Les étoiles de Paris

Emmanuel Macron lève les yeux au ciel. Avant de donner sa vision de l’intelligence artificielle (IA) au Collège de France, jeudi 29 mars, le président français partage son admiration pour « les mathématiciens, les probabilistes et tous les grands scientifiques », lui qui a étudié la philosophie. Ses quelques mots sur le monde selon Leibniz perdent d’ailleurs le public. Ajoutant à la confusion, le costume bleu nuit de l’ancien disciple de Paul Ricœur se fond dans la constellation installée à l’arrière-plan. Cet univers-là est fini : de chaque côté du décor débordent des équations tracées à la craie sur un tableau vert bouteille.

Emmanuel Macron au Collège de France
Crédits : Philippe Servent/Présidence de la République

Le futur s’invite au sein d’une des plus vieilles institutions françaises, un établissement fondé en 1530 pour, rappelle Macron, « rassembler les plus grands esprits et éclairer largement ». Son ambition est la même. Sauf que les étoiles qui exercent le plus d’attraction sur lui sont celles du drapeau européen installé juste à côté. « Vous pouvez compter sur moi pour construire la véritable renaissance dont l’Europe a besoin », conclut-il, mettant fin à une conférence d’1 h 40. « C’est presque la durée d’un film », souffle un homme du public.

Le chef d’État veut justement que la Vieille Europe rejoue Star Wars. Le 16 septembre 2017, au cours d’un discours à la Sorbonne, il a posé les bases de la JEDI (Joint European Disruptive Initiative) : « Créons dans les deux ans qui viennent une agence européenne pour l’innovation de rupture, à l’instar de ce qu’ont su faire les États-Unis avec la Darpa au moment de la conquête spatiale. » Cette agence américaine pour les projets de recherche avancée en matière de défense a pour mission d’investir dans des technologies novatrices au nom de la sécurité nationale. À cet égard, l’Europe a d’autant plus de retard que les grandes entreprises de la tech sont toutes aux États-Unis ou en Chine.

Persuadé que « l’intelligence artificielle va bouleverser tous les modèles économiques », le président français entend « être capable de jouer un rôle actif dans cette révolution » ; sans quoi il sera d’après lui impossible de « faire son propre choix de société, son propre choix de civilisation ». Puisque « la recherche est aux fondements de l’IA » et que « la recherche est globale », il plaide pour une coopération des différents acteurs européens, parlant même de « recréer une souveraineté européenne en matière d’IA ». Dans cette optique, 117 personnes travaillent aujourd’hui au sein de la Jedi, dont l’ancien patron de Deutsche Telekom Rene Obermann, le chef du centre de recherche en IA allemand DFKI, Wolfgang Wahlster, l’ancienne ministre déléguée à la Recherche et aux Nouvelle technologies française, Claudie Haigneré, et le directeur de l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information Guillaume Poupard.

André Loesekrug-Pietri
Crédits : LinkedIn

Mais pour en savoir davantage sur la Jedi, il faut se tourner vers son architecte, André Loesekrug-Pietri. Ce conseiller spécial de la ministre des Armées semble partager le constat d’Emmanuel Macron : « Ce qui compte c’est la vitesse, la vitesse d’innovation, la vitesse d’exécution et la vitesse de régulation intelligente. Soyez celui qui fixe la cadence et vous fixerez les normes. Si l’Europe ne change pas son rythme, elle va devenir hors sujet. » Les promoteurs de la Jedi réclament la mise en place d’un fonds doté d’un milliard d’euros afin de lancer des projets de recherche dans la technologie de pointe en matière de biotechnologies, d’énergie, d’informatique, d’IA et de cyber-sécurité.

Parallèlement, au plan national, le ministre de l’Économie français, Bruno Lemaire, a assuré que « le fonds pour l’innovation de rupture sera doté de dix milliards d’euros ». Et d’assurer que « c’est un début ! Nous voulons à terme un équivalent au niveau européen de la Darpa américaine. » Laquelle dispose d’un budget de 2,8 milliards d’euros. D’après le secrétaire européen à la Recherche, la Science et l’Innovation, Carlos Moedas, Bruxelles « est déjà en train de concevoir un conseil pour l’innovation ouvrant la voie à l’agence proposée par Emmanuel Macron ». Cette entité munie de dix gestionnaires de projets devrait prendre une forme « flexible » afin de jouer un rôle pionnier. En attendant, la Jedi mise en place par le couple franco-allemand dispose de 235 millions d’euros en 2018. « Nous sommes à un stade avancé », assure André Loesekrug-Pietri. Mais la Darpa a quelques années d’avance.

Deuxième lune

Le téléphone sonne de tous les côtés, ce vendredi 4 octobre 1957, vers 18 heures, dans l’ambassade soviétique à Washington. Au deuxième étage, le journaliste scientifique américain du New York Times Walter Sullivan doit quitter la salle de bal où est donnée une réception consacrée à la géophysique pour répondre à un appel de son chef de bureau. En territoire « ennemi », le jeune homme apprend que l’agence de presse Tass vient d’annoncer le lancement du premier satellite autour de la Terre. Une navette s’est élevée au-dessus du désert de Tyuratam, au Kazakhstan. Et, à bonne hauteur, son nez s’est détaché pour laisser apparaître quatre tiges convergeant vers une boule en aluminium. Spoutnik I est en orbite.

Depuis le toit de l’ambassade où les invités sont maintenant montés, il est impossible de l’apercevoir. Mais Sullivan a le sentiment que cette nouvelle lune dans le ciel jette une grande ombre sur les États-Unis. Dans son livre, Assault on the Unknown, paru quatre ans plus tard, il dira que « l’excitation de la conquête spatiale était largement éclipsée par la peur ». Car voici les Américains à la traîne derrière les Soviétiques dans la quête de l’au-delà. Leur futur président, Lyndon Johnson, alors encore membre du Sénat, ne peut se consoler : « Désormais, c’est comme si le ciel était extraterrestre », philosophe-t-il, choqué de se rendre compte « qu’une autre nation peut imposer sa supériorité technologique sur [son] grand pays. »

À peine un mois plus tard, le 3 novembre 1957, l’URSS envoie la chienne Laika dans les airs à bord de Spoutnik II. Pour le président américain, Dwight Eisenhower, cette nouvelle démonstration de force est un terrible affront. D’après un sondage conduit par l’institut Gallup, sa popularité chute de 22 % à cette période. Et elle n’est pas la seule : le 6 décembre 1957, la fusée Vanguard TV3 s’écroule sur elle-même au lieu de décoller à Cape Carnaveral, en Floride. Elle gagne les surnoms peu flatteurs de « Flopnik » et « Kaputnik ».

S’enclenche alors une réorganisation des programmes balistiques américains. En l’espace d’une semaine, du 1er au 7 février 1957, les États-Unis parviennent à lancer leur premier satellite, Explorer 1, et à fonder deux agences spatiales, la NASA et la DARPA (initialement appelée Arpa, pour Advanced Research Projects Agency). Dans l’esprit d’Eisenhower, la première doit concevoir les programmes civils et la seconde opérer dans le domaine militaire. « Ça ne s’est pas passé comme ça », observe la journaliste Sharon Weinberger, auteure de The Imagineers of War: The Untold Story of DARPA, the Pentagon Agency That Changed the World.

Avant d’avoir fêté ses deux ans, la Darpa est dépossédée des programmes militaires par les responsables de l’armée. Issu des services de renseignement, l’homme qui se trouve alors à sa tête, William Godel, a l’idée de la réorienter dans la sécurité. Si son agence ne peut pas battre les communistes dans l’espace, peut-être pourra-t-elle le faire sur terre : en juin 1961, il s’envole pour le Vietnam avec une valise remplie de billets de banque. Ce petit homme charismatique veut dessiner une stratégie pour venir à bout de la République démocratique, au nord, soutenue par Pékin. Ce sera le projet Agile.

À la DARPA, aucune expérimentation ne semble trop folle.

Le problème, c’est que les Viet Cong sont aussi peu visibles que Spoutnik I depuis l’ambassade de Russie à Washington. Ils se cachent dans la jungle. Pour les débusquer, William Godel songe à utiliser la défoliation chimique. L’armée américaine s’en inspire. À la demande de ses alliés du sud, elle répand un herbicide dévastateur pour la faune, la flore et les 4,8 millions de personnes qui y seront exposées, l’agent Orange. Mais « l’histoire de Godel n’est pas racontée par les officiels de la Darpa aujourd’hui », pointe Sharon Weinberger, « car elle n’entre pas dans le récit d’une agence dédiée à l’innovation technologique. Pourtant, elle illustre la tension qui peut exister lorsqu’on met la science au service de la sécurité nationale. »

Le journaliste présent à l’ambassade russe le jour du lancement de Sputnik I, Walter Sullivan a d’ailleurs enquêté sur les projets délirants menés par Nicholas Christofilos, un scientifique ayant travaillé pour la Darpa. En 1958, des explosions nucléaires ont été déclenchées en haute altitude autour des États-Unis avec l’espoir caressé par ce physicien d’origine grecque que cela crée une ceinture de radiation protectrice. Malgré la vanité de cette « opération Argus », la Darpa lui fait confiance en lançant « Seesaw », une tentative de créer un faisceau de particules explosives. Là aussi, c’est un échec.

Le modèle

Alors que les États-Unis poursuivent Spoutnik I par-delà l’atmosphère, la France a des ambitions beaucoup plus terre-à-terre. Tout juste signataire du traité de Rome qui organise la Communauté économique européenne (CEE), en cette année 1957, Paris doit s’en remettre aux recherche du modeste Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques (LRBA). Mais, de la même manière qu’il entend défendre l’indépendance française en se dotant de l’arme nucléaire, le général de Gaulle n’a aucune envie de se retrouver complètement largué par Washington et Moscou dans l’espace. Il préside donc à la création du Comité de Recherches Spatiales (CRS) en 1959, rebaptisé Centre national d’études spatiales (CNES) en 1961.

La convention de l’ESA signée à Paris, en mai 1975
Crédits : ESA

L’Hexagone n’ayant pas les mêmes moyens que les deux géants, une convention est signée la même année avec la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et les Pays-Bas visant à mettre en place un Centre européen pour la construction et le lancement d’engins spatiaux (Eldo). De sa fusion avec le Centre européen de recherches spatiales (Esro) crée en 1962, naît l’Agence spatiale européenne en 1975. En revanche, « après l’échec du projet de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954, la défense est demeurée pendant des décennies un sujet tabou de la construction européenne », retrace Pascal Vennesson, professeur de science politique à l’European University Institute de Florence, en Italie.

Aux États-Unis, au contraire, aucune expérimentation ne semble trop folle. Si les idée extravagantes de Nicholas Christofilos ne payent pas, l’aventureux George Lawrence pose la première pierre de la légende de la Darpa. Titulaire d’un doctorat en psychologie sociale obtenu en 1962 à l’université de Boston, ce natif de New York commence sa carrière dans un institut de recherche militaire, le Walter Reed Army. Son intérêt pour les techniques d’anti-terrorisme et de contre-insurrection lui donne un point commun avec William Godel et lui ouvre les portes de l’agence en 1968.

Lawrence n’en a pas moins un profil atypique. « Il faisait partie de cette contre-culture new age qui, même à la Darpa, était peu commune à l’époque », souligne Sharon Weinberger. « Il était très excité à l’idée de communiquer directement avec le cerveau humain. Mais plutôt que de le faire grâce à la magie, il a supposé que ce serait possible avec un ordinateur. » Il s’intéresse donc aux travaux de mise en réseaux d’ordinateurs conçus par un autre psychologue de l’agence, Joseph Carl Robnett Licklider. Opérationnel en 1969, cet Arpanet n’est rien de moins que l’ancêtre d’Internet.

Bien sûr, Lawrence s’est aussi parfois retrouvé dans l’impasse, comme lorsqu’il s’est échiné à essayer de trouver un moyen de réduire le battement du cœur des soldats en cas de blessure. Dans les années 1970, la Darpa a investi des millions de dollars afin de voir si la télépathie ou la psychokinésie étaient susceptibles de servir d’outils d’espionnage. C’était impossible. Elle a eu plus de succès avec le GPS, les avions furtifs et les voitures autonomes. Pour Anthony J. Tether, directeur de la l’agence entre 2001 et 2009, ces inventions sont nées grâce à « la liberté d’échouer » laissée aux « gestionnaires de projets ». Ceux-ci procurent des financements à des universités ou des instituts de recherches dans des domaines audacieux, pour lesquels ils ne pourraient pas en obtenir en temps normal.

C’est précisément ce modèle qui inspire André Loesekrug-Pietri. « La Jedi financera les centres de recherches, les start-ups, les grands groupes qui souhaiteront engager des recherches sur les briques technologiques d’après demain, celles où aujourd’hui aucune entreprise ne prend le risque de se lancer car c’est trop loin, trop dur, trop risqué », avance-t-il. La France et l’Allemagne ne sont sans doute pas les seuls États européens qui pourraient en tirer profit. Cependant, « dégager des fonds correspondant aux ressources de la Darpa dans le budget de l’UE pourrait devenir un sujet litigieux, car l’approche radicale adoptée par l’agence profitera sans doute davantage aux instituts de recherche et aux industries des États membres qui sont déjà leaders de l’innovation », notent Paul-Jasper Dittrich et Philipp Ständer, chercheurs associés à l’institut Jacques Delors de Berlin.

Dit autrement, la question du périmètre demeure déterminante dans une Europe à 28. « Actuellement, soit les projets sont conçus à une échelle nationale et ils sont trop petits, soit à une échelle européenne et la prise de décision est trop lente », déplore Marwan Lahoud, membre de la Jedi et vice-président de l’entreprise Idemia. Or, à écouter Emmanuel Macron, il y aurait urgence pour l’Europe à rattraper son retard sur les États-Unis. Comme la Darpa en son temps, l’agence européenne pour l’innovation de rupture pourrait bien naître de la peur du déclassement.


Couverture : Discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en septembre 2017. (Philippe Servent/Présidence de la République)