« Je vous présente mes sincères excuses à tous. » Ces mots, prêtés à l’actrice chinoise Fan Bingbing, ont été postés dans la nuit du 2 au 3 octobre 2018 sur son compte officiel d’un réseau social chinois. « En tant que personnalité publique, j’aurais dû me conformer à la loi et être un exemple pour la société et l’industrie. La perspective de bénéfices économiques n’aurait pas dû me faire perdre ma retenue et éviter des procédures administratives, ce qui m’a mené à transgresser la loi. Sans le Parti communiste et les politiques justes de l’État, sans l’amour du peuple, il n’y aurait pas de Fan Bingbing. » Voilà des mois que la star ne s’était plus exprimée.

La lettre de Fan Bingbing

Son brusque communiqué fait écho à la décision du centre des impôts de la province du Jiangsu, au nord de Shanghai, d’infliger une amende de 883 millions de yuans (plus de 110 millions d’euros) à Fan Bingbing et ses sociétés pour évasion fiscale. La star a jusqu’au 31 décembre pour s’en acquitter si elle veut échapper à des poursuites criminelles, rapporte l’agence de presse locale Xinhua. L’actrice aurait manqué de payer plus de 30 millions d’euros de cotisations fiscales.

Fan Bingbing aurait été relâchée il y a deux semaines après plusieurs mois de « résidence surveillée dans un endroit donné » – une forme de « détention secrète », selon le South China Morning Post. Délivrée du village côtier que les autorités utiliseraient pour détenir les prévenus VIP, elle serait retournée chez elle à Pékin. Aucune image ne le prouve, cependant. Son agent a pour sa part été placé en détention pour avoir fait obstruction à l’enquête et tenté de détruire les preuves de sa culpabilité.

Fan Bingbing vient-elle donc de réapparaître aussi soudainement qu’elle s’était volatilisée ? Il est trop tôt pour l’affirmer car elle n’a plus été vue en public depuis des mois, et on ignore ce qu’il lui est arrivé pendant tout ce temps. Le mystère reste entier.

Une femme disparaît

Fan Bingbing est peut-être, bien malgré elle, en train de jouer dans le scénario le plus rocambolesque de sa carrière, pourtant déjà bien remplie. Cette actrice née le 16 septembre 1981 à Qingdao, dans la province chinoise du Shangdon, est devenue célèbre en 1997 grâce à son rôle dans la série taïwanaise Princess Pearl. Dix ans plus tard, elle ouvrait son propre studio de production, le Fan Bingbing Studio, et fondait une école d’arts à Pékin.

Fan Bingbing au festival de Cannes 2017
Crédits : Georges Biard

Son visage angélique a été à l’affiche de films comme Sacrifice de Chen Kaige, ou encore Shaolin de Benny Chan, et il a incarné des marques telles que Montblanc, Louis Vuitton, L’Oréal et Guerlain. Son interprétation de Clarice Ferguson, alias Blink, dans le blockbuster américain X-Men: Days of Future Past l’a fait connaître de ce côté du monde en 2014. Cette année-là, Fan Bingbing est devenue l’actrice la mieux payée de Chine selon le magazine Forbes. Et elle l’est restée.

En avril 2017, elle a reçu l’Asian Film Award de la meilleure actrice pour son rôle dans I Am Not Madame Bovary de Feng Xiaogang. Un mois plus tard, elle était membre du jury présidé par Pedro Almodovar lors du festival de Cannes. Mais depuis le 1er juillet dernier et sa visite d’un hôpital pour enfants, Fan Bingbing n’est plus apparue en public. Sur son compte Instagram, qui compte 3,8 millions d’abonnés, la dernière photographie a été ajoutée en mai.

Elle arpentait alors la Croisette pour défendre 355 de Simon Kinberg, aux côtés de Jessica Chastain, Penelope Cruz, Marion Cotillard et Lupita Nyong’o. Si sa disparition ne compromet pas encore la réalisation de ce film d’espionnage, dont le tournage est prévu en 2019, son éviction du casting pourrait toutefois signifier le retrait de la société chinoise Huayi Brothers, et priver la production de 20 millions de dollars.

Les rumeurs vont donc bon train. Le 31 août, un tabloïd hongkongais a prétendu que Fan Bingbing avait été aperçue à Los Angeles et qu’elle avait demandé l’asile aux États-Unis sur les conseils de Jackie Chan. Puis, un photomontage montrant l’actrice menottée et entourée de policières dans un commissariat chinois a largement été diffusé sur les réseaux sociaux.

Le 6 septembre, un média officiel chinois a annoncé que Fan Bingbing avait été placée « sous contrôle » et qu’elle « accepterait les décisions de justice ». Selon l’article, elle est soupçonnée d’évasion fiscale, « de prêts illégaux et d’autres formes de corruption », et pourrait donc « faire face à une procédure judiciaire dans le pire des cas ». Il a été supprimé quelques heures seulement après sa publication mais la chaîne de télévision américaine CNN a néanmoins affirmé, le 25 septembre, que Fan Bingbing avait « probablement » été enlevée par la Commission nationale de supervision chinoise.

Créé en mars 2018 par le Parlement chinois pour lutter contre la corruption, cet organe est autorisé à placer les suspects en détention. À l’instar de Chen Yong, ancien chauffeur d’un membre du Parti communiste qui a disparu début avril et a été déclaré accidentellement mort quelques semaines plus tard. Ou encore du journaliste Chen Jieren, qui a disparu en juillet, après avoir publié deux articles accusant, justement, des membres du Parti communiste.

La Commission nationale de supervision
Crédits : Xinhua/Li Tao

Les contrats yin-yang

Les ennuis de Fan Bingbing ont commencé à la fin du mois de mai dernier, lorsque le célèbre animateur de télévision chinois Cui Yongyuan a publié sur Weibo, l’équivalent local de Twitter, deux contrats censés être les siens pour le film Cell Phone 2. Le premier montre le salaire public de Fan Bingbing : 1,3 million d’euros pour quelques jours de tournage. Le deuxième fait état d’un cachet six fois supérieur à ce montant.

Ce type de doubles contrats, familièrement appelés « contrats yin-yang », permettent aux acteurs et aux actrices de déclarer à l’administration fiscale des sommes inférieures aux sommes qu’ils perçoivent réellement. Cette pratique illégale est bien connue de l’industrie du cinéma chinois. Elle l’est moins du public, sur qui les révélations de Cui Yongyuan ont eu l’effet d’une bombe.

Fan Bingbing a réfuté ses accusations par voie de communiqué, précisant qu’elle coopérerait « totalement avec les autorités » et qu’elle espérait «  que l’enquête [livrerait] bientôt son verdict et [pourrait] répondre aux doutes du public ». Elle a également lancé ses avocats contre l’animateur, qui a présenté des excuses et insinué que l’actrice était « gérée » par des gens peu consciencieux.

La campagne de lutte contre la corruption en Chine a été initiée par Xi Jinping en 2012.

Huayi Brothers, qui venait de faire tourner Fan Bingbing dans Cell Phone 2, a alors vu ses actions chuter en bourse. Le réalisateur du film, Feng Xiaogang, a lui aussi été accusé de fraude fiscale. Mais Fan Bingbing est restée au cœur du scandale qui a éclaboussé toute l’industrie du cinéma chinois. Le département de la propagande du Parti communiste l’a notamment accusée de « nourrir les tendances au culte de l’argent », demandant aux jeunes gens de ne plus « suivre aveuglément les gens célèbres ».

Début juin, l’administration fiscale a demandé aux autorités de la province du Jiangsu, où se trouve le studio de production de la star, de lancer une enquête sur les « rumeurs d’évasion fiscale utilisées par certains professionnels du cinéma et de la télévision ». Fin juin, l’agence de presse étatique Chine Nouvelle a annoncé que les autorités limiteraient les salaires excessifs et lutteraient contre la fraude fiscale dans le milieu du divertissement.

Elle a également rappelé les consignes, imposées en 2017 par l’Autorité de régulation du cinéma et de la télévision, selon lesquelles l’argent versé aux acteurs et aux actrices ne peut pas dépasser 40 % du budget total du film, tandis que l’argent versé aux têtes d’affiche ne peut pas dépasser 70 % des revenus totaux du casting.

Crédits : Festival de Cannes

En août, les principaux sites de streaming du pays, tels que Youku, iQiyi et Tencent Video, ont annoncé dans un communiqué commun qu’ils appelaient à boycotter les films dans lesquels jouent les acteurs et actrices « surpayés ». Fan Bingbing n’y était pas nommée. Une étude publiée le 11 septembre par une université de Pékin et un institut national de recherche l’a en revanche rangée à la dernière place des célébrités chinoises en termes de « responsabilité sociale ».

Cette étude semblait en outre vouloir porter un ultime coup à l’industrie du cinéma chinois. Basée sur « l’activité professionnelle, les activités caritatives et l’intégrité personnelle » des stars, elle visait en effet à déterminer si les célébrités ont un « rôle de modèle » ou au contraire un « impact social négatif » pour la population, et seulement neuf de ces célébrités ont obtenu un score supérieur à 60, considéré comme la moyenne. Mais l’industrie du cinéma n’est pas la première industrie du pays à voir se volatiliser mystérieusement l’une de ses figures de proue.

Le Warren Buffet chinois

La campagne de lutte contre la corruption en Chine a été initiée par Xi Jinping en 2012. Elle était alors menée par la Commission de discipline du Parti communiste qui avait, comme la Commission nationale de supervision, recours à la détention pour mener ses interrogatoires, dans le cadre d’une procédure familièrement appelée shuanggui. Extrêmement opaque, celle-ci permettait déjà d’appréhender quelqu’un sans notifier qui que ce soit.

Guo Guangchang
Crédits : 复星FOSUN/Ulyces.co

Comme le résume Sophie Richardson, directrice de recherches sur la Chine auprès de la division Asie de l’organisation Human Rights Watch, « la campagne anti-corruption du président Xi repose sur un système de détention abusif ». Et si elle n’a d’abord ciblé que les politiciens et les fonctionnaires, elle s’est ensuite étendue aux dirigeants d’entreprises, étatiques et privées.

Le 10 décembre 2015 à midi, le conglomérat Fosun n’est plus parvenu à contacter son patron, Guo Guangchang. Avec une fortune estimée à 7,3 milliards de dollars par Forbes, cet homme alors âgé de 48 ans compte parmi les plus riches de Chine. Surnommé « le Warren Buffet chinois », il a fondé son entreprise en 1992 pour commercialiser un test de dépistage de l’hépatite A, puis investi dans l’immobilier, les assurances et l’acier. Son portefeuille comprend également des marques étrangères telles que Thomas Cook et le Club Med.

Au même moment, des photographies montrant un homme lui ressemblant fortement entouré de quatre policiers en civil ont fait leur apparition sur les réseaux sociaux. Le lendemain, Fosun a annoncé la suspension du négoce de ses titres en bourse et publié un communiqué indiquant que Guo Guangchang assistait « les autorités judiciaires chinoises dans le cadre de certaines de leurs investigations ». Puis, le conglomérat s’est tu.

Quant à son patron, qui n’a reparu que le 14 décembre 2015, il n’a donné aucune explication. Certains pensent qu’ils a été interrogé sur le cas du vice-président de l’autorité chinoise de régulation des marchés, Yao Gang. D’autres, sur le cas du vice-maire de Shanghai, Ai Baojun. D’autres encore, sur celui du président du groupe Bright Food, Wang Zongnan.

En janvier 2016, le riche banquier Yang Zezhu est tombé du 12e étage d’un bâtiment de Wuhan. D’après Human Rights Watch, il est difficile de savoir si Yang, sur qui une enquête pour corruption avait été ouverte, était libre au moment de sa mort ou s’il était détenu par les autorités. D’après Reuters, il a laissé une lettre de suicide.

Un an après, à la veille du Nouvel an chinois, c’est au tour du milliardaire Xiao Jianhua de se volatiliser. Selon le Financial Times, cet homme de 46 ans connu pour entretenir des relations avec des hauts responsables du Parti est alors extrait de sa chambre d’hôtel par « des agents de sécurité publique chinois », puis conduit en Chine continentale.

Yang Zezhu
Crédits : Xinhua

Un texte qui lui est attribué dément : « Je pense personnellement que le gouvernement chinois est civilisé et bénéficie de l’État de droit. Je n’ai pas été enlevé. » Il précise que Xiao Jianhua a la nationalité canadienne et qu’il est soigné à l’étranger pour une maladie. Mais aujourd’hui encore, le milliardaire n’a toujours pas réapparu. D’après le South China Morning Post, il attend actuellement son procès en résidence surveillée, près de Shanghai.

D’autres hommes d’affaires, comme Mike Poon Ho Man (disparu en mai 2015 puis réapparu à Hong Kong six mois plus tard) et Mao Xiaofeng (disparu en janvier 2015), auraient abandonné leurs fonctions à la tête de leurs entreprises florissantes avant de passer entre les mains des autorités.

Fan Bingbing finira-t-elle, comme Guo Guangchang et Mike Poon Ho Man, par réapparaître ? À temps pour la sortie du film Air Strike, dont la date a déjà été décalée du 17 août dernier au 26 octobre prochain ? Rien n’est moins sûr, d’autant que son nom a été retiré de l’affiche, qu’elle partageait avec les acteurs américains Bruce Willis et Adrien Brody. Ce film réalisé par Xiao Feng aurait même été renvoyé au montage afin d’effacer l’actrice de la pellicule.

Le communiqué posté aujourd’hui sur son compte officiel n’était pas accompagné du moindre indice quant à la situation réelle de Fan Bingbing aujourd’hui – il reste encore à prouver qu’il a été écrit par elle. Et ces quelques mots ne sauraient faire oublier que son crédit social en Chine est à 0. Ce qui signifie entre autres qu’il lui est interdit de quitter le pays.


Couverture : Fan Bingbing dans X-Men: Days of the Future Past.