Sur la scène des BET Awards 2020, mercredi 28 octobre, Megan Thee Stallion flashe un sourire immense. Couronnée artiste hip-hop et « hustler » de l’année, la rappeuse de 25 ans originaire de Houston, au Texas, emporte tout sur son passage. Auteure de deux hits planétaires avec « Savage » (remixé par Beyoncé, élu meilleure collaboration de l’année) et « WAP » (en duo avec Cardi B), elle n’a pas encore sorti son premier album que Megan Jovon Ruth Pete fait déjà figure de sérieuse prétendante au trône.

Surnommée Thee Stallion (l’étalon) en raison de son mètre 78, la rappeuse texane la joue pourtant modeste et travaille dur en studio pour boucler l’album tant attendu, qui devrait sortir le mois prochain. « J’attends juste 2 featurings et on est bons », écrivait-elle il y a quelques jours en légende d’une photo d’elle en studio postée sur son Instagram. Qui sait, peut-être s’agira-t-il du rodéo qui fera chuter ses aînées.

 

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La rivalité entre Cardi B et Nicki Minaj atteignait son pic lors du même événement, deux ans plus tôt.

Deux reines

Au pied de la scène du Microsoft Theater de Los Angeles, à la lisière de la foule, Snoop Dogg allonge les bras en cadence. Devant lui, dans la lumière, les billets de banques pleuvent sur un fond qui alterne entre le noir et le blanc, alors que YG plie les genoux. Il déverse les premiers couplets de « Big Bank ». 2 Chainz prend la suite avec un palais doré dans le dos, puis la grande silhouette de Big Sean apparaît, éclipsant légèrement une planète rouge sur fond noir. Ce 24 juin 2018, les BET Awards font la part belle aux rappeurs. Mais la tête d’affiche de cette cérémonie consacrée aux artistes afro-américains n’est pas encore là. Soudain, un écran géant monte au plafond pour découvrir une femme, assise les jambes écartées sur un cheval rose. C’est Nicki Minaj.

Nicki Minaj aux BET Awards 2018
Crédits : Billboard

Auréolée d’un bouquet de fleur, la Californienne entame sa partie, talon aiguille posé sur sa fausse monture. D’ici, elle domine les danseurs en costumes de jockey qui grimpent ou descendent des marches en gazon artificiel. Sa place est là, au sommet. « Ouais, la reine est de retour, qu’est-ce qui se passe ? On repart, je vais encore faire rapper ces bitches », lance-t-elle en patronne du gangsta rap. D’ailleurs, son prochain album s’appellera Queen. En plus de dix BET Awards, l’artiste a déjà reçu sept BET Hip Hop Awards, six American Music Awards, quatre Billboard Music Awards et trois MTV Video Music Awards. Et peu de musiciens vendent plus qu’elle.

Cette année, Nicki Minaj était encore une fois nommée dans la catégorie meilleure rappeuse. Mais elle a dû s’incliner devant une concurrente sérieuse, Cardi B. Trois mois à peine après la sortie de son premier album, Invasion of Privacy, la New-Yorkaise a remporté le prix. Enceinte du rappeur de Migos Offset, elle n’était pas présente à la cérémonie mais celui-ci a tenu à remercier son « épouse », sans toutefois lui voler la vedette : c’est elle la plus écoutée. Son nom figure même sur la liste des 100 personnes les plus influentes du magazine Time en 2018.

Cette popularité n’est pas toujours convertie en prix : si Nicki Minaj et Cardi B l’emportent souvent quand elles se mesurent à d’autres rappeuses, les récompenses qui mélangent les genres leur réussissent moins. Aux Grammys, cette année, la seconde était nommée dans la catégorie meilleur titre et meilleur concert de rap. Elle a finalement perdu contre un homme, Kendrick Lamar. Avant elle, Nicki Minaj a été nominée dix fois sans jamais repartir avec le titre. Une seule femme s’en est jamais emparée pour un morceau de hip-hop, quoiqu’en tant que membre du groupe The Fugees : Lauryn Hill. Invitée à 22 reprises, Missy Eliott n’a pour sa part pu glaner que quatre récompenses pour ses concerts.

Cardi B
Crédits : Wikimedia commons

À travers un milieu encore majoritairement peuplé d’hommes, la voie n’est pas exactement royale pour les femmes. « Elles sont moins visibles dans le rap comme dans les autres secteurs de la société », constate Eloïse Bouton, fondatrice de Madame Rap, premier média en France dédié aux femmes dans le hip-hop. « Quel que soit le pays, le style ou les textes, les rappeuses ont souvent des difficultés à accéder aux médias grands publics, à participer à des festivals ou à des concerts. On les appelle pour des événements dédiés seulement aux femmes. »

Sans compter que « des acteurs masculins occupent la plupart des postes clés dans l’industrie. Ils les considèrent comme des investissements à risque », estime Keivan Djavadzadeh, docteur en science politique, auteur d’une thèse sur « le genre, la race et la sexualité dans le rap féminin ».

Mais, dans la difficulté des débuts, celles qui sont parvenues a se distinguer n’ont-elle pas forgé un style riche car forcément exigeant ? Nicki Minaj a « une gamme vocale qui peut aller du gazouillement aigu au grognement en quelques mesures », constate l’écrivaine américaine Roxane Gay, autrice de Bad Feminist. « Dans la musique comme dans la conversation, elle aime jouer avec les accents, passant du langage de la classe aisée californienne à l’argot de son île, Trinité-et-Tobago. Pendant notre rencontre, elle a pris un accent britannique quelques fois avant de retrouver sa voix normale sans effort, avec un rythme inchangé qui rappelle sa jeunesse dans le Queens. »

Alors, parce qu’elle avait plus à prouver qu’un homme, la rappeuse n’a-t-elle pas développé une technique particulièrement sophistiquée ? Et si tel est le cas, est-elle reconnue à sa juste valeur ? Lors du concours MC Battle for World Supremacy organisé en 1985, la rappeuse Roxanne Shanté s’était inclinée en finale à cause de la mauvaise note attribuée par Kurtis Blow.

« Tout le monde me disait : “Tu as gagné.” Mais Kurtis Blow m’a mis un 2 pour que je perde. Plus tard, il m’en a expliqué la raison : “À l’époque, les rappeurs commençaient à obtenir des gros contrats, à être acceptés par des médias mainstream qui veulent toujours savoir qui est le meilleur. Pour le bien du hip-hop, le meilleur ne pouvait pas être une fille de 15 ans.” » Il a fallu attendre 2014 pour que le magazine Complex élise Nicki Minaj « meilleur rappeur ».

De Kim à Nicki

Née en 1982 à Saint-James, sur l’île de Trinité-et-Tobago, Onika Tanya Maraj est arrivée dans le Queens à l’âge de 5 ans avec ses parents, chanteurs de gospel, et ses deux frères. Une fois à New York, la jeune fille voyage de nouveau à travers les livres. « C’était une échappatoire », avoue-t-elle avant de produire la sonnerie d’un téléphone avec la bouche quand on lui demande ce qui l’effrayait. « Je ne sais pas. Dans tous ces livres, il y avait de grandes maisons et ils avaient de belles choses. J’ai toujours espéré que ça pourrait être ma famille. » Moins faste, le quotidien des Maraj est dilué dans les addictions du père. « Quand il était sous crack, il était plus apaisé, alors que quand il buvait il devenait colérique et violent », décrit-elle.

Plutôt que de parler des effets de la drogue, Onika Tanya évoque leur « esprit ». C’est comme si un mauvais génie hantait la famille. Une nuit, raconte la chanteuse, la mère voit en rêve son mari brûler la maison. Par précaution, elle envoie ses enfant dormir chez un ami, sur quoi il met effectivement le feu au domicile, heureusement sans faire de victime. Elle se sauve à temps mais ne peut guère échapper à ses coups. « Nous avons déménagé tant de fois quand j’étais enfant », raconte Nicki. « Nous le fuyions mais à chaque fois il nous retrouvait. » Jamais le couple ne se sépare. Après une cure, Robert Maraj retrouve le calme et le chemin de l’église avec Carol.

« À l’époque, je pensais qu’elle restait pour des raisons financières », retrace leur fille. « Très tôt, j’ai considéré que ne pas être indépendante financièrement était une malédiction pour les femmes. Maintenant je réalise qu’elles restent, qu’il soit riche ou pauvre. C’est juste une faiblesse. » Onika prend la direction d’Hollywood. Depuis sa chambre, la fillette chante et s’invente des personnages, afin d’être prête pour la carrière d’actrice à laquelle elle se destine dès 6 ans. Avant d’entrer à l’école artistique LaGuardia pour étudier la comédie, elle ne s’identifie pas seulement à des actrices mais aussi à des rappeuses. Nicki Minaj cite aujourd’hui en exemple Foxy Brown et fait l’impasse sur Lil’ Kim, avec qui elle est en froid. Mais elle emprunte la pause de cette dernière sur l’album de 1996 Hard Core, pour la pochette de sa Suck a Free mixtape.

À gauche, Nicki, à droite, Lil’ Kim

Foxy Brown et Lil’ Kim « associent une féminité visuelle avec un discours rhétoriquement masculin dans la deuxième moitié des années 1990 », observe Keivan Djavadzadeh. Comme les groupes H.W.A. (« Hoes Wit Attitude ») et B.W.P. (« Bytches With Problems »), elles investissent le gangsta rap. Son imagerie comprend certes des images dégradantes pour les femmes, mais le genre « n’est pas forcément plus sexiste que la pop de Robin Thickle ou Maroon 5 », nuance Éloïse Bouton. En se la réappropriant, « les rappeuses mettent en scène différents fantasmes de revanche », ajoute le chercheur. Pour Onika Maraj, il n’est plus question d’échapper à sa condition de femme ni à son père. Le moment est venu de battre les hommes à leur propre jeu.

« J’en ai des plus grosses que les mecs, je l’ai toujours su », affirme-t-elle aujourd’hui en échos à Lil’ Kim, qui se définissait comme « la première femme roi » dans le titre « Lil’ Drummer Boy », sorti en 2000. À cette période, Maraj étudie la comédie à LaGuardia. L’année suivante, son diplôme en poche, elle obtient un rôle dans la pièce In Case You Forget, jouée dans un petit théâtre de New York. Mais les propositions ne se bousculent pas. Sans passion, les emplois s’enchaînent, les licenciements aussi. Sur le cahier qui lui sert à prendre les commandes des clients du Red Lobsters, un restaurant de New York où elle sert, l’apprentie actrice griffonne des paroles.

Avec la même spontanéité, la Trinidadienne couche huit lignes sur un morceau de papier trouvé dans un petit studio d’une connaissance. Le rappeur qui enregistre accepte de lui laisser le micro, mais veut d’abord entendre ses paroles. « J’étais timide alors je lui ai dit : “Je ne peux pas juste y aller et les cracher ?” » se souvient-elle. Quelques jours plus tard, elle le voit au volant d’une voiture en train d’écouter fièrement sa voix. Onika Maraj commence à croire en elle.

À seulement 25 ans, Cardi B a réalisé le rêve de suprématie de Lil’ Kim.

La chanteuse intègre le groupe Hoodstars, jusqu’ici composé de trois hommes. Elle fréquente l’un d’eux, Safaree Samuels. Mais puisque aucun contrat n’arrive, elle tente l’aventure seule. « Au début, j’avais beaucoup d’éléments contre moi », regrette-t-elle. « J’étais noire, j’étais une femme, et une femme qui rappait. Peu importe le nombre de fois que j’apparaissais sur un morceau avec les MC préférés de tout le monde, même si je rivalisais avec eux, le milieu ne voulait me respecter ni comme rappeuse, ni comme autrice. J’ai dû faire mes preuves une centaine de fois, alors que les mecs qui arrivaient au même moment recevaient les honneurs beaucoup plus vite. »

En 2006, le producteur Big Fendi lui trouve un nouveau nom et une image : Nicki Minaj sera la nouvelle Lil’ Kim. Comme elle, elle portera des perruques et sera remarquée par son style explicite. En 2010, l’album Pink Friday couronne cette stratégie. La même année, sur le morceau « Monster », elle lance à Kanye West, Jay-Z et Rick Ross qu’ils peuvent bien être les rois, ils n’en sont pas moins condamnés à la regarder conquérir le trône.

Mélange des genres

Trois jours avant les BET Awards 2018, Lil’ Kim a tranché. Entre Nicki Minaj et Cardi B, elle n’hésite pas une seconde : « Cardi est ma pote, je ne connais pas l’autre », cingle la rappeuse au micro de Entertainment Tonight, lors d’une soirée organisée par la marque de vêtements de Paris Hilton. « Je suis si excitée pour mon amie, Cardi. J’attends avec impatience son enfant. Je t’aime Cardi. » Son engouement n’est pas nouveau. Quand « Bodak Yellow » est devenu le premier morceau interprété par une rappeuse à se classer numéro 1 du Billboard Hot 100, il s’affichait déjà sur Twitter : « Bravo à ma chérie, Cardi B, j’ai toujours su que ce jour arriverait, je suis si contente et fière de toi ! » écrivait alors la doyenne du gangsta rap.

À seulement 25 ans, Cardi B a réalisé le rêve de suprématie de Lil’ Kim. Son titre au Billboard Hot 100 est le signe que « tout ce qu’un homme peut faire, je peux le faire », disait en février 2018 la benjamine. « J’étais en haut des charts, je suis une femme et je l’ai fait, je me sens l’égale d’un homme. Le féminisme c’est simple : une femme peut faire les mêmes choses qu’un homme. » Mais leurs ascensions ne sont pas exactement les mêmes. Comme Nicki Minaj et Foxy Brown, Cardi B a grandi à New York et possède des ancêtres à Trinité-et-Tobago. D’autres rappeuses reconnues aujourd’hui sont originaires des Caraïbes, qu’il s’agisse de Princess Nokia (Porto Rico) ou de Stefflon Don (Jamaïque).

Stefflon Don

Née le 14 décembre 1991 à Birmingham, en Grande-Bretagne, cette dernière a grandi en écoutant du reggae, les Destiny’s Child, Missy Eliott, Eve et Lil’ Kim. Sa musique intègre de l’argot jamaïcain mais elle est aussi influencée par les communautés émigrées de Rotterdam, où elle a vécu entre ses 4 et 14 ans : on y trouve des touches marocaines, turques, ou surinamaises. « Ça m’a fait aimer des personnes de tous horizons, et j’ai compris comment faire les choses différemment », explique-t-elle. De retour à Londres, elle a été inspirée par le charisme de Lil’Kim. « Je me suis dit que je voulais être cette fille qui dit ce qu’elle veut sur ce morceau et tue tout le monde. » La rappeuse trans Quay Dash a un souvenir proche : « Je me reconnaissais dans cette fille », sourit-elle.

Finalement, toutes se rêvent en « première femme roi ». Elles en reprennent les positions lascives associées à des textes crus. « Lil’ Kim a imposé dans la culture mainstream l’image paradigmatique de la Queen Bitch, une rappeuse hardcore et sexuelle qui met le monde et les hommes à ses pieds », analyse Keivan Djavadzadeh. Le rôle allait bien à Cardi B. Née Belcalis Almanzar le 11 octobre 1992, la jeune femme s’est découverte « queen bitch » lorsqu’elle travaillait comme strip-teaseuse. Alors que ce métier était au départ un moyen d’échapper à un homme qui lui « dictait » sa conduite, c’est devenu son marchepied. Les Russes qu’elle croisait sur le podium « étaient si méchantes avec les hommes », se souvient-elle, « que ça a développé mon ego ».

Alors que son compte en banque gonfle lui aussi, Cardi B commence à jouer avec cet ego sur Instagram et YouTube. Elle y parle de ses relations, donne des conseils et lance des blagues avec l’emphase que le monde lui connaît désormais. « Je me suis dit qu’avec ma popularité et ma fanbase je pourrais investir dans la musique. » Ce qui n’était au départ qu’un autre moyen de faire un peu d’argent devient une carrière. En novembre 2015, elle fait ses débuts sur une radio jamaïcaine, avant de conquérir le monde avec « Bodak Yellow », en juin 2017.

Cardi B n’a pas oublié son ancien travail. « Les hommes disent toujours ce qu’ils veulent faire avec une femme : ils veulent du sexe, du sexe oral et ensuite tu peux aller te faire foutre », décrit-elle. Mais, elle se plaît désormais à en faire de même. « Merci de me soutenir et si vous ne le faites pas, sucez ma b*** », paradait-elle en souriant dans une vidéo d’avril 2018. « Je dis que “je pense avec ma b***” parce que je ne veux même plus faire référence à mes organes féminins », glisse pour sa part Nicki Minaj. Les deux femmes aiment le mélange des genres. Car, remarque Éloïse Bouton, « le rap est une musique moderne qui évolue à la même vitesse que la société, ça bouge très vite. Sa scène queer a bousculé ces codes virilistes. L’identité est plus fluide et la binarité moins présente. » Ce n’est pas Quay Dash qui dirait le contraire. « Oui j’ai une b*** et je m’en fous », dit-elle. Quelle importance ?


Couverture : Nicki VS Cardi. (Ulyces/Sandro Katalina)