Les djinns d’Oman

Mohammed al-Hinai montre du doigt l’emplacement où le brasier est apparu il y a huit mois. C’était là, juste derrière sa modeste maison de ciment. Aujourd’hui encore, comme si le feu pouvait reprendre à tout moment, Mohammed s’arrête après quelques pas dans sa cour. D’un geste hésitant, il dessine les contours de l’endroit où des flammes vertes ont dansé à la surface du sable pendant de longues minutes. Ses doigts tremblent alors qu’il trace les étranges diagonales dont il se souvient. Sous le soleil ardent de ce coin du désert, une combustion spontanée n’étonnerait pas grand monde. Sauf que le brasier que décrit Mohammed est apparu au milieu du sable et des pierres pendant une nuit claire et glaciale de l’hiver omanais. Et ce n’est pas tout. Il y a cet affreux gloussement qu’il a entendu résonner dans les flammes, et cette femme vêtue de haillons, d’une pâleur de mort, qui se tenait perchée sur le jujubier de la cour avant que l’incendie ne se déclare. Elle a disparu aussitôt.

ulyces-djinnoman-01

Le fort de Bahla
Crédits : Gaar Adams

Mohammed ne traîne pas longtemps dehors. Il grimpe rapidement les quelques marches qui le ramènent à l’intérieur et s’assure d’avoir bien fermé la porte derrière lui avant que nous ne poursuivions notre discussion au coin du feu. Car dehors, cachés parmi les dunes et les broussailles qui s’étendent par-delà l’horizon, les démons qui ont envahi Bahla, une oasis du Sultanat d’Oman, sont sûrement en train d’écouter. Pieux musulman, Mohammed a étudié à la première université du pays. Il est aujourd’hui père de cinq enfants et contremaître d’une usine à 30 kilomètres de là. Il n’a rien d’un homme en proie au délire et il n’est pas le seul à avoir vécu cette expérience troublante. À Bahla, les histoires de rencontres avec des esprits malins abondent – tout comme les théories sur la raison de leur venue – et ont dépassé cette communauté soudée pour se répandre aux quatre coins du pays. 220px-1719_tales_60« C’est à cette heure-ci – un vendredi à l’heure de la prière du soir – que les djinns sont le plus actif à Bahla », explique Mohammed al-Hinai alors que le soleil lance ses derniers rayons. Il s’applique à fermer étroitement les stores de son salon. « Ici, tout le monde les a déjà rencontrés au moins une fois », poursuit-il à voix basse, pour ne pas être entendu des djinns. La fréquence de ces rencontres a divisé la communauté sur la réaction à adopter face aux esprits. Peut-on y faire quelque chose ou ne devrait-on même pas en parler ? Ici à Bahla, les djinns sont aussi réels que l’obscurité qui enveloppe chaque nuit les murs de cet avant-poste désertique.

Bahla

La croyance en des esprits malins – qu’il s’agisse des banshees gémissantes de la mythologie celtique irlandaise ou des jikininki mangeurs de cadavres de la tradition bouddhiste japonaise – transcende les notions de géographie, de religion ou d’ethnicité. Et ces croyances n’appartiennent en aucun cas au passé : en 2013, un sondage Harris a révélé qu’outre le fait que les deux tiers des Américains croient à l’existence des anges, plus d’un quart de la population des États-Unis croit à l’existence des sorcières et près de la moitié aux fantômes. Au sein de la communauté musulmane – la deuxième religion au monde –, croire aux esprits est très répandu, et les textes islamiques ne sont pas avares en descriptions. Le Coran raconte l’histoire de la naissance du jinn, une créature surnaturelle née d’un « feu sans fumée », et plusieurs versets et hadiths (les recueils de citations attribuées au prophète Mahomet qui complètent le livre sacré de l’islam) donnent de plus amples détails sur les origines et le fonctionnement des djinns. Ces textes en donnent une image inquiétante : il s’agirait de créatures très puissantes créées par Allah, tout comme les humains, mais enclins à suivre les ordres maléfiques d’Iblis, un djinn arrogant (connu plus tard sous le nom de Satan) qui a refusé de se plier à la supériorité d’Adam et s’est juré de détourner tous les hommes du droit chemin. Les djinns se tapissent dans les endroits sombres et sales, et la doctrine islamique offre même une invocation pour chasser ces esprits lorsqu’ils se terrent dans des lieux obscurs et impurs comme les salles de bain : « Je prends refuge dans les paroles sublimes de Dieu contre Sa colère, Son châtiment, le mal de ses sujets, les suggestions des diables et contre leur présence. » ce_2vmvukaejr3xCertaines études affirment que la croyance aux djinns est très répandue dans le monde musulman.  Celles menées récemment au Maroc, au Pakistan et au sein de la communauté musulmane anglaise révèlent que plus de 80 % des musulmans croient aux djinns. Dans les théocraties comme l’Arabie saoudite, les djinns ont régulièrement des démêlés avec la justice. Dans une affaire datant de 2009, une famille de Médine a cherché à poursuivre un djinn en justice pour harcèlement. Ils prétendaient qu’il aurait expulsé la famille de leur propre maison. La tradition orale est copieuse au sujet des djinns, et ces histoires courent jusqu’à Casablanca, même si c’est en Arabie que la plupart de ces contes sont nés. « La péninsule arabique est le foyer central des djinns. En tant que berceau de l’Islam, elle est au cœur de nombreuses légendes et croyances liées aux djinns », écrit le chercheur Robert Lebling dans son livre Légendes des esprits du feu : Djinns et génies de l’Arabie à Zanzibar. Mais pourquoi Bahla, une ville située au milieu de nulle part, à des milliers de kilomètres de l’épicentre de l’islam, est-elle autant touchée ? À la manière des djinns tapis dans les ténèbres, les indices sont cachés dans les profondeurs de son histoire particulière.

~

Encerclée par un vaste massif montagneux au nord et un désert à perte de vue au sud, Bahla ressemble de prime abord aux nombreuses villes enfilées comme des perles le long des routes sinueuses de l’intérieur d’Oman. Mais une structure imposante permet à Bahla de s’en démarquer : son fort en briques d’adobe datant du XIIe siècle, qui surplombe la ville et ombrage la place du marché qui s’étend à ses pieds. Depuis cette place forte de l’islam médiéval, la tribu des Banu Nabhan ont régné en maîtres pendant trois siècles sur la région. L’ibadisme, le courant dominant de l’islam en Oman, y est également né – tout comme les histoires de djinns maléfiques qui tourmentent la région. « Bahla était le centre militaire, religieux et politique de la région à cette époque », explique Abdulfattah al-Humairi, historien qui a travaillé sur le fort de Bahla pendant les 25 années de sa méticuleuse restauration entre 1987 et 2012. Il est assis aux pieds de sa magnifique tour de 50 mètres. « Les gens puissants attirent des djinns puissants », dit-il, se souvenant des histoires d’anciens généraux bahlawis, suffisamment puissants pour commander aux djinns depuis les remparts. Mais les habitants de Bahla réclamaient davantage que des figures exaltantes. Perdus dans cet impitoyable désert médiéval, ils avaient besoin d’une protection tangible, qui s’est concrétisée sous la forme de murs d’enceinte impressionnants. Longs de 14 kilomètres, ils ont été construits au XVe siècle. Ce mur leur a conféré une sécurité bien réelle, et il est devenu emblématique de la ville auprès des étrangers et dans tous les esprits, aujourd’hui encore.

ulyces-djinnoman-02

Une des trois mosquées en ruine
Crédits : Gaar Adams

L’extérieur des murs était synonyme de danger : des histoires circulaient en ville à propos de Bédouins qui « venaient entre les murs de la ville pour kidnapper des gens et les amener à Dubaï ou en Arabie saoudite pour les vendre, tels des chèvres » ; ou bien à propos « d’esprits maléfiques qui mangeaient des chiens et cannibalisaient des humains », écrit le Dr Mandana Limbert, professeur agrégé d’anthropologie à l’université de New York, dans son livre sur Bahla. De nos jours, nombreux sont les Bahlawis qui perpétuent des histoires empruntes de méfiance à l’égard de trois mosquées antiques – aujourd’hui en ruine – qui se trouvaient juste à l’extérieur des murs de la ville. « Nos grands-parents nous ont raconté qu’il s’agissait d’anciennes mosquées soufies », raconte un Bahlawi de 70 ans autour d’une tasse de thé, sur la place centrale de la ville. « Certaines histoires disent que ces mosquées volaient et ont atterri ici un jour. D’autres disent que les Soufis ont été  bannis de leur ville natale parce qu’il collaboraient avec les djinns, et qu’ils les ont ramenés ici », continue-t-il. Bien que les histoires de djinns existaient dans la région avant même la construction du fort (le mot « goule » vient de gul, un monstre des contes arabes pré-islamiques), ils sont désormais profondément ancrés dans la mythologie de la ville. Que ces histoires d’esprits cannibales ou de mystérieux étrangers soufis à Bahla contiennent un brin de vérité ou non.

Zar

Aujourd’hui, les histoires d’apparition de djinns à Bahla restent perturbantes, voire carrément glaçantes pour certaines. Une famille m’a confié qu’ils étaient réveillés chaque semaine par de faibles gémissements à l’extérieur de leur maison – et chaque semaine, ils trouvaient d’étranges monticules de sable et de pierre méticuleusement empilés juste en dessous de la fenêtre de la chambre de leur petit garçon. Des fermiers racontent qu’ils entendent des djinns qui hantent les oasis qui parsèment la ville, les harcelant au crépuscule en criant leurs noms à travers la vallée jusqu’à ce qu’ils soient perdus ou transis de froid.

À Oman, il existe un rituel d’exorcisme connu sous le nom de zar.

Mais être possédé par ces esprits malveillants est encore plus terrifiant que ces rencontres fugaces. Si les douleurs physiques sont déconcertantes – un homme a soufflé fort dans mes oreilles pour me donner une idée des bourdonnements qu’il ressent depuis des mois –, les conséquences mentales et les changements de personnalités sont vraiment dérangeants. « Certaines nuits, je retrouvais mon frère marmonnant des mots incompréhensibles face à un mur », raconte un homme à propos de son frère d’une trentaine d’années. Dans la plus ancienne partie des souks du centre-ville de Bahla, les commerçants pointent nerveusement du doigt deux endroits où l’on prétend que les esprits prennent possession des humains – un vieux perron près d’un magasin de thé ainsi qu’un arbre feuillu qui ombrage le marché de la place principale. Certains de mes interlocuteurs affirment qu’une âme est susceptible d’être possédée par un djinn si le cœur ne reconnaît pas comme il se doit le pouvoir de Dieu. « Beaucoup de gens “attrapent” un djinn parce qu’ils ne commencent pas leurs phrases ou leurs actions par bismillah (“au nom de Dieu”) ou parce qu’ils font des compliments d’abord sans dire mashallah (“selon la volonté de Dieu”) », m’explique Mohammed al-Wardi, un ancien commerçant qui passe désormais ses journées à lire le Coran sur le marché. C’est le traitement réservé à ceux qui ont été possédés par un djinn qui constitue le sujet le plus délicat en ville. « Avec les djinns, la frontière est mince entre l’islam et quelque chose d’autre », dit un jeune habitant. « L’exorcisme fait partie de ce “quelque chose d’autre” », il s’arrête pour chercher le mot juste. « “Quelque chose” de plus sombre encore que les djinns. »

0-pm9h6scolgn9repq

Un arbre à éviter à tout prix
Crédits : Gaar Adams

Tout comme la chrétienté et d’autres religions croient en des esprits non-humains, l’islam a ses propres traditions d’exorcisme. Mais à Oman, il existe également un autre rituel d’exorcisme, connu sous le nom de zar. Dans une revue spécialisée, le Dr Samir al-Adawi, psychiatre et chercheur à l’université omanaise du Sultan Qaboos, décrit le fonctionnement d’un exorcisme zar :

L’essence de ce rituel consiste à contraindre l’esprit à posséder le médium pour qu’il révèle la raison pour laquelle il a possédé la personne en particulier. Le chaman leurre son propre esprit Zar pour le ou la posséder. Le chaman appâte alors l’esprit Zar inconnu de la personne possédée… Le client, ou “mobtala’a” (le possédé ou l’affligé) revêt une tenue spéciale pour l’occasion et jeûne souvent jusqu’à la fin de la cérémonie… Le chaman est parfois aussi formé au chant et connaît les musiques et les rythmes de chaque esprit. Lorsqu’il ou elle chante la chanson de l’esprit, il en observe la réaction, et il ou elle diagnostique quel type d’esprit a pris possession de la personne et décide de la façon de “l’exorciser”.

À Bahla, le zar inquiète car on ne sait pas si sa cérémonie et ses rites peuvent être classés en tant qu’exorcisme islamique, parallèle à celui-ci ou, plus inquiétant, s’il n’est pas impie. Il se pourrait qu’il appartienne au shirk, des croyances qui ne sont pas conciliables avec le monothéisme de l’islam. Bien qu’il soit pratiqué dans plusieurs pays à majorité musulmane, de l’Égypte à l’Iran, le zar est probablement originaire d’Éthiopie et est entré dans le monde musulman avec les esclaves éthiopiens. À Oman, le zar est apparu par l’intermédiaire des esclaves venus de Zanzibar au XIXe siècle, lorsque de vastes territoires d’Afrique de l’Est étaient contrôlés par Oman – ce lien avec Zanzibar n’est pas sans poser problème pour certains Omanais. « Tout comme les États-Unis, Oman a une histoire faite de tensions ethniques et culturelles avec les descendants d’esclaves », explique Said al-Ismaili, professeur omanais qui affirme communiquer avec des djinns depuis deux décennies. « Certains Omanais pensent que l’héritage zanzibari d’Oman est purement étranger et s’en méfient. » Mais les gens qui pratiquent le zar mettent en avant l’essence intrinsèquement islamique de la cérémonie. « J’ai entendu des gens raconter que le zar consiste à manger du charbon chaud, à accomplir des rites sexuels au milieu du désert, ou à faire des sacrifices humains – n’importe quoi », dit Hari bak-Shukhaili, un exorciste zar qui dit avoir traité plus de 5 000 patients au cours de ses 20 années de carrière, dont une grande partie à Bahla et ses alentours. « On cherche seulement à réveiller les démons à l’intérieur du corps et libérer les gens de ces démons. C’est parfaitement islamique », insiste-t-il.

moalim-salim

Un habitant de Bahla se confie
Crédits : Baxter Jackson

Pour appuyer ses arguments, al-Shukhaili fait venir son fils, qui est aussi son apprenti – les compétences des exorcistes zar se transmettent souvent de génération en génération – pour raconter un de ses cas les plus désespérés : un homme et une femme sont venus le voir après avoir perdu 11 enfants sans qu’aucun n’atteigne l’âge de trois ans. Après l’exorcisme, durant lequel al-Shukhaili dit s’être battu contre le djinn de la femme, le couple a eu trois enfants – tous en bonne santé et bientôt adolescents. « Le seul “sacrifice” auquel ils ont dû consentir est un petit zakat [la charité islamique] », rajoute le fils de al-Shukhaili. « Ce qu’on a fait ce jour-là était islamique. » Al-Shukhaili est particulièrement agacé par certaines histoires d’esprits qu’il entend en ville et qui méprisent les croyances et pratiques zanzibaris à propos des Djinns. « Certains Omanais disent avoir vu leurs proches décédés se balader sur le marché et disparaître. Ça ce n’est pas l’islam, ce sont juste des histoires de fantômes », dit-il en balançant d’avant en arrière une amulette qu’il tient en main. « Mais au final, c’est un coup des Djinns » affirme-t-il en levant les yeux au ciel, alors que le soleil couchant assombrit la place centrale. « Ils veulent nous diviser – nos esprits et nos communautés –avec des disputes, des désaccords, ce genre de choses. Et tout ce temps les djinns restent là, à patienter. C’est le fléau de Bahla. »


Traduit de l’anglais par Clément Kolopp et Nicolas Prouillac d’après l’article « The Jinn of Oman », paru dans Pacific Standard. Couverture : Le fort de Bahla.