Sous des arbres feuillus, quelques pages agrafées à la main, Iván Márquez est tiré de l’ombre par un halo de lumière épiphanique. Jamais tranquille, sa main droite joue les métronomes, alors que ses yeux sont vissés aux centaines de mots qui sont couchés là, en rangs serrés ; comme s’ils avaient conscience de leur gravité.

Márquez n’est pas seul dans la lumière. À ses côtés, une vingtaine d’hommes et de femmes, équipés lourdement et vêtus de treillis vert, se tiennent immobiles l’air serein. On croirait voir des poupées de cire. Le bras droit de Márquez, Jesús Santrich, est là lui aussi, paré de ses éternelles lunettes noires. Derrière eux, le sigle FARC-EP (Forces armées révolutionnaires de Colombie – Armée du peuple) est sans aucun doute la vedette de cette petite réunion.

Iván Márquez et Jesús Santrich durant leur déclaration

Posté le 29 août au petit matin, ce discours agité de 32 minutes fait une entrée explosive sur les réseaux sociaux. C’est avec la même force qu’il pénètre ensuite dans les rédactions et les foyers du pays. L’ancien numéro deux des FARC vient d’annoncer la reprise de la guérilla armée, envoyant ainsi bouler l’accord de paix signé avec le gouvernement colombien du président Juan Manuel Santos en 2016. « Cette reprise des armes n’était pas attendue à ma connaissance », explique Gaspard Estrada, directeur exécutif de l’Observatoire Politique de l’Amérique latine et des Caraïbes (OPALC). « Mais il est clair que la situation sur le terrain se dégradait depuis un moment. » Par ce message fort, le retour aux armes d’une partie des FARC met en péril la paix déjà instable en Colombie.

Trahison

C’est « au nom du droit universel des peuples à se lever en armes face à l’oppression » que ce groupe d’ancien·ne·s membres de la guérilla des FARC s’est mis en marge du processus de paix. Dans son discours, plus de 55 ans après ce premier combat fondateur pour la rébellion marxiste, Iván Márquez annonce le début de « la seconde Marquetalia », plus d’un an après qu’il a renoncé à son siège de sénateur. Ils dénoncent « la trahison » par l’État du pacte de paix, après la tentative de l’actuel président Iván Duque de modifier l’accord de paix qu’il jugeait trop indulgent envers les ancien·ne·s rebelles.

« La fourberie, la duplicité et la perfidie, la modification unilatérale du texte de l’accord, la non-application de ses engagements de la part de l’État, les montages judiciaires et l’insécurité nous obligent à reprendre le maquis », poursuit l’homme. « Nous n’avons jamais été vaincus, ni défaits idéologiquement, c’est pour cela que la lutte continue. »

En face, « cette reprise des armes a été vivement critiquée par le parti Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común (FARC) et leurs anciens camarades », précise Gaspard Estrada. « Car ceux-ci ne veulent pas perdre l’option de la paix. » Condamné par Rodrigo Londoño – le chef du parti FARC –, qui évoque un « coup bas », le nouveau groupe annonce clairement ses intentions. Dans un premier temps, il sollicitera la dernière guérilla active de Colombie, l’Armée de libération nationale (ELN), afin de coordonner les « efforts avec la guérilla de l’ELN et avec ces camarades qui n’ont pas replié leurs drapeaux ».

Cette réaction est un coup dur pour la paix en Colombie, alors qu’il avait fallu quatre ans de négociations laborieuses au gouvernement et à la délégation rebelle (d’ailleurs menée par Márquez à l’époque) pour trouver un terrain d’entente. En 2016, le pays sort de près d’un demi-siècle de conflit qui se solde « par 220 000 morts, 60 000 disparus – bien plus que dans l’Argentine de la dictature – et quelque six millions de déplacés », résume Daniel Pécaut. Mais les pressions internationales sont nourries et arrivent de tous côtés pour encourager la démarche pacificatrice du président de l’époque, Juan Manuel Santos.

 

Le président colombien Juan Manuel Santos, le président cubain Raúl Castro et le leader des FARC Rodrigo Londoño en 2015 à Cuba. Crédits : Ernesto Mastrascusa

Le 24 novembre 2016 est la date à laquelle le Congrès de Bogota entérine finalement cet accord de paix, ignorant le référendum du 2 octobre qui lui était pourtant défavorable (50,21 %). Il est suivi par le désarmement de plus de 7 000 combattant·e·s des FARC en échange de la création d’un parti politique aux mêmes initiales assorti de dix places au Parlement : la Fuerza Alternativa Revolucionaria del Común. Juan Manuel Santos est même décoré du prix Nobel de la Paix, pour ses efforts en faveur du processus de paix. Mais dès sa signature, le devenir de cet accord est incertain.

Une Colombie polarisée

Le sociologue Daniel Pécaut s’est beaucoup intéressé aux enjeux de la transition à cette paix tant attendue. Paradoxalement, alors que le pays sortait d’un conflit long et meurtrier, cet accord de paix a été accueilli avec scepticisme par la population. Selon lui, cette hostilité globale vis-à-vis des FARC s’explique par le fait que, contrairement aux paramilitaires qui « ont reconnu nombre de leurs crimes », les guérilleros « se sont présentés en victimes du conflit sans admettre une responsabilité d’ensemble ».

Pour Pécaut, les défis sont considérables, depuis la corruption du pouvoir politique, jusqu’à ces grands propriétaires terriens qui détiennent la moitié des terres du pays. Il craint donc que leur nombre et leur complexité ne permettent pas aux accords de paix de faire entrer la Colombie dans une ère nouvelle.

Sans surprise, le processus de paix a d’ailleurs été au cœur de tous les débats durant les dernières élections présidentielles en juin 2018 – les premières en temps de paix en Colombie. Selon Erica Guevara, maîtresse de conférences à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, thème incontournable, elle « a généré une polarisation entre deux camps, notamment lors du premier tour » : l’uribisme et l’anti-uribisme. Au pouvoir entre 2002 et 2010, Álvaro Uribe a mené une politique extrêmement ferme à l’égard de la guérilla, sans trop de résultats.

Une fois arrivé au sommet de l’État, son successeur et ancien ministre de la Défense, Juan Manuel Santos, a finalement choisi de faire en 2016 ce à quoi Uribe s’était toujours opposé avec force : signer des accords de paix avec les guérilleros. « La principale critique adressée par ce dernier à son ex-dauphin est simple », analyse Erica Guevara. « Il aurait adopté une position trop laxiste envers les FARC pendant ces négociations. »

Crédits : Wikimedia

Témoin de la phase délicate dans laquelle le pays s’est retrouvé embourbé, un facteur explique en partie cette polarisation généralisée dans la société colombienne. Guevara explique que l’application des mesures sociales qui devaient œuvrer à la réinsertion des FARC démobilisés « a été largement insuffisante et a subi de très importants retards ». Ce peu d’empressement à appliquer les accords a inspiré la crainte que les ancien·ne·s rebelles reprennent les armes en constituant de nouveaux groupes armés ou en rejoignant des dissidents encore actifs.

En outre, la paix est également fragilisée par une série d’assassinats sanglants. Depuis novembre 2016, 627 civils et 137 anciens guérilleros ont été assassinés selon l’Institut d’études pour la paix et le développement (Indepaz). Les victimes de ces assassinats ciblés, qui ont entraîné des mouvements de contestation dans toutes les villes colombiennes, sont tant des défenseur·e·s des droits humains que des leaders syndicaux qui se sont élevé·e·s pour dénoncer la corruption ambiante.

De fait, après la signature, des centaines de guérilleros ont poursuivi en douce leurs activités de financement des FARC habituelles (exploitation minière illégale et narcotrafic) sans violence politique. À ce titre, selon les autorités, les effectifs de l’ELN sont passés de 1 800 à 2 300 membres entre 2017 et 2019. À ce jour, les groupes dissidents des FARC comptent d’ailleurs presque autant de combattant·e·s.

En sa qualité de nouveau dauphin d’Álvaro Uribe, Iván Duque a défendu durant sa campagne de 2018 un programme remettant en question certains points des accords de paix. Dans ses différentes critiques, il a proposé tout d’abord que le narcotrafic ne soit plus considéré comme un délit politique connexe, « lorsque celui-ci permettait de financer la rébellion ». Ensuite, il a suggéré qu’aucun·e représentant·e politique ne puisse désormais occuper de fonction publique « s’il a commis des délits de lèse-humanité».

Le président Iván Duque, lors de son allocution du 29 août 2019.
Crédits : Présidence de la Colombie

Ces mesures impliquaient de fait une modification de ce qui constituait « la pierre angulaire des négociations ». À noter que lors des élections de juin 2018, le taux de vote blanc n’a jamais été aussi élevé en Colombie avec 4,2 %. Pour Guevara, il illustre le rejet de cette polarisation par plus de 800 000 électeurs. « Je pense que les leaders du parti FARC espéraient un soutien plus important lors des élections », ajoute le politologue Gaspard Estrada, faisant référence aux mauvais scores du parti. « Si bien qu’aujourd’hui, les FARC sont surreprésentés par rapport à leur niveau de voix et, de ce point de vue-là, il y a une vraie difficulté. »

Ainsi, le 29 août, après la publication de la vidéo qui a fait trembler le pays, les têtes se sont tournées d’un même mouvement vers Iván Duque, guettant sa réaction.

Un sanglant retour en arrière

« À la suite de l’annonce faite par alias Iván Márquez et ses complices, je voudrais dire ce qui suit. » La fermeté dans les yeux d’Iván Duque n’a d’égal que celle de son message alors qu’il reprend : « La Colombie n’accepte aucune forme de menace, encore moins celle des trafiquants de drogue », tonne-t-il le regard transperçant l’objectif. Depuis le palais présidentiel Casa Nariño de Bogota, le président colombien annonce également avoir créé une unité spéciale pour « poursuivre ces criminels avec des capacités renforcées de renseignement, d’enquête et de mobilité sur tout le territoire colombien ».

Pour tuer dans l’œuf cette résurgence de guérilla, le président ne lésine pas sur les moyens. Il invite ainsi son pays, mais aussi la communauté internationale, à se joindre à l’effort de lutte contre les guérilleros. « Pour chacun des criminels de cette vidéo », Duque propose une récompense de 3 milliards de pesos (soit 780 000 euros) à toute information qui permettra de les capturer.

Dans la foulée, le haut commissaire de paix du gouvernement colombien, Miguel Ceballos, ne s’annonce pas surpris, car « malheureusement, ces personnes avaient, par leur comportement, déjà clairement exprimé qu’elles tournaient le dos à l’accord de paix ». À sa demande, la tête de chaque dissident·e présent·e dans la vidéo est désormais mise à prix à l’international.

En bonne superviseure de l’application du pacte, l’ONU, quant à elle, essaie de temporiser. Après avoir condamné l’annonce d’Iván Márquez et consorts, elle a assuré que l’ « immense majorité des hommes et des femmes » ayant autrefois fait partie des FARC continuaient à être « engagés en faveur de la paix ».

Plus d’un an après l’élection d’Iván Duque, certain·e·s – comme Erica Guevara – n’entrevoyaient que peu d’issues. Il était tout d’abord possible qu’Iván Duque laisse simplement dépérir la mise en œuvre des accords. Mais la probabilité qu’il ne prenne pas « ses distances par rapport à son entourage », qui compte toujours Álvaro Uribe, mais également « d’importantes figures de la para-politique la plus réactionnaire du pays », était plus grande.

Par ailleurs, le gouvernement actuel avait décidé d’enterrer les pourparlers de paix suite à un attentat en janvier dernier. Dirigée contre une école de police à Bogota, l’attaque avait été revendiquée par l’ELN et avait fait 22 morts. Pour Gaspard Estrada, ce retour aux armes d’une frange des FARC ne signifie toutefois pas la mort du processus de paix, de nombreux membres étant toujours présent·e·s au sein des accords de paix. « Toutefois, il met en évidence la fragilité du processus et à quel point il est important de le préserver », reprend-il. La réponse de l’État connue, le maintien de la paix en Colombie se fait plus fragile encore et chacun·e appréhende un peu plus un sanglant retour en arrière.


Couverture : Iván Márquez et les FARC-EP déclarent la reprise de la guérilla.