense que beaucoup de choses intéressantes se passent là-bas », cite-t-il en exemple. « Je préfère me concentrer sur les villes où l’on parle anglais car il est plus facile d’adapter les programmes mais je reste très ouvert. » Ses étudiants les plus âgés sont déjà en stage chez des partenaires tels que Google, Microsoft, Airbnb ou Facebook. Ainsi, « nous n’avons plus seulement à croiser les doigts en attendant le prochain Elon Musk », assure-t-il. À supposer qu’Elon Musk aurait aimé la formation. 


Couverture : The Knowledge Society. (TKS)