2 mai 2014 : Kevin McCoy, un artiste numérique américain désireux de créer un système plus équitable pour ses confrères, met au point avec son partenaire développeur Anil Dash la première œuvre certifiée NFT de l’histoire.

Baptisée Quantum, elle représente un octogone rempli de cercles concentriques pulsant de manière psychédélique. L’œuvre annonce pour Kevin McCoy un avenir radieux : celui où les artistes modestes, habitués jusqu’à présent à voir leurs œuvres pillées et repartagées sur les réseaux sans être crédités, prendront enfin le contrôle sur leur art avec un moyen sûr d’authentifier leur travail, une sorte de griffe numérique. Le concept du NFT était né, mais Kevin McCoy était loin d’imaginer que son idée, restée dans l’ombre pendant de nombreuses années, serait au centre de toutes les controverses aujourd’hui. « Il y a eu beaucoup d’incompréhension. Le monde de l’art traditionnel a eu du mal à comprendre le système et ce qui était proposé », se souvient McCoy. « De son côté, le monde des cryptomonnaies n’était pas intéressé par la question de l’art numérique. »

Quantum, de Kevin McCoy et Anil Dash

Un constat désormais bien différent. Devenu le sujet brûlant sur Internet ces derniers mois, les NFT sont partout. De Meta à Ubisoft, de Freeze Corleone à Eminem, chacun cherche à se positionner pour tirer son épingle du jeu. Les enthousiastes suivent avec une explosion des ventes de NFT, qui réalisent 4,7 milliards de dollars uniquement sur la semaine du 23 janvier 2022. Pourtant, des artistes de plus en plus nombreux tirent la sonnette d’alarme, pointant des failles sur les plateformes de reventes de NFT, notamment OpenSea, qui mettrait en vente une multitude de fausses œuvres ou des œuvres volées. Ce qui pousse certains à dire que malgré leur promesse initiale, les NFT sont un vaste scam organisé.

L’appel d’air

Si la question des NFT est aussi brûlante, c’est qu’elle s’est imposée aux yeux du grand public en seulement quelques mois. Depuis 2021, les ventes de NFT ont atteint des paliers records avec la vente de The Merge de l’artiste Pak, une œuvre numérique fragmentée en 226 434 parties vendues pour un total de 91,8 millions de dollars à plus de 28 000 acheteurs différents, entre le 2 et le 4 décembre dernier sur la plateforme Nifty. Des sommes qui encouragent des personnalités comme Eminem à investir eux aussi dans les NFT.

Début janvier, le dieu autoproclamé du rap s’est offert un ticket d’entrée à 450 000 dollars dans le Bored Ape Yatch Club, une communauté très select de collectionneurs NFT arborant un singe unique à leur effigie leur permettant d’obtenir certains accès à des événements privés en ligne ou IRL. Mais cette effervescence autour des NFT ne séduit pas tout le monde du rap. Kanye West a notamment fait part de son agacement à l’occasion d’un post sur Instagram le 1er février. « Ne me demandez pas de faire un p***** de NFT », s’énerve Ye. « Je me concentre pour créer des choses dans le monde réel. »

Le message de Ye

De leur côté, les entreprises se positionnant sur les NFT sont légion, saturant l’espace médiatique avec une technologie encore peu connue et instillant ainsi une défiance grandissante. Ainsi, 51 % des millennials estiment que les NFT sont une arnaque selon un sondage annuel de Tidio, une crainte qui monte à 82% pour les membres de la génération Z (2000-2010). Des chiffres qui coïncident avec les tollés pris par les entreprises qui tentent d’embrasser les NFT dans leur écosystème. Twitter s’y est lui-même frotté après avoir lancé en janvier dernier une fonctionnalité permettant à ses utilisateurs premium d’uploader leur NFT pour les exposer sur leur profil. Une initiative décriée par de nombreux utilisateurs dont Elon Musk, « agacé » par les ressources utilisées par Twitter dans ce genre de fonctionnalités.

Du côté du gaming, les NFT soulèvent également des débats enflammés entre éditeurs, développeurs et consommateurs. En novembre 2021 le directeur général d’Electronic Arts Andrew Wilson avait annoncé la volonté d’EA d’intégrer la technologie NFT à ses jeux vidéo, une décision présentée comme « le futur de l’industrie » par Wilson et accueillie par une grogne massive sur les réseaux, car les joueurs y voient un énième moyen pour l’entreprise d’intégrer des contenus payants à ses jeux. Trois mois plus tard, EA se montre plus réservé quant à l’implémentation de NFT dans ses futures productions. « Je crois que l’aspect collection continuera à être une partie importante de notre industrie. Que ce soit dans le cadre de la blockchain NFT, cela reste à voir », modère désormais Wilson. « Nous allons évaluer cela au fil du temps, mais pour l’instant, ce n’est pas quelque chose sur lequel nous nous acharnons. »

Et pour cause, les consommateurs ne sont pas les seuls à craindre l’implémentation des NFT dans l’industrie. Une étude de la Game Developers Conference a révélé en janvier que 70 % des développeurs de jeux vidéo sont hostiles aux NFT dans les jeux. « Ces technologies n’utilisent toujours pas d’énergie durable et sont une cible pour le blanchiment d’argent. En tant que développeur, je me sens profondément mal à l’aise à l’idée qu’elles soient encouragées », précise anonymement un des développeurs sondés.

Crypto punks

De nombreux aspects viennent en effet noircir le tableau dépeint par les enthousiastes des NFT. En théorie, chaque NFT, ou jeton non-fongible, associé à la technologie blockchain, est unique et impossible à reproduire. Cette protection garantit au collectionneur que son achat n’est pas contrefait et à l’artiste que son travail ne sera pas volé. Pourtant, les couacs ne cessent de s’accumuler pour les acteurs du milieu des NFT. Après le licenciement d’un de ses employés pour avoir détourné le système de vente à son avantage, la plateforme OpenSea est de nouveau au cœur de la polémique pour sa fonctionnalité permettant aux utilisateurs de créer gratuitement leur jeton non-fongible. Une fonctionnalité que la plateforme est désormais forcée d’endiguer après avoir révélé sur Twitter une faille majeure dans son système. « Plus de 80 % des articles créés avec cet outil étaient des œuvres plagiées, de fausses collections et du spam », admet OpenSea.

Crédits : OpenSea

De plus en plus d’artistes se soulèvent pour révéler le côté obscur du marché des NFT et déclarent avoir tout simplement vu leur travail leur être volé et vendu à leur insu sur certaines plateformes. C’est le cas d’Aja Trier, une artiste peintre américaine. En janvier 2022, un utilisateur non-identifié sur OpenSea, la plateforme dominante du marché de l’art NFT, a commencé à mettre en vente des dizaines de milliers de ses œuvres, souvent en plusieurs fois. Trente-sept d’entre elles ont été vendues avant qu’elle ne parvienne à convaincre la plateforme de les retirer. « Ils n’arrêtaient pas de les reprendre et de les refaire en tant que NFT », explique Aja Trier. « C’est tellement flagrant. Et si ça m’arrive à moi, ça peut arriver à n’importe qui ».

Effectivement, le cas de Aja est tout sauf isolé. Des artistes plus renommés, dont le concepteur de Detective Pikachu RJ Palmer, se sont également fait voler leurs œuvres. « Au cours des dernières 24 heures, j’ai dû signaler 29 cas de vol de mes œuvres en tant que NFT. C’est vraiment fatiguant et cela ne fait qu’empirer », a tweeté Palmer le mois dernier. « Tous les artistes que je connais se font voler leurs œuvres et c’est tout simplement injuste. Que pouvons-nous faire, c’est sans espoir. »

Le vol et le plagiat ne sont pas les seules problématiques que doivent gérer les plateformes de vente de NFT. La spéculation, inhérente à l’écosystème des NFT, amène également son lot de dérives. Ainsi LooksRare, la deuxième plateforme du secteur, a été épinglé en janvier dernier par la firme d’analyse NFT CryptoSlam, qui révèle que 87 % des transactions sur LooksRare constitueraient du « wash trading », une manipulation du marché consistant notamment à vendre et acheter en boucle la même œuvre pour faire monter son prix artificiellement ou empocher des bénéfices sur la transaction.

Crédits : LooksRare

Ce type de pratique a notamment été mis en lumière par l’affaire du « CryptoPunk 9998 », qui s’était vendu pour 532 millions de dollars en octobre 2021, avant d’être épinglé par son créateur sur Twitter. « Cette transaction (et un certain nombre d’autres) n’est pas un bug », a tweeté la société. « En un mot, quelqu’un s’est acheté ce punk avec de l’argent emprunté et a remboursé le prêt dans la même transaction. »

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Malgré les dérives, l’essor des NFT est bien parti pour se poursuivre et pourrait même trouver des applications au-delà du domaine du dématérialisé.

Certains s’impatientent ainsi de les voir déferler notamment dans le domaine de l’immobilier. « Je suis enthousiasmé par la façon dont les NFT vont être appliquées aux biens immobiliers du monde physique », déclarait Tim Draper, investisseur américain et grand partisan du bitcoin, en avril 2021. « Je soupçonne que les gens seront bientôt en mesure d’acheter un bâtiment, d’acheter les droits aériens et d’acheter les droits virtuels de tout espace physique. L’avenir est impressionnant. »

Des déclarations qui promettent encore de longues discussions autour des jetons non-fongibles et de leur fiabilité, loin d’être acquise pour le moment. Ce qui est sûr, c’est qu’à l’heure actuelle, ils enrichissent plus d’investisseurs et de fraudeurs qu’ils ne protègent d’artistes numériques.