« Le billet pour l’espace est trop cher. » C’est avec ces mots que le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos, a reçu le très prestigieux prix Buzz Aldrin Space Exploration lors du dîner de gala annuel du Club des explorateurs à New York, le 10 mars dernier. « Je suis en train de convertir ce que j’ai gagné avec Amazon en un billet bien moins cher afin que nous puissions explorer le système solaire », a-t-il ajouté, avant de se régaler de viande d’iguane.

Crédits : Emily Driscol/BonSci Films

Et de fait, la vente de ses actions lui permet de financer la firme Blue Origin, qui développe des fusées réutilisables dans le but affiché de réduire le coût des vols spatiaux. « Le monde connaît Jeff Bezos en tant qu’entrepreneur, mais pour nous c’est avant tout un explorateur de l’espace », renchérit le directeur du Club des explorateurs, Will Roseman. « Notre objectif est d’encourager et de promouvoir la recherche scientifique sur le terrain. Avec les bouleversements climatiques que nous connaissons aujourd’hui, nous n’avons jamais eu autant besoin d’explorer notre monde et de mieux le comprendre. »

Mais les membres du Club des explorateurs n’ont pas attendu que la question du réchauffement climatique ne se pose pour répondre à cet impératif.

Les premières fois

Comme le souligne leur site Internet, ses membres « se sont rendus responsables d’une illustre série de célèbres premières fois : première fois au pôle Nord, première fois au pôle Sud, première fois au sommet du mont Everest, première fois au plus profond de l’océan, première fois à la surface de la Lune ». « Tous les hommes qui ont marché sur la Lune sont des membres du Club des explorateurs », précise fièrement Will Roseman. Il compte aujourd’hui dans ses rangs, outre Jeff Bezos et Buzz Aldrin, des personnalités telles que le réalisateur James Cameron et l’entrepreneur Elon Musk.

Mais le tout premier membre du Club des explorateurs, Henry Collins Walsh, n’est pas très connu, du moins de notre côté de l’Atlantique. Cet Américain est pourtant né en Italie, en 1863, et il est rapidement devenu un historien et un journaliste prolifique, s’intéressant aussi bien au sort des femmes au Maroc qu’à l’exploration du Groenland. « Il suffit de penser à ce que l’exploration a fait depuis que Christophe Colomb a traversé les mers dans ses bateaux à coque pour estimer l’ampleur du travail accompli et de ce qu’il reste à faire », écrit-il un jour.

Le lieutenant Adolphus Greely

C’est sans doute ce vertige qui le pousse, en 1904, à réunir les plus brillants explorateurs de son époque au sein d’une société professionnelle. À commencer par l’archéologue Marshall Saville et l’ornithologue Frank Chapman, qui travaillent tous les deux au Muséum américain d’histoire naturelle de New York, et conduisent diverses expéditions en Amérique du Sud. Puis par les militaires David Brainard et Adolphus Greely, rares survivants de l’expédition de la baie de Lady Franklin, qui devait implanter une station météorologique sur l’île d’Ellesmere, et qui vit la plupart de ses membres périr de faim et de froid entre 1881 et 1884.

Henry Collins Walsh contacte ensuite le reporter de guerre Caspar Whitney, qui hésite un temps à le rejoindre dans sa nouvelle aventure. « Il y a deux types d’explorateurs », lui écrit-il. « Ceux que le monde connaît le mieux et qui découvrent les rivières, les pôles, les montagnes et les choses ; et ceux qui découvrent les gens tels qu’ils sont réellement. Ces derniers préféreraient établir un moyen de communication de pensée commun plutôt que d’avoir un sommet de montagne nommé d’après eux. » Un état d’esprit qui a finalement irrigué celui du Club des explorateurs à en croire son actuel directeur : « Un explorateur », dit-il, « doit avoir des compétences de communication et une solide connaissance de la culture dans laquelle il travaille, car la manière dont nous nous comportons a un impact parfois durable sur cette culture. »

Henry Collins Walsh contacte également le physicien Herschel Parker et l’ethnologue Frederic Cook. Ce dernier sera banni du Club des explorateurs en 1909, lorsque la véracité du compte-rendu de son expédition polaire de 1908 sera mise en doute. Il sera par ailleurs condamné à 14 ans d’emprisonnement pour escroquerie en 1923. Mais pour l’heure, il remplit comme les autres un court questionnaire sur sa vie et ses réalisations. Et comme les autres, il se met au travail dans une maison du 67 West Street, à New York.

Le scalp de yéti

Un siècle plus tard, le Club des explorateurs est passé de 7 à 3 000 membres. Il a donc dû troquer la maison de la 67 West Street pour un manoir du 70 East Street, de l’autre côté de Central Park. Acquis par le Club des explorateurs en 1965 pour la somme de 650 000 dollars, ce bâtiment de cinq étages a été construit en 1910 pour le collectionneur d’art Stephen Clark, et rebaptisé « Lowell Thomas Building » en l’honneur de l’écrivain qui a contribué à la célébrité de Lawrence d’Arabie. Sur le site Internet du Club, il est décrit comme un « lieu de réunion », mais il peut également être considéré comme un musée. Derrière ses murs de briques, ses vitraux et sa porte ornée de drapeaux, se cachent en effet de véritables trésors.

La table basse du premier étage provient de la base navale de Pearl Harbor. Quant à la chaise qui la côtoie, elle appartient à la dernière impératrice douairière de Chine. En montant au deuxième étage, où veille l’ours polaire Percy, on passe devant le globe planétaire géant utilisé en 1947 par l’anthropologue Thor Heyerdahl pour préparer son expédition du Kon-Tiki, c’est-à-dire rallier les îles polynésiennes depuis les côtes de l’Amérique du Sud avec un radeau afin d’expliquer le peuplement de l’Océanie. Un pari réussi en trois mois.

Le siège du Club des explorateurs à New York
Crédits : Jonathan S. Knowles

« Qu’on fût en 1947 avant ou après le Christ n’avait aucune importance », écrivit à son sujet Thor Heyerdahl. « Nous vivions, et cela nous le sentions avec force. Nous comprenions qu’avant l’âge de la technique les hommes avaient eu une vie bien pleine – oui, plus pleine et plus riche que celle des modernes. Le temps et l’évolution cessaient d’exister ; les choses qui étaient vraiment réelles et qui comptaient avaient toujours été les mêmes, le restaient aujourd’hui, le resteraient toujours. »

Au deuxième étage du Lowell Thomas Building se trouve la bibliothèque, qui renferme une petite partie des 13 000 livres composant la collection du Club des explorateurs. Le reste se trouve au cinquième étage, qui est également le gardien de 5 000 cartes, de 500 films, et d’objets aussi divers que des animaux empaillés, des défenses d’éléphants, la table sur laquelle ont été tracés les plans de la guerre hispano-américaine de 1898, ou encore un faux scalp de yéti.

Comme le raconte le Club des explorateurs, « à l’automne 1960, Edmund Hillary et Marlin Perkins se rendirent à Katmandou, au Népal, pour enquêter sur les rapports et les légendes concernant l’abominable homme des neiges, appelé Sherpa Yeti ». « Une partie importante de la preuve de l’existence de cette créature reposait sur un scalp, un objet vénéré et conservé pendant plus de 200 ans au Gompa – ou temple – dans le village de Khumjung. En examinant le scalp », poursuit le Club, « Perkins, en tant que zoologiste, parvint à la conclusion qu’il ne pouvait s’agir d’un cuir chevelu. Une étude des peaux d’animaux disponibles dans la région l’amena à penser que le scalp avait été fabriqué à partir de la peau d’un Saro de l’Himalaya. »

Le ciel comme limite ?

Pour devenir membre du Club des explorateurs, il ne suffit pas de voyager ou de prendre des risques. « Nous avons récemment reçu la candidature d’un homme qui a visité 72 pays, mais le voyage en soi ne nous intéresse pas », explique Will Roseman. « Pour qu’il mérite le titre d’exploration et vous vaille une entrée dans notre Club, il faut que ce voyage ait un objectif scientifique. Nous faisons la différence entre un aventurier et un explorateur. Par exemple, celui qui saute d’un avion pour le frisson du geste est un aventurier, alors que celui qui saute d’un avion pour mesurer l’impact d’un tel saut sur le corps humain est un explorateur. »

Sylvia Earle, une des premières femmes membre du Club des explorateurs
Crédits : OAR/National Undersea Research Program (NURP)

Pendant longtemps, le Club a également fait la différence entre les explorateurs et les exploratrices. En effet, ce n’est qu’à partir de l’année 1981 qu’il accueille ses premiers membres féminins. Parmi elles se trouvent l’océanographe Sylvia Earle, l’éthologue Dian Fossey, l’anthropologue Anna Roosevelt et l’astronaute Kathryn Sullivan, première Américaine à avoir effectué une sortie orbitale. Elle et David Leestma se sont aventurés à l’extérieur de la navette Challenger en octobre 1984 afin de tester un système de ravitaillement des satellites dans l’espace. Une opération complexe et risquée – dans la mesure où le carburant peut exploser s’il est sur-pressurisé ou chauffé – que les deux astronautes ont mené à bien en trois heures. « Exceptionnel », a alors lâché par radio la tour de contrôle.

Cette année, le Club des explorateurs a mis à l’honneur le travail de l’océanographe Edith Widder. « La carrière distinguée d’Edith Widder en tant qu’exploratrice des profondeurs marines l’a conduite dans certains des endroits les plus reculés et les plus inhospitaliers de la planète, à 3 000 pieds sous la surface de l’océan, où les pressions dépassent 1 300 livres par pouce carré », justifie-t-il.

Edith Widder
Crédits : Tom Smoyer

« La raison pour laquelle elle brave ces dangereuses profondeurs se trouve dans sa passion, l’étude de la façon dont les habitants de l’océan utilisent la bioluminescence pour les aider à survivre dans les endroits les plus sombres de l’océan », poursuit-il. « Cette passion l’a amenée à développer de nouvelles façons d’explorer la mer profonde et ses innovations ont permis des observations d’animaux et de comportements jamais réalisées auparavant, y compris les premières images d’un calmar géant dans la mer profonde. »

Cette passion explique sans doute aussi pourquoi Edith Widder a publiquement regretté que Jeff Bezos n’investisse pas son argent dans l’exploration de l’océan plutôt que dans l’exploration de l’espace. Mais elle était loin d’être la seule à émettre des réserves sur les choix du fondateur d’Amazon lors du dernier dîner de gala du Club des explorateurs. Le généticien James Watson a suggéré au milliardaire de ne consacrer qu’un quart de sa fortune à l’exploration spatiale, et tout le reste à notre planète. « Nous avons envoyé beaucoup de sondes sur chacune des planètes de ce système solaire, et croyez-moi, la nôtre est la meilleure », a reconnu Jeff Bezos avant d’expliquer ses motivations : « Je veux un monde pour les petits-enfants de mes petits-enfants, mais je veux aussi un monde dynamique, un monde en expansion et en croissance. Je ne crois pas à l’inertie. Et cette planète est accomplie. »


Couverture : Un membre du Club des explorateurs. (The Explorers Club)