Un peu de silence

En Catalogne, les manifestants font un nouveau truc qui consiste à rester complètement silencieux pendant un long moment, plusieurs minutes, en se tenant debout. C’est efficace, non seulement parce qu’il est saisissant de voir une foule de plusieurs milliers de personnes, au milieu des avenues bruyantes de Barcelone, se figer soudainement comme une forêt en hiver, mais aussi parce que le vote de dimanche dernier était incroyablement sonore.

Les Catalans se sont massés dans les écoles pour voter
Crédits : Marc Herman

Le référendum sur l’indépendance de la Catalogne s’est tenu dans d’étroits couloirs d’écoles au carrelage brillant, sous un éclairage de bâtiment administratif. Des deux côtés, les participants ont vécu ces heures dans un état de stress permanent, entretenu par le rugissement des sirènes et des moteurs des fourgons de police, par les cris et les chants des votants qui attendaient nerveusement leur tour dans les files, et par l’inquiétant tchok tchok tchok des hélicoptères au-dessus. Dans les quartiers les moins chanceux, on entendait aussi des bris de verres, le fracas métallique des barrières sur l’asphalte, le bruit des armes qu’on décharge et les gémissements des blessés. Tous les acteurs de cette terrible semaine ont désespérément besoin de calme et d’un peu de sommeil. Un regard dans un fourgon de la Guardia Civil et les troupes du gouvernement de Madrid (quoiqu’on pense de la sécession, il faut appeler un chat un chat) ont l’air dangereusement épuisé elles aussi. Un peu de silence est bienvenu après tout ça. Mais alors que la tension continue de grimper, le calme aussi est inquiétant.

Hier, dans les bureaux de la Délégation du gouvernement à Barcelone – on l’appellerait l’ambassade espagnole si la Catalogne était un autre pays –, des dizaines d’officiers de police lourdement armés avaient barricadé le bâtiment contre une manifestation attendue à onze heures. La Délégation est l’institution qui représente l’Espagne à Barcelone. Elle est située en plein centre-ville et elle est connue pour son opulence, avec son grand escalier et ses sols en mosaïques, ses peintures de la Renaissance dans les salles de réunion, et les lourdes portes en chêne qui égrènent les couloirs. On peut se représenter Pizarro penché sur des cartes dans la salle de conférence. C’est un lieu très espagnol. Dehors, à l’heure prévue, une foule encore éparse peu de temps avant est soudain amplifiée par de nouveaux arrivants. Ils entourent le bâtiment et commencent à affluer vers une ligne de fourgons de police et de barrières en métal. Près d’une centaine de pompiers catalans, des hommes forts et énergiques, munis de casques, pour la plupart en faveur de la sécession, forment la ligne de front qui s’avance vers les barricades espagnoles. Puis les milliers de manifestants s’arrêtent. Ils dressent leurs bras en l’air, paumes ouvertes vers le ciel, et deviennent silencieux, immobiles. À l’intérieur du bâtiment, une conférence de presse a lieu. Le personnel de sécurité et les fonctionnaires espagnols risquent des coups d’œil inquiets depuis les austères fenêtres en cristal du vieux consulat, pas très sûrs de la façon dont il faut réagir. Quelques-uns allument nerveusement  des cigarettes. Les policiers antiémeute, dont certains se sont glissés à l’intérieur pour utiliser les toilettes, s’attroupent pour observer ce qu’il se trame par une porte dérobée.

La Délégation du gouvernement est encerclée
Crédits : Marc Herman

Ce dernier changement tactique du côté catalan vise une nouvelle fois à donner l’impression que les Catalans vont quelque part avec tout ça. Ce qui ne devrait pas arriver. Le vote de dimanche était douteux d’un point de vue procédural, interdit par la Constitution, et chaotique au niveau logistique. Le camp du oui a récolté 90 % des voix, contre tout juste 10 % pour le non – le genre de scores que faisait Kadhafi, et on sait comment les choses ont fini. Après le vote, la Commission européenne a déclaré qu’une Catalogne indépendante serait très probablement hors de l’UE. En dépit des titres furieux qui ont paru dans le monde entier en début de semaine, le gouvernement de Madrid a tout compte fait reçu peu de critiques ouvertes pour les violences de dimanche de la part des autres nations membres. Tandis que le soutien de la plupart de ses alliés ne faiblit pas, la France et les États-Unis en tête. Les choses devraient en rester là.

Le combat continue

Mais à l’intérieur du consulat, les choses ne semblent pas près de s’arranger. De l’intérieur, les bureaux de la Délégation espagnole ressemblent vraiment à ceux d’une ambassade étrangère. Ils ressemblent à un bunker, comme c’est parfois le cas des ambassades. À l’arrière du bâtiment, le représentant du gouvernement espagnol en Catalogne, Enric Millo, essaye vainement de convaincre un petit groupe de journalistes que ses forces de police ont été confrontées à l’assaut violent des séparatistes, dimanche, et non à des grands-mères faisant la queue devant les urnes. D’après lui, le nombre de policiers blessés est passé de 31 à 400 dans la nuit. Aucun document ne confirme ces chiffres, mais Millo assure que la plupart des policiers n’ont pas déclaré leurs blessures par fierté professionnelle. Il répète aussi le message de son chef, le Premier ministre Mariano Rajoy, selon lequel des irrégularités rendraient le référendum nul et non avenu. « Il n’y a pas eu de référendum », tranche-t-il.

Enric Millo en conférence de presse
Crédits : Marc Herman

Mais alors qu’il évoque les événements de dimanche en grimaçant, leur poids semble soudain bien faible par rapport au silence de la foule, à l’extérieur. Millo cale. À ce moment précis, son travail est le pire d’Europe : ce Catalan de naissance doit représenter le gouvernement de Madrid à Barcelone, la capitale de la Catalogne, pendant ce qu’il faut bien appeler une révolte populaire. Il réalise, maintenant. À la foule, Madrid envoie pour tout message la police antiémeute. Et les indépendantistes n’ont pas de véritable opposition catalane. Les gens agissent déjà comme s’ils vivaient dans un autre pays, comme s’ils devaient régler une dispute avec un État voisin, l’Espagne. Pour parler des Catalans, même l’équipe envoyée par Madrid a arrêté, en privé, d’employer le terme « Espagnols ». À Barcelone, c’est le langage des relations internationales qui prévaut : notre gouvernement et le leur, notre conception des droits fondamentaux et la leur.

Tard dans la nuit, le roi d’Espagne ajoute à la discorde en refusant le rôle de médiateur entre les deux camps. Au lieu de l’endosser, il donne un discours intransigeant de six minutes dans lequel il somme les Catalans de rentrer dans le rang. Tandis que cela produit l’effet attendu sur la foule encore rassemblée dans les rues de Barcelone, le leader catalan, Carles Puidgemont, à réaffirme, dans un entretien à la BBC, sa volonté de présenter un plan de sécession unilatéral dans les jours à venir. L’affrontement fatidique entre la loi espagnole et la volonté catalane doit survenir au début de la semaine prochaine. Sans doute, les gens d’ici n’espéraient pas que les autorités espagnoles les laisseraient voter tranquillement, mais ils ne s’attendaient pas à une réponse aussi violente. À présent, oui. Et pour l’heure, rien n’indique que le Premier ministre, Mariano Rajoy, et la famille royale, ont quelque plan que ce soit pour sortir la Catalogne de l’impasse, en dehors des matraques. Si le problème était seulement légal, les Catalans perdraient probablement. Ils ont d’ailleurs toujours à résoudre les problèmes juridiques. La dispute avec Madrid a tellement monopolisé le débat que personne n’a vraiment eu le temps de tracer les contours que pourraient avoir le nouveau pays et la nouvelle Espagne. Les Catalans prétendent qu’ils seront des Danois méridionaux. Les Espagnols avertissent que, le cas échéant, ils se retrouveraient dans la situation des Kosovars. Un débat sur le futur digne de ce nom montrerait certainement à la fois les aspects ambitieux et périlleux du projet.

Avant dimanche, la plupart des sondages donnaient les indépendantistes perdants, à supposer que Madrid ait laissé le vote se dérouler. Dans cette guerre froide où la violence n’est employée que d’un côté, le statu quo est presque aussi inconfortable que les négociations pour l’indépendance. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. À Barcelone, la perspective d’une violence policière accrue est de plus en plus vue comme le prix à payer. S’ils continuent à recevoir des coups sur la tête, les Catalans pourraient finir par y gagner quelque chose. En sept ans d’existence, le mouvement pour l’indépendance a prouvé qu’il savait extraordinairement bien s’organiser. Chaque jour qu’il continue à faire front, la position espagnole selon laquelle la loi doit prévaloir sur les droits est plus difficile à tenir.

Les Catalans semblent décidés à se battre
Crédits : Marc Herman

Mais alors, la Catalogne fera-t-elle sécession ? Une querelle constitutionnelle ne se résout pas en frappant des personnes désarmées. Un jour, Rajoy aura besoin d’un plan. S’il n’en présente pas, et si les indépendantistes continuent à mobiliser des foules calmes – cela fait sept ans que plus d’un million de personnes se rassemblent régulièrement –, ces derniers gagneront le droit d’organiser un vrai scrutin. Ils paraissent résolus à continuer de se battre. L’Europe finira par perdre patience. La Bourse de Madrid accuse le coup après cette semaine de trouble en Catalogne, et ce n’est qu’un début. En attendant, les diplomates regardent la foule silencieuse depuis l’office du gouvernement espagnol à Barcelone. Ils ont déjà vu cette scène. La foule, quand elle le décidera, pourra commencer à avancer, doucement mais sûrement. Elle perdra quelques forces dans la bataille mais finira par entrer. Mardi après-midi, après avoir reçu un appel de quelqu’un qui pourrait bien être Rajoy, Millo a mis fin à la conférence de presse pour raison personellle.


Traduit de l’anglais par Arthur Scheuer, Ottilia Ferey et Servan Le Janne. Couverture : Démocratie ! (Marc Herman)