Le Soleil se cache encore derrière les collines de Caracas, ce mardi 30 avril 2019, lorsque Juan Guaidó lance l’opération Liberté. Flanqué par une pléiade de militaires, le président de l’Assemblée nationale tourne une vidéo depuis la base militaire La Carlota pour appeler ses soutiens à prendre la rue. Sous un ciel pastel, il leur demande d’en finir avec « l’usurpation » du pouvoir par Nicolas Maduro. Washington applaudit.

Alors que l’armée fidèle à l’héritier d’Hugo Chavez réprime les manifestations, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo rappelle sur l’antenne de Fox News son aversion pour ce régime soutenu par la Russie et Cuba. « Le président [Donald Trump] a été limpide et très cohérent », assure-t-il. « Une intervention militaire est possible. Si nécessaire, c’est ce que les États-Unis feront. » Toutefois, précise-t-il, « nous faisons notre possible pour éviter la violence. Nous préférerions une transition paisible permettant à Maduro de partir pour qu’une nouvelle élection soit organisée. »

Mike Pompeo sur la possibilité d’une intervention militaire américaine

Pour Moscou, qui a envoyé des troupes derrière Maduro, « l’interférence » américaine constitue « une violation grave du droit international », estime le ministre des Affaires étrangères Sergei Lavrov. « Seul le peuple vénézuélien a le droit de décider de son destin et c’est pourquoi un dialogue entre les différentes forces politiques est nécessaire, comme le gouvernement l’a longtemps réclamé. » Venant de l’étranger, cet appel au peuple prouve par l’absurde sa dépendance au jeu géopolitique. Tout le monde cherche à peser au Venezuela.

Nicolas Maduro « avait un avion sur le tarmac, il était prêt à partir ce matin, d’après nos informations, et les Russes lui ont dit de rester », jure Pompeo sur CNN. « Il se dirigeait vers Cuba. » Cela explique pourquoi, quelques minutes plus tôt, Donald Trump menaçait La Havane d’un « embargo total » si « les troupes et les milices cubaines » ne se retiraient pas du Venezuela. Rien ne doit pouvoir entraver le retour en force des États-Unis sur le continent.

5 000 soldats

Un homme gris du costume jusqu’aux sourcils patiente dans la salle de presse de la Maison-Blanche. Maintenant que sa diatribe contre le régime de Nicolás Maduro est terminée, John Bolton écoute religieusement le secrétaire au Trésor Steven Mnuchin détailler les sanctions américaines contre le Venezuela. Ses yeux de basset clignent par-dessus une paire de lunettes sans monture, comme s’ils se débattaient pour ne pas tomber. Cela fait des années qu’il suit du regard la chute de la république bolivarienne. Sous la moustache touffue du conseiller à la sécurité nationale de Donald Trump, les mots « réponse significative » ont été prononcés ce lundi 28 janvier 2019. Un journaliste veut savoir ce que l’ancien porte-voix de George W. Bush aux Nations-Unies entend par là. John Bolton se penche au-dessus du micro. Mais cette fois, sa terne silhouette est parée d’une touche dorée.

John Bolton et son bloc-notes

Dans son bras droit, le diplomate tient un bloc-note jaune ourlé d’une tranche en simili-marbre violet de la marque « Docket Gold ». Alors qu’il a griffonné « Afghanistan, ouvrons les discussions » sur la première ligne, la deuxième évoque « 5 000 soldats en Colombie », pays frontalier du Venezuela. Sans prêter attention aux inscriptions, le conseiller répond qu’il ne va pas définir la « réponse significative » promise, afin d’éviter de mettre en danger le personnel américain, l’opposition et le président de l’assemblée nationale, Juan Guaidó. Ce député du parti de centre-gauche Volonté populaire, passé par l’université américaine George-Washington, venait à peine de se proclamer chef d’État par intérim, en vertu de l’article l’article 233 de la Constitution, que Donald Trump s’empressait de le reconnaître comme tel, mercredi 23 janvier.

Le lendemain, 11 des 14 membres du groupe de Lima, un organisme réunissant le Canada et des pays d’Amérique latine en vue de sortir le Venezuela du marasme (inflation rampante, pénuries, exode massif), se sont prononcés en faveur de la transition proposée par Juan Guaidó. Seuls la Guyane, Sainte-Lucie et le Mexique se sont abstenus. Le gouvernement cubain a de son côté affiché un « ferme soutien » à Maduro, également appuyé par la Russie et plus timidement par la Chine. Jeudi 31 janvier, le Parlement européen a finalement donné sa préférence à l’opposition. Avant de présenter un énième plan de sortie de crise, le même jour, la majorité a procédé à l’arrestation de deux journalistes français (depuis libérés), trois espagnols, et à l’expulsion de deux reporters chiliens. Pour le destituer, « toutes les options sont sur la table », selon John Bolton.

Avant qu’il sorte son carnet jaune, l’une des plus puissantes était présentée par Steven Mnuchin. Désormais, a annoncé le secrétaire au Trésor, la compagnie pétrolière publique Petróleos de Venezuela (PDVSA) n’est plus autorisée à entretenir de lien avec des sociétés américaines. Sa filiale aux États-Unis, Citgo, qui raffine une bonne part du brut, ne peut plus toucher à ses avoirs (6 milliards de dollars) ni effectuer de transaction sans l’accord de Washington. Les bénéfices ne reflueront ainsi pas vers Caracas tant que Maduro reste en place. Pour l’heure, excluant tout départ, il a au contraire « donné des instructions au président de PDVSA pour engager des actions politiques, légales, devant les tribunaux américains et du monde. » Le successeur de Hugo Chávez n’entend pas se laisser « voler Citgo ».

Seulement, la république bolivarienne est aujourd’hui bien isolée dans la région. Alors que John Bolton discourait devant la presse, lundi 28 janvier, Juan Guaidó s’entretenait au téléphone avec Donald Trump mais aussi Iván Duque, Sebastián Piñera et Mauricio Macri, respectivement chefs d’États de la Colombie, du Chili et de l’Argentine. Tous conservateurs, ils réclament la renversement du pouvoir comme un seul homme. À leur voix se joignent celles des présidents de droite Mario Abdo, au Paraguay, Martín Vizcarra, au Pérou, et Jair Bolsonaro, au Brésil. Dans ce continent autrefois dominé par la gauche, il n’y a guère plus que la Bolivie d’Evo Morales et, dans une moindre mesure, l’Uruguay de Tabaré Vázquez pour ne pas voir le pouvoir Vénézuélien comme un abcès à crever.

Le président argentin a tiré le premier, à boulets rouges : « La communauté internationale s’est déjà rendu compte que Maduro est un dictateur qui cherche à se maintenir au pouvoir par le biais d’élections fictives, emprisonnant des opposants et entraînant les Vénézuéliens dans une situation désespérante », a déclaré le président argentin, Mauricio Macri, présenté comme « quelqu’un de bien » par Trump lors de son élection, en 2017. Le milliardaire américain « a sans aucun doute donné l’ordre de me tuer et a dit au gouvernement colombien et à la mafia colombienne de me tuer », a accusé Maduro le 30 janvier.

Juan Guaidó, au centre, participe à un débat citoyen le 11 janvier 2019
Crédits : Voices of America

Si complot il y a – ce qui reste à démontrer – le commanditaire s’appelle Elliott Abrams. Le 25 janvier, cet avocat Républicain a été nommé envoyé spécial pour le Venezuela. Or, c’est un habitué des coups tordus en Amérique latine.

L’envoyé spécial

À son tour, Elliott Abrams passe devant les micros. Interrogé par un journaliste sur l’opportunité d’envoyer des troupes vers le Venezuela, le 30 janvier, ce chauve au sourire pincé se contente de renvoyer vers John Bolton. « Nous avons essayé d’édicter des sanctions de telle sorte qu’elles affectent le régime de Maduro plutôt que le peuple du Venezuela », élude-t-il. Cet ancien conseiller de Ronald Reagan et de George W. Bush préfère aussi ne pas parler de son sulfureux passé. « Je ne pense pas que ce soit un sujet », répond-il quand on lui parle de son implication dans l’affaire Iran-Contra. « Nous ne sommes pas concentrés sur les événements des années 1980, nous nous intéressons à ceux de 2019. » Les uns éclairent pourtant les autres.

Diplômé de droit à Harvard, Elliott Abrams intègre l’administration Reagan en 1981 à l’âge de 33 ans. Un concours de circonstances le propulse secrétaire d’État chargé des Droits de l’homme et des affaires humanitaires : quand la presse apprend que deux frères de l’homme pressenti pour le poste, Ernest Lefever, voient les Afro-Américains comme des « personnes inférieures intellectuellement », un second choix doit être trouvé. À la nomination d’Elliott Abrams, les stratèges américains sont inquiets de la montée en puissance de la gauche en Amérique latine. Deux ans avant l’arrivée au pouvoir de Reagan, en 1981, les Sandinistes ont renversé le dictateur Anastasio Somoza, grand allié de Washington. Or, les États-Unis tentent de longue date de contrôler la région.

Face à l’impérialisme européen, en 1823, le président James Monroe proclame opportunément « l’Amérique aux Américains », avec une vision assez extensive des intérêts de son peuple. Le Mexique perd ainsi la moitié de son territoire entre 1846 et 1848. À peine la guerre de Sécession est-elle terminée que les États-Unis imposent leur joug à Cuba, Porto Rico et au Panama, au tournant du XXe siècle. Grisé par ses conquêtes, le président Theodore Roosevelt déclare que son pays a le droit d’exercer un « pouvoir de police international » en Amérique latine en 1904.

Elliott Abrams
Crédits : Council on Foreign Relations

Cette influence doit toutefois rester indirecte : « Nous devons abandonner l’idée d’installer un citoyen américain à la présidence mexicaine, car cela nous conduirait immanquablement à une nouvelle guerre », constate le secrétaire d’État du président Woodrow Wilson, Robert Lansing, en 1924. « La solution requiert davantage de temps. Nous devons ouvrir les portes de nos universités à de jeunes Mexicains ambitieux et leur enseigner notre mode de vie, nos valeurs ainsi que le respect de notre ascendance politique. […] Au bout de quelques années, ces jeunes gens occuperont des postes importants, à commencer par la présidence. Sans que les États-Unis aient eu à dépenser un seul centime ou à tirer un seul coup de feu, ils feront alors ce que nous désirons, et ils le feront mieux et de façon plus enthousiaste que nous ne l’aurions fait nous-mêmes. »

Quand les dirigeants sont indociles, Washington n’hésite pas à fomenter ou participer à des coups d’État : c’est le cas au Guatemala en 1954, au Brésil en 1964, au Chili en 1973 ou en Argentine en 1976. Peu à peu, des liens se nouent entre l’appareil militaire américain et les soldatesques qui se rêvent en juntes militaires. L’infâme opération Condor déploie ses ailes. Mais les faucons américains qui la commandent sont gênés par les Sandinistes.

Avec l’argent d’armes vendues à l’Iran, le gouvernement de Reagan aide les Contras, ces groupes armés qui tentent de renverser le pouvoir communiste au Nicaragua. Lorsque ce financement occulte est arrêté, Elliott Abrams, qui recommande une invasion directe du pays par l’armée américaine, convainc le sultan de Brunei de remettre dix millions de dollars à la rébellion. Sauf qu’il donne le mauvais numéro de compte suisse, perdant ainsi l’argent dans la nature. Il plaidera coupable et sera condamné à 100 heures de travaux d’intérêts généraux. Le vent tourne.

Abrams est un des théoriciens de “l’hémisphérime”, dont la priorité était de battre le marxisme aux Amériques.

Scandales et coups d’État

Dans l’après-midi du 10 décembre 1981, une horde de baïonnettes transperce la forêt du nord du Salvador pour mettre à feu et à sang le village d’El Mozote. Le bataillon contre-révolutionnaire Atlácatl, formé dans une base américaine baptisée Western Hemisphere Institute for Security Cooperation, commet un massacre. Il viole les femmes, empale les enfants et laisse 800 victimes en partant deux jours plus tard. Elliott Abrams est justement nommé secrétaire d’État chargé des Droits de l’homme le 12 décembre. À ce poste, il fait tout pour étouffer ces exactions. Selon lui, les rapports « ne sont pas crédibles » et servent la propagande ennemie. Ces contre-vérités ne l’empêchent pas de poursuivre sa carrière auprès du directeur des affaires inter-américaines. Pardonné par Bush père en 1992, il est nommé conseiller au National Security Council par son fils, à son arrivée au pouvoir en 2001.

Entre-temps, l’Équateur, le Pérou, l’Argentine, l’Uruguay et le Brésil sont revenus à la démocratie entre 1979 et 1985. Sujets à des crises à répétition, les pays du sous-continent vivent mal les mesures d’austérité, issues du consensus de Washington, que prônent les institutions internationales afin de réduire leurs dettes. Aussi, mettent-ils la barre à gauche : en 2003, le Brésil élit Lula et l’Argentine Nestor Kirshner. Mais le tournant le plus radical a lieu au Venezuela. Le socialiste Hugo Chávez et sa révolution bolivarienne irritent d’autant plus les Républicains de retour à la Maison-Blanche que le pays regorge de pétrole.

En avril 2002, Chávez est destitué par un coup d’État. Avec le soutien d’une large partie du peuple et de l’armée, il parvient à le tuer dans l’œuf et, ce faisant, à se maintenir au pouvoir. « La figure centrale du putsch », révèle alors le Guardian, « est Abrams, qui opère comme directeur du National Security Council pour la démocratie, les droits humains et les opérations internationales à la Maison-Blanche. C’est l’un des principaux théoriciens de l’école de “l’hémisphérime” dont la priorité était de battre le marxisme aux Amériques. Cela a amené le coup d’État chilien de 1973 et le soutien de ces régimes aux escadrons de la mort en Argentine, au Salvador, au Guatemala et ailleurs. »

Crédits : US National Archives

Alors sous-secrétaire d’État au contrôle des armes et à la sécurité internationale, John Bolton prétend en 2002 que Cuba développe un programme d’armes biologiques, comme Colin Powell affirmera un an plus tard que l’Irak possèdes armes de destruction massive. Il maintient cette version en dépit des démentis formulés par les spécialistes du renseignement américain. En novembre 2005, le drapeau cubain est justement agité par Diego Maradona lors d’une manifestation alternative au Sommet des Amériques, que les États-Unis ont lancé en 1994. L’ex-footballeur rejoint Hugo Chávez et le président bolivien en devenir Evo Morales dans leur rejet de la Zone de libre échange des Amériques (ZLEA). Écarté en 2005, ce projet est remplacé par des initiatives tenant Washington à l’écart tels que l’Union des nations sud-américaines (Unasur) en 2008, puis de la Communauté d’États latino-américains et caraïbes (Celac) en 2010.

Le sous-continent prend encore davantage le large à la faveur de l’élection de l’économiste de gauche Rafael Correa en Équateur en 2006 et de l’arrivée au pouvoir de José Mujica en Uruguay, quatre ans plus tard. La guerre froide a beau être terminée depuis longtemps, les États-Unis voient d’un mauvais œil l’émergence de ce large bloc « anti-impérialiste ». Désormais, ce n’est plus le marxisme mais le trafic de drogue qui justifie son intervention, notamment en Colombie et au Mexique, deux pays alliés. Des milliards de dollars y sont déversés afin de lutter contre les cartels et gagner de l’influence. Un plan similaire, la Central America Regional Security Initiative (CARSI), cible toute l’Amérique centrale.

À son arrivée au pouvoir en 2008, Barack Obama manifeste toutefois une volonté d’intervenir de façon limitée à l’étranger. La doctrine du « leading from behind » le conduit à condamner timidement le renversement du président hondurien de gauche Manuel Zelaya par un coup d’État, sans s’impliquer plus avant. Il s’accommode finalement assez bien des conservateurs qui lui succèdent. Ailleurs, la gauche se débat dans des scandales de corruption qui obèrent sa popularité.

Barack Obama en réunion avec le NSC
Crédits : Pete Souza/White House

L’affaire des « cahiers de la corruption » qui touche la famille Kirchner donne l’occasion à la droite de revenir au pouvoir en Argentine. Mauricio Macri est ainsi élu en 2015, année qui voit les chavistes s’incliner aux élections législatives. Evo Morales perd un référendum sur la réforme de la constitution et Sebastián Piñera remplace Michelle Bachelet, suspectée de trafic d’influence en faveur de son fils. Au Brésil, l’affaire Petrobras-Odebrecht entraîne non seulement la destitution de la successeuse de Lula, Dilma Roussef, mais elle précipite la chute du président péruvien Pedro Pablo Kuczynski.

L’Équatorien Rafael Correa est si résigné par cette conjoncture qu’il en vient à souhaiter l’élection de Donald Trump en 2016. « Le gouvernement des États-Unis mène une politique qui évolue très peu et dont les effets sont quasiment les mêmes depuis toujours », déclare-t-il sur la chaîne TeleSur. « Il est tellement grossier qu’il va provoquer une réaction en Amérique latine, ce qui pourrait renforcer la position des gouvernements progressistes de la région ! » Sauf que Trump a derrière lui une équipe de diplomates et de conseillers déterminés à remettre l’Iran du côté de l’axe du mal. Le secrétaire d’État à la Défense y voit la principale menace pour son pays.

Dans une tribune publiée en janvier 2018 par The Hill, John Bolton explique que le Venezuela s’intéresse à l’uranium iranien. Il s’inquiète aussi des investissements chinois et Russe sur le sous-continent tout en vantant le Brésil de Jair Bolsonaro. « L’Amérique latine et l’Afrique n’ont jamais fait partie des priorités de la politique étrangère américaine ces dernières années, mais cela pourrait changer en 2018 », théorise-t-il. « L’instabilité politique, l’effondrement de gouvernements, le terrorisme international ainsi que la concurrence pour les ressources naturelles pourraient menacer nos intérêts et la sécurité nationale. »

John Bolton
Crédits : Gage Skidmore

Le conseiller à la sécurité nationale redoute également que les narcotrafiquants profitent du chaos au Venezuela et en « Columbia » – confondant le pays dirigé par Ivan Duque avec un État de son pays. Les Américains regagnent sans doute de l’influence en Amérique du Sud, mais ils sont loin de maîtriser leur sujet.


Couverture : Manifestations à Caracas.