L’Éden

Propulsées par des moteurs hors-bord, nos embarcations profilées à coque d’aluminium filent sur une étendue d’eau agitée, si vaste qu’on se croirait en pleine mer. Malgré les éclaboussures d’eau salée qui m’ont trempé jusqu’à l’os, une seule chose me préoccupe à cet instant : nous approchons de la frontière entre l’Irak et l’Iran. Je ne voudrais pas être arrêté et soupçonné d’être un espion anglais. Quelques instants plus tard, le salut émerge de l’horizon poussiéreux. C’est d’abord une simple ligne, longue et noire entre le ciel et l’eau. Un lit de roseaux. Bientôt, nous nous aventurons au cœur d’étroits canaux bordés par cette forêt impénétrable de roseaux, qui dressent leurs tiges brunes et leurs feuilles d’un vert lugubre à près de six mètres de hauteur.

La façon dont Taresh Jasim trouve son chemin dans ce labyrinthe aquatique est un mystère. Le vieux batelier irakien au visage parcheminé et édenté sourit tranquillement. Nous finissons par atteindre une plateforme faite de boue et de roseaux et nous débarquons. Jasim et son ami, Kadim Jabbar, tous deux vêtus de longues dishdashas grises, la tête enveloppée dans un keffieh, coupent des paquets de roseaux pour faire du feu. Ils font rôtir de grosses carpes et du pain plat, puis étalent concombres, oignons, citrons et tomates sur un tapis. Quand le poisson est prêt, nous nous asseyons en tailleur et mangeons avec les doigts, pendant que Jabbar fredonne une chanson traditionnelle irakienne. Je suis ici sur les traces de Wilfred Thesiger, l’explorateur britannique qui vécut sept ans dans les marais du sud de l’Irak, dans les années 1950. On dit qu’ils furent jadis le décor du jardin d’Éden et du Déluge de la Bible. Que reste-t-il aujourd’hui des 10 000 kilomètres carrés de terres marécageuses de la Mésopotamie, alimentées par le Tigre et l’Euphrate ? C’est ici que les Sumériens de l’Antiquité développèrent l’écriture et l’agriculture. Le berceau de la civilisation. Et qu’est-il advenu des Arabes des marais, les descendants des Sumériens, qui vivent depuis cinq millénaires de la pêche, de l’élevage des buffles d’eau et de la culture du riz ?

479708_1-large_trans++ZgEkZX3M936N5BQK4Va8RWtT0gK_6EfZT336f62EI5U

L’intérieur d’une mudhif en construction
Crédits : Bridgeman Art Library

Lorsque Thesiger vivait ici, il était accueilli dans des mudhifs, de grandes maisons en forme d’arches faites intégralement de roseaux. Elles étaient la demeure des chefs tribaux des marais. L’explorateur voguait sur les marécages à bord de taradas, les élégantes embarcations de bois à longue proue de ces cheikhs. Il chassait la sauvagine et le sanglier sauvage, et observaient les Arabes des marais se marier et faire leurs deuils, danser et chanter, chasser et se quereller. Réputés pour leur méfiance et leur nature indomptable, les Arabes des marais l’acceptèrent parmi eux car il savait pratiquer des circoncisions – plus de 6 000 au total. De cette façon, il épargna à leurs fils d’effroyables infections et mutilations provoquées par des circonciseurs itinérants, qui tapissaient les plaies avec les prépuces séchés et réduits en poudre de leurs précédentes victimes. Il fit cadeau au naturaliste Gavin Maxwell, qui fut brièvement son compagnon de voyage, d’un bébé loutre que Maxwell nomma Mijbil. Il le ramena chez lui en Écosse et fut immortalisé dans un film intitulé Ring of Bright Water, en 1969. Thesiger consigna ses observations dans Les Arabes des marais, paru en 1964. « Leur mode de vie, encore peu affecté par le monde extérieur, est unique et les marais eux-mêmes sont magnifiques. Ici, Dieu merci, on ne trouve pas les signes de cette triste modernité qui, parée de fripes européennes, se répand comme un fléau dans le reste de l’Irak. » Non sans lyrisme, il disait des marais qu’ils étaient « un monde complet en soi » et qu’ils avaient « la tranquillité d’un monde qui n’a jamais connu un moteur ».

479730-large_trans++ZgEkZX3M936N5BQK4Va8RWtT0gK_6EfZT336f62EI5U

Des pêcheurs des marais, en 1958
Crédits : Bridgeman Art Library

Éco-cide

À l’endroit du pique-nique, les marais semblent avoir franchi glorieusement l’épreuve du temps. Dans toutes les directions, des bandes d’eau et de roseaux s’étirent dans le lointain. Mais Thesiger aurait immédiatement remarqué que certaines choses manquent au tableau. Nulle part on aperçoit le moindre village de huttes de roseaux, bâtis sur des îles flottantes faites par l’homme. Il n’y a pas âme qui vive. Pas de gens, pas de bateaux, pas de buffles. Il reste à peine quelques canards et quelques oies, dont Thesiger disait qu’ils « assombrissaient l’eau sur plusieurs hectares » par leur nombre. Même les carpes que nous dévorons n’ont pas été pêchées ici. Elles viennent d’une ferme piscicole. À l’horizon, les flammes caractéristiques d’un champ de pétrole s’élèvent vers le ciel. Dans les années 1950, l’explorateur craignait que la découverte du pétrole dans le sud de l’Irak ne détruise les marais en attirant ses habitants dans les grandes villes du pays, qui connaissaient un essor soudain. Il avait tort à ce propos, mais il avait pressenti la menace d’une destruction imminente qui pesait sur les marais. Le coup d’État militaire qui détrôna le roi Fayçal II en 1958 coupa court à ses visites dans la région.

Use_girl_and_marshes-xlarge_trans++q2XRNbYC2V8pxATZwNQOSNVviH-J06DhW-spvSCL6EY

Un enfant récolte les roseaux
Crédits : Martin Fletcher

Le coup d’État fut suivi une décennie plus tard par la révolution baasiste, qui permit à Saddam Hussein d’accéder au pouvoir. Les marais devinrent un refuge pour les opposants de Saddam, pour les déserteurs de sa guerre contre l’Iran dans les années 1980, ainsi que pour les milliers de chiites qui se sont dressés contre lui après la guerre du Golfe en 1991. Saddam répondit avec une brutalité sans pareille. Il entrepris de détruire les marécages, en mettant à exécution un plan élaboré par les Britanniques dans les années 1950 qui visait à les convertir en terres agricoles. Il construisit des barrages et des digues pour retenir l’eau qui les alimentait, et il creusa de grands canaux – la rivière Prospérité, le canal de la Mère de toutes les batailles et le chenal de la Loyauté au Chef suprême – pour les drainer. Il déploya également troupes, artillerie et hélicoptères de combat pour raser les villages, mettre le feu aux lits de roseaux et empoisonner l’eau. Plus de 500 000 Arabes des marais trouvèrent refuge dans des camps en Iran, ou dans les bidonvilles des cités irakiennes. Moins d’un dixième des marais survécurent à ce que les Nations unies décrivent comme un des plus grands désastres environnementaux de l’histoire.

« Les marais sont en train de mourir », assure notre guide.

En 2003, Saddam fut lui-même destitué au cours de l’invasion de l’Irak menée par les Américains. À l’aide de dynamite ou à mains nues, les Arabes des marais démolirent ses barrages et ses digues. Les eaux se déversèrent à nouveau sur leurs terres asséchées, recouvertes d’une épaisse croûte de sel. Lorsque j’ai visité la région pour la première fois en 2008, près de la moitié des marais initiaux étaient de nouveau engloutis. Les gens avaient espoir que l’ « éco-cide » de Saddam puisse être inversé. Malheureusement, leur optimisme a été de courte durée. La prolifération des barrages sur l’Euphrate et le Tigre – sans compter l’indifférence du gouvernement irakien – ont condamné les marais une fois de plus. À présent, ils sont en phase terminale. Les marais d’Hawizeh, où nous avons pique-niqué, représentent la plus grande zone marécageuse de la région. Mais son volume était dû à des pluies inhabituellement fortes et ils seront asséchés pour une bonne part au sortir de l’été. Ailleurs, les marais méritent à peine qu’on les appelle ainsi. Des kilomètres de friche stérile où surgissent par endroits les vestiges de ce qu’ils étaient autrefois : des tourbières, des bassins fétides, des canaux d’eau stagnante trop salée pour abriter la vie… Depuis le sommet d’un des vieux barrages en terre de Saddam, nous contemplons une grande plaine alluviale qui fut jadis un vaste marais. À présent, un désert aride a remplacé la mer d’Aral. La rivière Prospérité, autrefois large d’une centaine de mètres, n’est plus qu’un chenal étroit. Les anciennes zones marécageuses ne peuvent même plus servir à l’agriculture.

DSCF5199-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

La pêche est aujourd’hui réduite à peau de chagrin
Crédits : Martin Fletcher

Un représentant du gouvernement irakien m’a assuré que 40 % des marais étaient revenus, mais ce chiffre est bien loin de la réalité. Une étude publiée par des scientifiques canadiens en 2010 a prouvé que les trois marais principaux – le marais central, le marais d’Hawizeh et le marais al-Hammar – sont aujourd’hui divisés en dix marais plus petits, constituée d’une eau de mauvaise qualité. Six ans plus tard, les choses n’ont fait qu’empirer.

Survivants

« Les marais sont en train de mourir », soupire notre guide. Le Dr Ali Muthanna est le directeur régional de la fondation AMAR, qui dispense des soins et des cours aux Arabes des marais déplacés. « Les marais ont pratiquement disparu », renchérit la baronne Nicholson de Winterbourne, l’ancienne députée européenne qui a fondé AMAR après la première de ses nombreuses visites dans la région, en 1991. L’ambassadeur de l’Irak aux Nations unies niait à l’époque que Saddam était en train de drainer les marais. Elle a donc convaincu des militaires iraniens de l’escorter au-delà de la frontière, armée d’une Kalachnikov et vêtue comme une Arabe des marais, pour en avoir le cœur net.

DSCF4983-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

Les habitants des marais tentent de préserver leur mode de vie traditionnel
Crédits : Martin Fletcher

Dans ce qu’il reste des marais, on trouve peu de signes de la vie sauvage abondante et des millions d’oiseaux migrateurs qu’ils accueillaient autrefois. Il subsiste à peine quelques traces des anciens modes de vie qu’ils alimentaient autrefois. Par exemple, les marais assuraient 60 % de la production piscicole irakienne à l’époque. À présent, on n’y trouve presque plus de poissons.

~

Un après-midi aux abords de la ville d’Al-Mijar, Hilu Mohammed Sabah, pieds nus et vêtu d’un vieux short du Chelsea FC, fait le tri dans une pile de petits poissons. Il les a attrapés ce matin-là en électrocutant un chenal d’eau verte et gluante, tout près d’ici. Il raconte que dans sa jeunesse, lui et ses camarades attrapaient plus de 90 kilos de poisson en une nuit, dont la plupart pesaient plus d’un kilo. « Dans le temps, j’étais riche. Aujourd’hui je suis pauvre », se lamente-t-il. À l’époque de Thesiger, la ville d’Al-Huwair se trouvait sur les bords du marais central. C’était la capitale régionale de la construction navale. « Tout le monde semble être impliqué directement ou indirectement dans la construction de bateaux », écrivait-il. Aujourd’hui, elle se trouve à une trentaine de kilomètres du point d’eau le plus proche et il ne reste là-bas que deux constructeurs de bateaux – Asi Salim Obeid, 50 ans, et son cousin, Akil Amair, 25 ans

DSCF5372-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

Deux hommes construisent un mashuf
Crédits : Martin Fletcher

. Les fils et petits-fils de ces artisans construisent des mashufs – des embarcations de bois traditionnelles à la pointe effilée – dans des abris en parpaings aux toits de tôle ondulée. Ils fabriquent chaque élément séparément avant de les clouer ensemble avec une étonnante dextérité. Chacun peut construire un bateau par jour, mais Obeid a quatre embarcations invendues dans son atelier et sept mashufs s’alignent dans l’allée qui mène à celui d’Amair. Quant aux taradas en forme de cimeterre utilisées par les cheikhs, Obeid n’en construit plus depuis les années 1980, et Amair n’en a jamais eu l’occasion. « Tout s’effondre autour de nous. La demande en bateaux ne fait que s’amenuiser. » « Je serai le dernier à les construire », dit tristement Amair. Les cheikhs fabriquent encore des mudhifs pour accueillir leurs visiteurs et organiser des réunions tribales. Ils m’ont reçu deux fois en tant qu’ « invité d’honneur ». Ces constructions impressionnantes sont fabriquées à partir de roseaux tressés autour de neuf, 11 ou 13 lignes en forme d’arches, faites de tiges de roseaux. Elles sont aussi épaisses qu’un torse humain. Le nombre d’arches est souvent impair et les entrées sont traditionnellement tournées vers La Mecque.

Use_Canoe-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

Les marais sont aujourd’hui nauséabonds
Crédits : Martin Fletcher

Thesiger écrivait au sujet de ces mudhifs qu’il s’agissait d’ « un prodige architectural réalisé avec le plus simple des matériaux ». Il comparait leurs intérieurs sombres et frais à ceux des cathédrales chrétiennes. Les maisons de roseaux, elles, sont de plus en plus rares. Elles sont la résidence des gens trop pauvres pour s’offrir des maisons plus résistantes, ou des travailleurs saisonniers comme les éleveurs de bétail qui viennent par la route de Chibayish. Les Arabes des marais cultivent encore le haschisch comme fourrage pour leurs vaches et leurs buffles d’eau, empilant leurs récoltes si haut sur leurs embarcations qu’on ne les voit plus. Ils racontent que leurs animaux ne peuvent désormais plus boire l’eau des marais, car elle est trop salée. Ils doivent acheter de l’eau fraîche qu’ils payent entre trois et cinq dollars les 1 000 litres. « Saddam a détruit nos vies », dit un vieil homme.

Le paradis perdu

Saddam Hussein était sans aucun doute le grand méchant de l’histoire, mais il n’était pas le seul. Les constructions intensives de barrages sur le Tigre et l’Euphrate entreprises par la Turquie, l’Irak et la Syrie ont empêché les marais de récupérer de leur destruction, en accaparant l’eau qui leur était vitale.

DSCF5399-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

Un mashruf abandonné sur la terre aride
Crédits : Martin Fletcher

L’étude canadienne a démontré qu’ils ont construit 36 barrages sur les fleuves et leurs affluents, et qu’ils prévoient d’en bâtir 21 de plus pour les besoins de l’agriculture, de l’industrie et des centres urbains. L’Iran a aggravé le problème en 2009 en édifiant, pour des raisons de sécurité évidentes, une immense digue le long de sa frontière avec l’Irak. Elle empêche les autres rivières d’alimenter les marais d’Hawizeh. Daech aussi a contribué à l’assèchement des marais en retenant l’eau des barrages qu’ils ont capturés à Mossoul et Ramadi. Mais les barrages ne font pas qu’amenuiser la quantité d’eau qui alimente les marais. Ils arrêtent aussi les marées printanières, provoquées par la fonte des neige des montagnes turques. Elles étaient essentielles pour regorger les zones marécageuses et évacuer les contaminants comme le sel avant que les poissons ne se reproduisent. Accaparé par les conflits permanents et la crise financière causée par la chute des prix du pétrole, le gouvernement de Bagdad n’a pas fait grand-chose pour remédier à la situation. « Le gouvernement a totalement abandonné les marais », affirme Muthanna. « En ne faisant rien, ils ont perpétué l’héritage de Saddam », ajoute la baronne Nicholson.

Les anciens habitants des marais mènent pour la plupart des vies misérables.

« Nous nous sentons trahis », dit le cheikh tribal Sahid Mahdi Dahir en serrant les dents, vêtu d’une dishdasha et d’une coiffe resplendissantes. Nous nous sommes rencontrés à Basra. En 2013, le Conseil des ministres irakien a approuvé la création du premier parc national irakien sur 620 km² à l’endroit du marais central, mais rien n’a été entrepris. « Ce devait être mis en place par les fonctionnaires de Bagdad, mais ils n’ont rien fait », dit Sumaiya Ahmad Najam, l’un des hauts responsables du Centre de revitalisation des marais du ministère des Ressources en eau. Elle ajoute que le centre n’a reçu aucune subvention depuis 2014 et que le ministère du Pétrole s’est même prononcé en faveur du drainage de certains marais, pour faciliter l’exploration. Pendant ce temps, les anciens habitants des marais mènent une existence misérable. Certains vivent au bord de ce qu’il reste des marais dans des maisons de parpaings et de boue jonchés de détritus – des endroits comme Abu Kassam, d’où nous sommes partis pour aller pique-niquer. Il y a peu de travail et pratiquement pas de commodités à disposition. « Notre ancien mode de vie a presque disparu. Il est impossible de le retrouver », dit Jasim, notre batelier. « Nous espérions que nos vies changeraient après Saddam, mais les politiciens qui l’ont remplacé n’ont rien fait pour. » La plupart d’entre eux ont migré vers les centres urbains. Là-bas, ils trouvent de véritables foyers, de l’électricité et des systèmes sanitaires en bon état, mais ils sont rejetés par les autres Irakiens. Peu d’entre eux ont reçu une éducation. La plupart sont au chômage ou travaillent tout en bas de l’échelle sociale. Ils ont la réputation d’être querelleurs et de se battre, de voler et de s’adonner à la contrebande.

unnamed-large_trans++14eNwzJLvYQJbXrcyyarlJu2priP98Gaxk021KBWoVE

Wilfred Thesiger et ses compagnons de voyage en 1947
Crédits : University of Oxford

Pour la baronne Nicholson, ce sont « des âmes perdues qui ont été jetées dans le monde moderne sans qu’on leur donne les outils adéquats pour mener leurs vies ». Thesiger souligne malgré tout que la vie dans les marais était extraordinairement difficile. Il décrit sur des pages et des pages les disputes sanglantes et les crimes d’honneur, les accidents de chasse aux sangliers sauvages, les vols, la saleté, les moustiques, les puces et les épidémies fréquentes. Gavin Maxwell décrit pour sa part les interventions chirurgicales de Thesiger dans les marais comme « un kaléidoscope de cataractes, de cratères de furoncles suppurants, de violentes éruptions cutanées et de parties génitales enflées ou blessées ». On ne prend conscience de l’horreur de leur situation qu’en sachant qu’en dépit de tout cela, la plupart des habitants des marais déplacés n’éprouvent que nostalgie pour leur ancienne vie.

~

« L’existence était bien plus agréable dans les marais. La nature était vierge, c’était une sorte de paradis », raconte Abdulkarim Fadhil, un homme de 45 ans qui vit dans une colonie de petite maisons en parpaings construites sur des vasières asséchées, à l’extérieur de Basra. Les allées sont jonchées de frigos rouillés, de bouteilles en plastique et de monceaux d’ordures diverses. « Nous aimerions retourner dans les marais, mais la dernière fois que nous nous y sommes rendus, ce n’était plus qu’un désert », témoigne un voisin, Basam Abduliman. Il brandit sous mes yeux une photo en couleur délavée par le soleil à la manière d’un talisman. On l’y voit debout sur une barque, entouré de son père et de ses frères. C’était il y a 25 ans.

Use_BBQ-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

Le guide prépare les poissons en faisant brûler des roseaux
Crédits : Martin Fletcher

Lors de mon dernier après-midi là-bas, j’ai visité un grand mémorial au dôme argenté, érigé à la mémoire des milliers d’Arabes des marais tués par Saddam Hussein. Il a été bâti sur une ancienne terre marécageuse près de Chibayish et on l’aperçoit à des kilomètres à la ronde. À l’intérieur, des agrandissements de photographies montrent les exhumations à l’endroit des charniers, des parents éplorés découvrant les restes de leurs proches, des corps mutilés et décomposés, des crânes enfoncés auxquels il reste un bandeau sur les yeux. La tentative de Saddam Hussein d’exterminer les Arabes des marais était synonyme de génocide, mais il est coupable de bien davantage. Il a enterré une culture unique qui avait traversé plus de cinq millénaires et détruit son habitat, qui constituait l’une des plus grandes merveilles naturelles du monde. Il ne reste que la prose de l’explorateur britannique : « Les souvenirs de cette première visite dans les marais ne m’ont jamais quitté : la lueur du feu sur un visage à demi-tourné, les cris des oies, le vol des canards venus se nourrir, la voix d’un garçon qui chante quelque part dans les ténèbres, la lente procession des barques sur les canaux, et le soleil pourpre du crépuscule, contemplé au travers de la fumée des lits de roseaux en feu. »

Use_marshes-large_trans++EDjTm7JpzhSGR1_8ApEWQA1vLvhkMtVb21dMmpQBfEs

C’est tout ce qu’il reste des marais
Crédits : Martin Fletcher


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Saddam Hussein masterminded one of the world’s worst environmental disasters on the site of the Garden of Eden – and the area never recovered », paru dans The Telegraph.

Couverture : Des Arabes des marais rassemblés dans un mudhif.


À QUOI RESSEMBLAIT LE QUOTIDIEN DE SADDAM HUSSEIN ?

ulyces-saddamhussein-couv05 markbowden

Plongée dans la vie quotidienne de Saddam Hussein, entre folie paranoïaque et affaires de famille. Par l’auteur de La Chute du faucon noir.

Shakhsuh (Sa personne)

« Ce jour est un nouveau jour de la Bataille Suprême, la Mère immortelle de toutes les Batailles. C’est un magnifique jour de gloire pour le fier peuple irakien et pour son histoire, et c’est le début de l’opprobre pour nos agresseurs. Voici venu le premier jour de cette bataille. Ou plutôt, voici le premier jour de cette bataille, puisque c’est la volonté d’Allah que la Mère de toutes les Batailles se poursuive jusqu’à ce jour. » — Saddam Hussein, lors d’un discours télévisé adressé au peuple irakien le 17 janvier 2002. Le tyran doit voler son sommeil. Il ne peut jamais dormir au même endroit ; il ne peut jamais se coucher à la même heure. Il ne dort jamais dans les palais qui sont les siens. Il navigue d’un lit secret à un autre. Le sommeil et une routine immuable, voilà deux des rares luxes qui lui sont refusés. Être prévisible, là est le danger – dès qu’il ferme les yeux, la nation part à la dérive : son étreinte de fer se relâche, des conspirations se trament dans l’ombre. Pendant ces heures-là, il est obligé de s’en remettre à quelqu’un, et rien n’est plus dangereux aux yeux du tyran que de faire confiance.

L'un des palais de Saddam HusseinCrédits : Brian Hillegas

L’un des palais de Saddam Hussein
Crédits : Brian Hillegas

Saddam Hussein, Celui qui a été Consacré, le Chef Glorieux, Descendant Direct du Prophète, Président de l’Irak, Président du Conseil de Commandement de la Révolution, Maréchal des Armées de l’Irak, Docteur des Lois de l’Irak et Grand Oncle de toute la nation irakienne, se lève vers trois heures du matin. Il ne dort que trois à quatre heures par nuit. Sitôt levé, il va nager ; tous ses palais et ses résidences sont équipés de piscines. L’eau est un symbole de richesse et de pouvoir dans un pays comme l’Irak, et Saddam en fait partout étalage : elle jaillit de ses fontaines et de ses cascades, elle stagne dans ses piscines et ses ruisseaux d’intérieur. L’eau est un thème récurrent de son architecture. Ses piscines sont scrupuleusement entretenues et testées toutes les heures. Cela pour s’assurer que leur température, leur teneur en chlore et leur pH lui conviennent plus que pour détecter un quelconque poison capable de l’attaquer par les pores, les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, le pénis ou l’anus — bien que cette inquiétude plane toujours.

IL VOUS RESTE À LIRE 95 % DE CETTE HISTOIRE